vendredi 25 mai 2012

Une discussion sur la merde.




K. Deveureux : Est-ce que c’est une incommodité scientifique de dire que la merde a son importance dans le diagnostic de nos humanités ? Selon moi, la merde renferme beaucoup de ressources que nous n’avons pas encore déchiffrées et je renvoie le lecteur réticent au nouvel ouvrage de Jonathan Safran Foer, Eating Animals. Foer procède à une digression sur les abattoirs de porcs. Il s’attarde sur les grandes quantités de merde qui imbibent les alentours de ces lieux d’abattage. Il est fascinant de savoir que si nous chutions dans ces piscines d’excréments à ciel ouvert, nous mourrions presque instantanément. Nous ne savons plus stocker ces excédents de matière fécale, du coup nous devons apprendre à vivre avec. Mais plus nous irons vers une forme d’élevage intensif, moins nous serons capables de résorber les problèmes afférents à la merde. Car il y a celle des animaux d’une part, et la nôtre d’autre part. On ne peut pas construire des fosses septiques dans les déserts urbains du Midwest. Je crois donc que la merde constitue la base d’une réflexion en ce qui concerne notre rapport à l’animal. Ce n’est pas spécialement le point que nous allons discuter (une constellation de sujets « merdiques » nous attend si j’ose m’exprimer avec autant de fantaisie), toutefois je souhaitais alimenter mon discours d’introduction par une sorte d’avertissement écologique de bon aloi.



K. Bouachiche : Il est évident que nous ne pouvons pas extraire de notre discernement la matière fécale de l'animalité grandissante. Nous savons bien que les vaches, par leurs rejets gazeux, nous plongent vers une descente aux enfers scatologiques irréversible. Le trou dans la couche d'ozone ne provoquera pas un assainissement de nos fosses septiques par un séchage de longue durée, mais au contraire il provoquera la rupture de ces bassins pour engager un déversement « tsunamiesque » vers nos villes. Nous avons tant de fois voulu refouler nos émotions, ne pas voir en nous la merde qui pousse hors du corps, qu'un jour nous serons fatalement confrontés à une vague immense qui nous submergera entièrement. Il s'agit bien là d'une métaphore, néanmoins une explication sociologique se détache dans cette volonté séculaire qui consiste à faire abstraction de nos déjections corporelles. Nous œuvrons dans une communauté humaine où l'apparence se fait reine et où la présence de la mort et de la maladie ne fait pas bonne figure. Cela nous le savons, mais poussée à son paroxysme, cette superficialité des corps nous entraîne vers une immortalité consciente et par conséquent nous faisons de la merde un déni.



K. Deveureux : À suivre votre propos, il y aurait comme un soubassement psychanalytique dans le stade « anal », à savoir un corridor psychique volontairement laissé en jachère par les médecins de l’âme. Peut-être que les enfants que nous avons été ont trop précocement arrêté de tripoter la merde. Ma petite nièce n’est pas devenue une mauvaise fille, pourtant je l’ai observée jusqu’à l’âge de dix ans en train de remuer ses besoins – d’abord dans son pot en plastique, ensuite dans la cuvette. Ses parents craignaient pour sa santé psychologique, mais j’ai lourdement insisté pour qu’ils n’interviennent pas dans les négociations anales de leur fille. Nous devons appliquer un libéralisme dans l’éducation de nos enfants, c’est-à-dire que nous devons les laisser découvrir par eux-mêmes les codes imposés par la société. Un stade anal qui se prolonge, ce n’est pas en soi une erreur, ce serait même un entraînement à la vraie analyse de soi, en l’occurrence un mélange de réflexion anale et de lisibilité accrue de la personnalité. Je fonde donc une nouvelle définition de l’Analyse : la compréhension autonome des fins dernières à propos de l’utilisation de la merde, accompagnée d’une verbalisation de soi en tant qu’être qui comprend ce que c’est que « faire ses besoins » en société. Ceci dit, je vous donne entièrement raison. De nos jours, la merde est un moment que l’on aseptise, tout comme on le fait avec la mort. Je crois par conséquent qu’il faudrait repenser l’architecture des toilettes, en revenir à quelque chose de plus collectif, un peu comme c’était le cas dans la Russie des goulags.



K. Bouachiche : Évidemment, nous avons totalement oublié les « commodités de la conversation ». Nous partageons bien volontiers un repas autour d'une table, on assimile la prise de nourriture à une attitude saine, à savoir que l’on apporte au corps le complexe nutritionnel nécessaire à son bon fonctionnement. Mais qu'en est-il des toilettes ? Que faisons-nous lorsqu'on souhaite exprimer un mécontentement physique ? On se cloisonne derrière des murs, on cherche un alibi pour se rendre à la selle, on camoufle et on bâillonne notre capacité à se donner du sens. Je choisis d'utiliser cette expression du « don de sens » car il est pour moi indéniable que la matière fécale et tout autre fluide corporel ne sont que les conclusions profondes de nos pensées inconscientes. Et je vais même plus loin, le soulagement que provoque l'évacuation de ces « déchets » est primordial quant à la compréhension de notre monde. Lorsque notre anus s'entrouvre pour laisser choir au fond de la cuvette un lourd paquet, notre esprit se relâche un bref instant, une pause se fait remarquer. Malheureusement, nous sommes seuls sur la cuvette et ce moment fugace d'ouverture ne sert à rien car le dialogue est sorti de nos toilettes. Il est affligeant de constater que ces instants si précieux dans la vie de tout homme doivent se vivre et s'expérimenter dans une solitude torturée.



K. Deveureux : Certaines personnalités extraverties ne rencontrent aucun souci de timidité lorsqu’il s’agit de se rendre à la selle. Ce sont des personnes qui aiment partager l’instant de la défécation ; elles ne craignent pas les moqueries, quoique je trouve ces rigolades déplacées car j’estime qu’un rire qui a pour objet un acte aussi banalisé que la vidange intestinale ne doit pas s’ériger en repère comique. C’est tout le paradoxe de la nature humaine : on craint de déféquer en public, mais on rit d’entendre autrui se démener pour atteindre à une discrétion souvent maladive. Cette crainte de la défécation est une situation courante dans les milieux universitaires. Si vous allez dans les cités universitaires, vous croiserez en pleine nuit des étudiants qui guettent toute la longueur d’un étage afin de savoir si une porte est sur le point de s’ouvrir. S’ils ne voient rien venir, ils vont vite aux toilettes. Ils veulent déféquer sans être entendus, sans être perçus. Ils redoutent le bruit et la fureur si chers à Faulkner, en d’autres termes ils redoutent le bruit de l’étron qui rejoint l’eau ainsi que l’odeur consécutive à ce relâchement – précisons quand même qu’un étron dur est moins odoriférant qu’une liquidité, mais le caractère de la dureté fécale est signe d’une absence de stress, ce qui est rarement le cas de ces jeunes gens qui patientent des heures entières avant de se vider. Ces postures maladives de la discrétion, qui sont parentes de la timidité, gâchent le moment du soulagement intestinal, et cela provoque à long terme des retenues de matière qui finissent par dangereusement embourber les structures de notre système digestif. A-t-on déjà vu des animaux mourir d’un cancer de l’estomac ? Ce n’est pas près de se produire, et je pense sincèrement qu’il n’y a rien d’impudique à signaler à notre entourage (familial ou professionnel) que l’on gagne les toilettes afin d’y faire un besoin conséquent. La société a récemment inventé le concept du « free hug », le fameux câlin gratuit. Dans cette perspective d’excitation des émotions humaines, j’aimerais que se mettent en place, au moins dans les cités universitaires et les entreprises de grande taille, des accompagnateurs spécifiques, des « free shitters » qui iraient faire caca en même temps que celui ou celle qui en ferait l’annonce. On aurait donc la création spontanée d’une discussion, voire d’un contrat social, et ceci au moment opportun où justement le corps se détend de ses quantités superflues. En effet, je ne crois qu’il y ait de moment plus justifié pour fabriquer une entente pacifique entre les hommes que le moment privilégié de la selle.



K. Bouachiche : Je rejoins pleinement vos propos. On doit considérer l’annonce publique d’une défécation imminente comme une simple réclame qui vante la bonne santé de l’annonceur. Avant d’affubler à nos excréments une morale frauduleuse et scrupuleuse, nous avons le devoir de repenser notre rapport aux déchets corporels. Dans l’ancien temps, les impasses servaient de toilettes communes, ainsi dans une posture accroupie nous scellions de façon sincère un contrat de confiance, un pacte de loyauté qui nous poussait vers une forme de solidarité peu commune. Nous ne pouvons qu’évoquer en guise d’exemple la cour du roi qui exprimait son allégeance à son souverain en assistant chaque matin à la production scatologique de celui-ci. Mais dès lors que ce partage fut interdit par une prétendue cause hygiénique et prophylactique, l’individualisme fut prononcé et décrété. Nous avons caché nos urinoirs et nos toilettes derrière des murs épais qui se définissent aujourd’hui comme une page blanche sur laquelle on laisse expulser de façon anarchique nos frustrations sociales, ces « descentes d’estomac » que nous ne pouvons plus augurer publiquement. Ainsi à la fin de la journée, lorsque la femme de ménage entre pour nettoyer, elle est dans l'obligation de faire ce constat amer d'une vision d'apocalypse merdeuse. On découvre des traces de doigts marron et puantes un peu partout sur les diverses cloisons, des flaques de pisse collantes et visqueuses au sol, des touches de bouses séchées et incrustées sur la cuvette, le tout se mêlant à des écritures compulsives et à des restes de papier hygiénique trempé qui dénotent l'empressement avec lequel on a remonté ses frusques de peur d'être surpris par une tierce personne en lâchant un bruit suspect. Au lieu d'exhiber nos vies futiles sur internet, nous devrions au contraire y exposer nos plus beaux étrons en guise de fraternité retrouvée. Nous occultons ainsi de façon rédhibitoire notre animalité et notre spontanéité. Nous nions fermement notre composition organique, ainsi nous contrôlons même nos envies vitales. Pourtant, n'éprouvons-nous pas du plaisir en expulsant une bouse trop longtemps contenue ? En réfrénant sans cesse ces nécessités corporelles, nous souhaitons réfuter la mort. Nous vivons ainsi dans l'illusion que nous sommes immortels et c'est pourquoi nous fuyons loin des incontinents qui ne peuvent plus dissimuler leurs besoins. Et lorsqu'un homme décide de quitter cette bulle, il le fait de façon désorganisée et brutale, et il ne peut que plonger vers une violence salvatrice. Nous fustigeons ce Mohamed Merah pour ses crimes odieux mais si nous avions seulement eu la capacité de l'accompagner dans sa mouvance scatologique et de sentir le vrombissement de rupture de son anus comme celui d'un barrage hydraulique, nous n'aurions pas en ce moment même l'occasion de nous offusquer de ses actes. Soyons réalistes et regardons en face la vérité qui réside dans l'anus dilaté de nos compatriotes.



K. Deveureux : Vous démontrez parfaitement le lien qui unit la vérité psychologique et le dispositif social qui entoure désormais la sphère des besoins naturels. Beaucoup d’auteurs ont écrit sur l’individualisme en recourant à des commentaires politiques, mais très peu ont compris que l’amour de soi se renforce à mesure que nous multiplions les cagibis privés tels que les toilettes, les boudoirs, les antichambres, etc. Pourquoi se cacher de ce que l’ensemble de l’humanité est obligé d’accomplir par nature ? Cette négation des forces biologiques fragmente l’évolution psychologique de l’espèce homo sapiens. La nouvelle définition de l’homme stipule qu’un citoyen intégré est une personne qui vit dans la peur de la mort et de la honte. En d’autres termes, la citoyenneté occidentale se traduit par une pulsion d’immortalité doublée d’un désir de nivellement moral où toutes les formes de salissure sont rendues invisibles. Le pire des châtiments devient donc le lit d’hôpital où l’on nous fixe parfois un drain intestinal qui aspire nos merdes. On remarquera que même si tous les visiteurs savent que le malade a un drain, ce dernier s’arrange quand même pour recouvrir sa disgrâce d’un drap blanc immaculé qui montre bien le contraste chromatique entre le Propre et le Sale. Mais contrairement à ce qu’on entend, la merde n’est pas impropre, elle est le propre de l’homme et il est urgent de requalifier notre rapport avec elle – pire encore, nous enfantons quotidiennement de la merde alors qu’il nous faut neuf mois pour produire un nourrisson, et le nourrisson en question saura très rapidement à son tour enfanter de la merde, bien avant de produire de la matière spermatique. Encore une fois, ce sont les artistes qui font office de précurseurs. Rappelons ici la mémoire de Piero Manzoni qui travailla à ses Merdes d’Artiste. Le principe était enfantin : Manzoni récupérait sa merde, en plaçait trente grammes dans des boîtes de conserve, et il en proposait l’achat au prix chaque fois actualisé de l’or. Ce geste attribuait à la merde une valeur alimentaire métaphysique, critiquant évidemment le consumérisme de masse, sans oublier le caractère férocement fluctuant de l’économie, capable donc de créer un degré luxueux de standardisation de la merde. Quoi qu’il en soit, la merde a aujourd’hui égaré son potentiel artistique car on s’empresse de la faire circuler dans les égouts. Pour rééquilibrer notre rapport avec elle, ma proposition est la suivante : construire des égouts sous forme de pipelines transparents en plein air où l’on pourrait observer le trajet de la merde. Car je crois sincèrement que notre manque d’aise avec la merde réside dans le trop fort degré d’invisibilité qu’on veut y associer.



K. Bouachiche : Un jour en 1982 à Indianapolis, j'ai été invité à participer à un happening de celui qui allait devenir mon amant, Césàrio Callero. Le concept de cette performance était d'inviter, à l'instar de Sophie Calle et de son lit, des gens à entrer dans des toilettes sonorisées. Chaque cabinet était équipé d'un haut-parleur qui diffusait le son du précédent participant et d'un micro enregistreur formant ainsi une formidable chaîne mêlant et mixant les sons de plaisir que les personnalités avaient éprouvés durant ce dur labeur. Césàrio avait lui-même compris les enjeux sociologiques essentiels à la bonne marche de la solidarité humaine qui gravitent autour de ce rite initiatique. Un anus qui s'entrouvre en compagnie d'un autre anus n'est que le pacte de confiance qui confère à notre race animale une part d'humanité. Dans le même ordre d'idées, la matière fécale a toujours été envisagée comme une expression de notre mécontentement patenté. Lors de la sortie en France de la toute première émission de téléréalité, les gens ont déversé des tonnes d'excréments de tout genre devant le siège de cette chaîne qui osait diffuser un tel programme. Il aurait été plus utile d'inviter les dirigeants de cette entreprise à participer à une ronde de défécation pour leur faire comprendre, durant ce bref moment de soulagement intellectuel, l'importance de leur engagement dans la déchéance à venir de l'homme. Il existe donc deux façons propres à chacun d'envisager la selle, pour certains il s'agit d'une source de compassion fraternelle, pour d'autres une forme de contestation pathétique qui ne résout rien mais qui, tout au contraire, renforce la position idéalisée de votre adversaire. Ainsi, je ne peux que revendiquer votre idée de pipeline, mais je pense toutefois que nous devons revenir à un système plus local : il ne faut plus envoyer en périphérie de nos villes nos déchets composites, nous devons au contraire les avoir en permanence à portée de vue. J'opterais donc pour des égouts transparents menant à des réservoirs translucides disposés au cœur de nos villes, avec un système de retraitement qui transformerait nos déchets si moraux en compost énergétique. Ainsi la nourriture si saine que nous voulons absolument ingurgiter ne pourrait plus être dissociée de nos expulsions corporelles. Nourriture, par ailleurs, qui alimente si bien l'illusion de notre immortalité. Aujourd'hui, en étudiant la sémiologie alimentaire, on remarque ô combien nous accordons de l'importance à des aliments artificiels corrompus par des packagings agressifs et ô combien nous avons en horreur les odeurs et déchets corporels ! Nous devons inverser le processus, nous devons considérer les selles et n’importe quelle autre de forme de scatologie comme les garants d'une nourriture plus saine pour l'esprit et le corps. Néanmoins, les réservoirs ne doivent en aucun cas être desservis de façon géographique, c’est-à-dire en suivant des préférences de lieux. Nous en avons déjà vu les effets si pertinents sur le système éducatif français. Ainsi les métros et tramways seraient des navettes prospères pour un brassage de la merde en toute bonne qualité. Ils auraient des galeries transparentes avec un système de réservoir comme les stations-services. Tout ceci accompagné d'une campagne publicitaire qui vante les mérite du « free-shitting » ou « free-poo ». Nous comprendrions donc que la merde et la pisse sont nos meilleures alliées dans une forme d'élévation culturelle et intellectuelle.

K. Deveureux : Votre prescription d’une merde portative me séduit. J’entends ici attribuer la qualité de « portative » à la merde de deux manières assez complémentaires : d’une part, penser la merde selon le modèle des transports en commun, c’est initier un principe cinétique de la merde qui va au-delà des trajets intestinaux connus, et c’est donc que la merde est « transportable » en plusieurs façons comme l’être se dit en plusieurs manières dans la métaphysique d’Aristote ; d’autre part, la qualité « portative » de la merde dans les transports en commun, si on appliquait cette idée, obligerait chacun d’entre nous à transporter de la merde dans ses représentations quotidiennes – sous-entendu : voir la merde, c’est penser la merde, en quoi je présume autant que vous que cet exercice de représentation scatophilisant engendrerait des résultats fort satisfaisants, ne serait-ce que parce qu’il est quand même préférable de penser la merde que penser de la merde. Quelqu’un qui discute dans le métro de ce qu’il a vu à la télévision la veille pense de la merde. Inversement, quelqu’un qui discute de ce que la merde fait dans les égouts de plein air se préoccupe d’un sujet grave, aussi gagne-t-il en consistance d’esprit. Il y a cependant un paradoxe à dire tout ceci parce que, si l’on aborde les choses logiquement, on ne devrait pas faire de la merde un sujet si complexe. La merde transite en nous, par conséquent je ne vois pas ce qui est dérangeant de la voir transiter ailleurs qu’en nous. Mais j’ai quand même une idée sur la merde qui pourrait expliciter les troubles moraux qu’elle cause chez ceux qui la craignent. En tant que telle, le parcours de la merde est connu. Les sages de Chine aimaient dire que l’herbe, un jour, se transformerait en lait. Si l’on poursuit cette sagesse de la métamorphose alimentaire, on doit en conclure que le lait, un jour, doit se transformer en merde. Les scientifiques ont établi des efforts incommensurables pour expliquer le phénomène de solidification de l’aliment, en l’occurrence le processus par lequel la nourriture se désagrège pour ensuite s’atomiser en une sorte de grosse ellipse puante qu’on appelle un « étron » ou du « caca » dans un langage davantage enfantin. Ce caca, qui fut en outre thématisé dans la poésie d’Antonin Artaud, suit un chemin qui mène à l’anus en zigzaguant dans le dédale intestinal. On ne peut pas intervenir sur ce cheminement comme interviendrait par exemple un gamin sur son circuit de petites voitures – le gamin peut ajouter un segment routier, mais nous, on ne peut demander à la merde d’attendre, ou plus simplement encore de faire un détour. La merde est donc une sorte d’individu archi-volontaire. Et si l’on est en droit de postuler des volitions pour la merde, c’est qu’on est en droit de reconnaître à la merde le droit de disposer d’elle-même, ce qui en dernière instance lui octroie une autonomie décisive. Les lois de la merde, en ce qui concerne sa volonté, sont impénétrables par la voie scientifique. Cela ajoute dans notre corps une présence mutante, à mon avis encore plus développée que l’autonomie organique. La merde est un organe en-deçà des autres organes car, contrairement à l’estomac ou aux poumons, elle doit évacuer tandis que les autres organes, eux, doivent impérativement rester dans le corps pour assurer et maintenir la vie. Autrement dit, la merde est un organe auto-constitué et redondant qui menace à tout moment d’entrer en conflit avec l’ensemble de l’organisme. On aimerait que notre estomac se reconstitue avec la célérité compositionnelle de la merde, jamais en manque de nouveauté. Car la merde peut être dure, grasse, liquide, etc., ce qui n’est pas le cas des organes qui demeurent plus ou moins stables jusqu’à ce qu’un cancer les menace ou jusqu’à ce que la vieillesse les dessèche. Aussi, plus encore que les organes, la merde est une chose qui se passe en nous, sans nous, et dès qu’elle sort, elle ne se passe qu’avec nous car nous avons honte de l’exhiber. Les hôpitaux courent après les organes quand les corps décédés ont fait un don, et l’on appelle au don d’organes. J’envisage donc un don de la merde car une telle donation réduirait le caractère honni de cette substance par ailleurs réutilisable en bien des occasions – jardinage, sculpture, attentat sur une autorité politique comme c’est le cas dans le film coréen The Chaser, etc. En un mot, je souhaite penser une territorialisation morale et politique de la merde, et je crois que c’est ce que nous avons commencé à faire ici dans notre discussion.

vendredi 23 mars 2012

Des vanités de l'Occident (propos pathologiques).


Nous avions écrit l’année dernière une liste de nos attentes pour le monde. Nous avions manifesté une joie cynique devant l’aggravation des maladies de l’Occident, parmi lesquelles nous recensions les meurtres familiaux et les attentats, autant de crimes nécessaires tant le modèle occidental s’étouffe sous la lourdeur effective de son individualisme. Car le déficit de la démocratie est bien celui-ci : la participation de tous engendre la perversité du singulier – on veut se démarquer coûte que coûte car on institue une démocratie qui s’inscrit dans la typologie oligarchique. En d’autres termes, l’homme démocratique souhaite s’imposer avant l’intérêt général de ce qu’il prétend servir. Aussi l’inutilité de l’homme civilisé devient de plus en plus évidente et Dieu, par suite d’une laïcisation formelle, n’est plus assez compétent pour éliminer les quantités négligeables de l’humanité – nous sommes évidemment nostalgiques des punitions que l’on croyait célestes, tel ce tremblement de terre de Lisbonne qui nettoya la ville en 1755. L’homme policé a tué Dieu mais il l’a remplacé par un panthéon autrement plus destructeur : la télévision et ses présentateurs. Les télévisions sont partout comme autrefois les croix surplombaient le lit des ménages. On critique l’érection des mosquées, la voix nasillarde d’un muezzin ou la phallocratie architecturale d’un minaret, mais que penser des temps de prière dont la scansion correspond au programmes télévisuels ? Il y a sans doute une sagesse plus féconde au cœur des sourates ; nous l’écrivons sans esprit de polémique malgré l’actualité propice à l’amalgame.

Conformément à nos idées sur les métastases occidentalistes, nous voudrions de manière très rétrospective et très prudente saluer les actions de Xavier Dupont de Ligonnès. Cet homme s’est définitivement exonéré de la pression familiale et nous nous étonnons que son geste ait suscité autant de réactions épidermiques. Pourquoi cet étonnement ? Puisque nous avons longtemps examiné les excès d’individualisme en Occident, nous sommes en droit d’être impressionnés par le paradoxe d’une foule qui juge péjorativement ce que pourtant elle ne cesse de défendre, en l’occurrence l’accès à la liberté absolue et à un minimum de responsabilités. Or qu’est-ce que la famille sinon l’obstacle libertaire et l’obligation ? Nombre de personnes gémissent au moment des fêtes de fin d’années parce qu’elles n’ont pas envie de se confondre en hypocrisies. Les estomacs se nouent, les nourritures sont mal digérées, mais les repas se font quand même. M. Dupont de Ligonnès a eu des motivations sûrement complexes, indiscutables en l’état, en revanche nous pouvons avancer l’hypothèse que son choix de vouloir vivre valide le soulagement d’une séparation, aussi violente fût-elle. Dans le cas contraire, cet homme aurait probablement opté pour le suicide. En outre, nous ne nous faisons aucune illusion sur la contenance des matières fécales de M. Dupont de Ligonnès ; les siennes sont dures et charpentées, celles des hypocrites sont molles et diarrhéiques. Les selles sont profondément épistémologiques, elles nous renseignent sur la psychologie des êtres vivants. Nous discuterons bientôt d’épistémologie fécale dans le détail.

D’un même geste, nous disions également il y a un an que l’Occident serait frappé dans son dos. L’affaire Mohamed Merah nous donne raison, et cette affaire n’est que la préfiguration d’un cahier des charges de l’horreur auto-fomentée par nos propres manières de vivre. La médiatisation excessive de ce personnage abject confirme l’idée que nous avons des représentations qui excitent l’esprit occidental. Au fond de lui-même, l’homme civil a trouvé dans ces attentats des matières excitantes, des sujets de conversation. Au fond de lui-même, donc, l’homme policé a regretté l’arrestation express du terroriste Merah, ainsi que son exécution consécutive après une trentaine d’heures de médiatisation exacerbée où des présentatrices débiles ont dit des choses tautologiques qui se voulaient intelligentes : « Trois détonations ont été entendues, trois détonations… Une (bruit de détonation), deux détonations (bruit de détonation), trois détonations (bruit de détonation) » [sic]. Nous ne citerons pas le nom de cette grossière abrutie car elle n’est qu’un élément de la machine cancérigène qui s’appelle la télévision.
Mohamed Merah est décédé d’une balle dans l’esprit, c’est heureux. On aurait espéré une pudeur bienvenue au lieu d’un tapage général qui a duré une dizaine de jours, octroyant au terrorisme des puissances iconographiques dont il n’avait pas besoin. Encore une fois, nous voulons dire que la télévision fabrique des calamités en plus de multiplier le génome de la crétinerie. On a vanté l’unité nationale, l’œcuménisme de rigueur et tant d’autres choses théâtrales, mais n’aurait-il pas mieux fallu répondre à ces absurdités par la mesure, c’est-à-dire par la pondération des discours et le laconisme des images ? Au lieu de cette sagesse, nous nous sommes vautrés dans le voyeurisme du deuil, l’inondation des idoles et le maintien d’une paranoïa maladive, soutenu par l’hyperbole – voyez ces magazines qui tirent des couvertures sur lesquelles on nous parle des « fous de Dieu ». Voyez encore le pathos de la destruction corporelle fêté dès le lendemain de l’accident d’autobus qui faucha vingt-huit personnes, et dont l’unique mise en exergue médiatique semblait concerner la curiosité des corps mutilés. C’est que l’Occident a besoin de ses cancers pour vivre. Le malheur insupporte quand il nous touche, mais il divertit quand il reste en périphérie de notre solipsisme. L’esprit de compétition s’apaise quand les effectifs diminuent, tout comme les psychologues de civilisation défendent « la continuité du vivre » lorsque les vraies réponses à « l’horreur du mourir » seraient dérangeantes si on en soutirait la réalité de la sève, à savoir que la poursuite du vivant n’est qu’une autre manière de prendre la place que les cadavres auront laissée vacante. C’est ce qui rend nos enterrements si pathétiques, nos attentats si politiques et nos crimes passionnels si révélateurs.
Or cette continuité dans le cancer généralisé de la société nous inspire un ultime cynisme. Nous espérons vivement que Xavier Dupont de Ligonnès refonde une nouvelle famille pour la tuer. Il deviendrait de la sorte le premier tueur en série familial, redoublant ainsi la pertinence de notre concept de défamiliarisation nécessaire.
Enfin, nous rappelons à nos lecteurs que nous militons pour l’archivage complet des religions humaines. La régression mentale de l’humanité empêche désormais une lecture salubre des grands textes, c’est pourquoi nous devons éviter que se créent des poubelles idéologiques dont la colonne vertébrale s’impliquerait dans la métaphysique d’une religion, quelle qu’elle soit. Ce n’est donc pas le terrorisme qu’il faut abattre, mais d’abord nos églises, nos mosquées et nos synagogues. Ces lieux de cultes doivent fournir des réflexions pour une réhabilitation urbaine, c’est-à-dire pour la construction de logements véritablement sociaux.
Messieurs Bouachiche et Deveureux.

lundi 12 décembre 2011

The Magical Negro.



Je n’ai jamais supporté la philosophie esthétiquement étroite qui affirme que les temps de grandes crises humaines sont faits pour que les œuvres d’art dispensent du bonheur. Cet argument étriqué se combat facilement lorsqu’on observe que les films d’horreur, par exemple, font de belles recettes malgré leurs propos destructeurs. Mais il est des phénomènes plus pervers qu’un film d’horreur, en cela que ce sont des manifestations d’abord fictionnelles mais qui mutent dangereusement en fictions utiles, c’est-à-dire en principes de « vie bonne », et par conséquent en modèles structurants. C’est le cas d’Intouchables, récente production française, qui reprend la base d’une histoire vraie pour se donner l’opportunité de restituer une science consciente du stéréotype. Et dans la mesure où le cliché a de beaux jours devant lui, on constate que des masses s’agglomèrent dans les salles obscures, se découvrant des dispositions pour des impératifs catégoriques tels que « je changerai mon regard sur les handicapés » ou encore, plus révélateur, « je ne penserai plus qu’un Noir qui s’occupe d’un infirme est un immigré qui a trouvé l’occasion d’un moindre mal ». C’est que, bien évidemment, tout phénomène culturel de masse devient incontestablement le fruit d’une récupération morale et politique, en quoi notre critique n’est que le prolongement de ce qu’on peut examiner depuis que ce film est sorti. Intouchables s’inscrit par ailleurs dans un récent contexte de plus-value de l’immigré-type, tel qu’on a pu le noter il y a peu avec les films Case Départ, Le Nom des Gens ou Il reste du jambon ?, et très actuellement avec l’affreux Hollywoo où l’apocope semi-comique du « d » final stipule en creux des manquements considérables malgré ses intentions démonstratives plus sournoises encore. Mais il en va logiquement de ces productions comme des facultés cognitives de ceux qui s’y sont investis, et nous n’irons pas plus avant dans ces commentaires puisque la postérité fera son travail d’assainissement esthétique à notre place. Reste qu’une hypocrisie s’entre-nourrit entre la production cinématographique et le public puisque nous voyons dans ces succès les prémisses d’un autre succès, outre de nobles raisons de traiter avec détachement et parfois avec une regrettable désinvolture la notion de différence, complétée par une médiocre tentative de reprendre quelques « trucs » d’une littérature de voyage qui aurait en cette occurrence bien besoin d’être lue pour ce qu’elle est vraiment. Le succès dont nous voulons parler concerne le premier tour des élections présidentielles en 2012 car de nombreux indices ne laissent plus aucun doute sur la présence de Marine Le Pen au second tour du scrutin. Que les choses soient claires : nous sommes déroutés de la percée du Front National, mais nous souhaitons mettre en évidence, indépendamment de quelques autres facteurs sociologiques patents, la responsabilité sous-jacente de ces films médiocres qui font ponctuellement les orgasmes de la bien-pensance.


Les cultural studies américaines ont thématisé ce qui a fait la grandiloquence morale d’Intouchables. On peut voir dans le personnage que joue M. Omar Sy, un homme remarquable par ailleurs, l’instanciation de ce qu’on appelle aux États-Unis le « magical negro », à savoir le Noir qui participe de toutes ses forces à la fonction positive du monde, suturant les discriminations et accentuant un discours axiologiquement épuré de toute malveillance. Le nègre magicien, pour en donner une traduction objective, fait acte d’une repentance qui ne se dit pas, en quoi il est le parfait jouet esthétique d’un public de Blancs hétérogène, en cela que ce public se compose aussi bien de petit-bourgeois coincés que d’extrémistes en puissance qui soutiennent que l’immigration est une maladie. En France, par-delà ce que stigmatise le personnage altruiste d’Omar Sy dans Intouchables, nous avons sédimenté le « magical negro » par quelques « magical Arabs », dont on ne comptabilise plus les médiatisations malheureusement gauchisées, et qui ne sont que des moyens sophistiques d’annoncer à la grande majorité de la masse que la France demeure une terre de possibilités et de réussites qui ne demandent qu’à être impulsées. Cependant le décalage est violent entre la fiction utile et l’utilité du concret, ce qui a tendance à créer des dynamiques perverses où les énergies apparentes s’inversent pour se transformer en énergies malfaisantes, quoique pas systématiquement dépourvues de bon sens. C’est ainsi que les millions de spectateurs d’Intouchables seront parmi les millions de votants de Marine Le Pen, car le nègre magicien ne se dit que dans les termes du cinématographe, c’est-à-dire dans la magie du septième art, assez loin de ce qui a lieu véridiquement dans le réel car il persiste au moins deux évidences : 1/ ce n’est pas demain qu’en France on verra la promotion d’une immigration selon des critères moralement informés ; 2/ ce n’est pas demain qu’en France on se soignera d’une auto-flagellation de l’immigré car le public aime trop les clichés, et il est dramatique que ceux-ci se transportent indifféremment d’une ontologie à une autre, en l’occurrence du virtuel au réel, sans plus d’interrogations que des promotions outrancières et les convictions d’une certaine philosophie du bonheur qui empeste les magazines légers ainsi que les émissions de télévision autorisées.


En fin de compte, que le public se satisfasse d’un film prétendument comique, c’est une bonne chose puisque c’est encore le moyen de garder les moutons au chaud. Mais que les partis politiques, tous autant qu’ils sont, puissent s’accommoder d’un discours à la même hauteur que le propos d’un tel film, c’est chose plus dangereuse, sinon le signe que nous avons ici ou là des « magical negros » qui font ce travail d’émerveillement propre au septième art, à l’image de Mme. Rama Yade qui joue de plus en plus la comédie, à tel point d’ailleurs qu’il devient difficile de ne pas la prendre pour autre chose que ce qu’elle est en vérité, à savoir une figure de style de la farce politique, jadis un rouage de résistance à la fascisation, et maintenant une raison de se rapprocher de Marine Le Pen parmi tant d’autres échecs de cette instrumentalisation chromatique dont nous aimerions tant qu’elle déguerpisse tellement l’immigrations a besoin de sérieux et non de comédiens qui gesticulent. De ce point de vue, qu’elle ait été dernièrement épinglée pour plagiat par un collectif philosophique n’en est que plus ironique, la philosophie étant peut-être ce qui peut encore nous sauver du marasme intellectuel, c’est-à-dire de la confusion des genres où il devient urgent de savoir parler d’immigration en dehors des sphères magiques de l’industrie divertissante ou de la société spectaculaire. Dans cette optique, il est tout aussi urgent de savoir parler de la différence, voire de l’intégration du « monstrueux » dans nos repères normatifs, de savoir la traiter sans faire appel à un gribouillage filmique comme c’est le cas avec Intouchables. Aussi nous terminons par une suggestion en orientant nos lecteurs vers le film Freaks, qui mériterait ses millions de spectateurs de même qu’une médiatisation réfléchie en cette époque de simplifications meurtrières où toute profondeur est susceptible de se faire accuser d’élitisme… lors même qu’une élite concrète gouverne déjà, avec ses avatars et ses cabotins.


K. Deveureux

samedi 17 septembre 2011

Réquisitoire contre la télévision.





Cet exposé veut avertir l’ensemble des publics des effets profondément néfastes de la télévision. Notre analyse ne s’inscrit dans aucune chapelle théorique, pas plus qu’elle ne poursuit un examen sociologique à la mode depuis environ une vingtaine d’années. Nous entendons reformuler le problème posé par la télévision à l’aide d’outils transdisciplinaires, comme la sociologie bien entendu, mais aussi la philosophie et l’anthropologie de l'homme cancéreux. Notre thèse affirme que la télévision va au-delà d’une contamination individualisée ; la télévision insémine une religion qui n’a pas de nom dans l’esprit des téléspectateurs, fidélisant les cerveaux et empêchant par conséquent la moindre intention de désobéissance civile. Le premier effet pervers du poste de télévision est donc celui-ci : il informe les gens avec une quantité abrutissante de données, toutefois il procède à la transmission des informations en suivant une crète morale rigoureuse dont l’équilibre garantit l’affaiblissement des énergies tout en excitant les opinions. Puisque l’information ne dépasse jamais vraiment le seuil de tolérance de ce que les gens sont prêts à intégrer, la télévision fait office de source incontournable car elle diffuse malgré tout des messages qu’elle seule peut concocter, trafiquer, en un mot mettre en scène. En se prétendant donc irremplaçable sans avoir à s’en justifier, la télévision étale son temps de parole comme une série ininterrompue de grandes messes dominicales. Une fois qu’un public est entièrement crédule, l’acte de changer de chaîne pourra se comparer à la souffrance d’un croyant qui est tenté par une autre croyance – il y aura parfois apostasie, infidélité provisoire ou athéisme sceptique, mais toujours la télévision trouvera un moyen de fabriquer des croyances adéquates afin de minimiser ses chances de perdre définitivement un « fidèle ». Car si la diversité des chaînes symbolise la diversité des religions, la télévision incarne le Premier Moteur de toutes choses.

En tant que telle, la télévision est saturée d’acteurs, de comédiens et autres nouveaux prêtres de la modernité. Orson Welles disait d’un grand acteur qu’il se caractérisait par un individu auquel il arrive de vraies choses. Par opposition, les fonctionnaires du monde audiovisuel ne sont qu’une pâte gélatineuse et très malléable, qui restituent le discours moral en provenance du Premier Moteur – ce Premier Moteur est en outre non identifié, sans attribut et dépourvu de concurrence ; il implique tout l’artifice du discours moral, toutes les pratiques de ses zélateurs, mais il est intouchable. Ces fonctionnaires sont donc des répétiteurs automatisés, mensualisés à prix coûteux, et de surcroît moins utiles qu’un véritable prêtre dans la mesure où ils n’utilisent leurs audiences qu’à titre de moyens. Un prêtre a au moins cet avantage qu’il considère en principe ses fidèles comme des fins.
La présence débonnaire du Premier Moteur est cruciale. En effet, comment expliquer que des personnes travaillent pour une entité qui n’a pas de forme organique ? C’est donc que parmi les fonctionnaires-prêtres s’articulent des hiérarchies où certains se sentent mieux investis que d’autres vis-à-vis des rapports possibles avec le Premier Moteur. En d’autres termes, on peut repérer parmi les travailleurs de l’audiovisuel des papes, des cardinaux, des évêques, des prêtres, et ainsi de suite jusqu'aux aides ménagers des monuments religieux. Nous devons définir plus précisément ces personnages et donner quelques exemples sans que nos listes ne soient exhaustives :

1/ Pape de la télévision : se dit d’un individu qui « est arrivé ». Il est l’interlocuteur privilégié des cardinaux qui souhaitent grimper le dernier échelon avant de connaître la totalité du discours moral - la Béatitude en un mot. Être pape, c’est être en accointance avec le Bien et toutes les manières de l’instituer. Si le Premier Moteur est inconnaissable par nature, le Pape est connaissable à la fois dans son image irréprochable (ou supposée telle) et dans ses actions – vouloir renverser ou critiquer un pape, c’est se condamner à devenir un iconoclaste, un scélérat ou un indésirable, et pas seulement dans le monde de la télévision. Par ailleurs, le Pape a acquis un tel niveau de respectabilité de la part de ses fidèles qu’il n’est plus réellement attaquable. Être pape, c’est donc encore le meilleur moyen de concrétiser ses arrangements, de renforcer sa puissance spirituelle et temporelle, et surtout de désigner ce que l’opinion a le plus tendance à rejeter dans le but de se rallier à un maximum de suffrages – il convient donc de suivre l’axiome suivant quand on fait de la télévision : « Tout mouvement politique déséquilibré comme les extrêmes sera de préférence ostracisé des discours ». Exemples de Papes : Michel Drucker, Jean-Pierre Pernaut, Michel Denisot (le moins influent des papes puisqu’il évolue sur une chaîne semi-payante, ce qui ne permet pas à sa religion particulière de se déployer avec toute la pompe des autres). Points communs : le Pape a donc un certain âge et son règne, le plus souvent, se termine à son décès. Ainsi, pour se débarrasser d’un Pape, il convient soit d’être un hérétique en priant pour sa mort, soit d’être un hérétique meurtrier en fomentant un assassinat. Jusqu’à présent, nulle tentative n’a été faite en ce sens, mais nous prévoyons que l’augmentation irrationnelle du charisme des Papes provoquera très bientôt des actions subversives de ce funeste acabit.

2/ Cardinal de la télévision : se dit d’un individu qui se soumet constamment à la volonté papale. Le cardinal écoute les paroles de la papauté et il en rédige les bulles par l’intermédiaire de ses actes publics. La position du cardinal peut s’avérer précaire compte tenu de la concurrence féroce. Il existe une authentique féminisation de la profession de cardinal étant donné que les femmes abusent de leurs atouts physiques pour se tailler une assiette socio-audiovisuelle. Ce sont le plus souvent des femmes non instruites qui n’ont bénéficié que d’obscures promotions, ou qui ont été « placées » selon le jeu des héritages. En tout cas, la position de cardinal est la plus exigeante de toutes : elle est à équidistance du rêve de l’accessit papal et de la chute au milieu d’un évêché dévalué. La cardinalité est en quelque sorte la classe préparatoire à la Papauté, ainsi il vaut mieux présenter une émission dans un studio parisien plutôt que se rendre célèbre dans des tournages provinciaux. Mais on a vu qu’à l’instar des Grandes Écoles de France, la cardinalité avait depuis quelques années inauguré des postes de cardinaux pour les minorités visibles (Canal Plus, par exemple, a donc fait croire que les Noirs et les Arabes bénéficiaient d’une superbe reconnaissance sociale dans notre pays). Exemples de cardinaux : Laurence Ferrari, Patrick Poivre d’Arvor (retombé au grade d’évêque alors qu’il était à deux doigts de devenir Pape), Nagui, Arthur, Alexia Laroche-Joubert (éminence grise), Jean-Pierre Foucault, David Pujadas, Julien Lepers, Claire Chazal, Nikos Aliagas (la plus spectaculaire des ascensions à ce poste), Marie Drucker (cardinalité immuable, profite de l’immunité du Pape Michel Drucker ; elle sera très certainement la première papesse de la télévision, d’autant qu’elle bénéfice d’affinités politiques inexpugnables). Points communs : les cardinaux gravitent régulièrement soit dans la présentation des JT, soit dans l’animation des jeux ; ils peuvent évidemment se révéler cumulards. Ils prouvent de la sorte leur capacité à diffuser la parole morale demandée en creux par les Papes, et imposée en puissance par le Premier Moteur. Il y a d’autre part une véritable mixité chez les cardinaux même si les femmes de ce groupe social ne brillent guère par leur esprit. Là aussi, on note que l’âge est plus ou moins de l’ordre de « la cinquantaine », sauf pour PPDA et Julien Lepers qui incarnent respectivement et ontologiquement la déflation et la stagnation.

3/ Évêque de la télévision : se dit d’un individu qui jouit d’une visibilité morale mais qui souffre d’être transféré d’une chaîne à l’autre, ou d’un horaire à un autre. Cela étant, son transfert est tout de même la preuve d’une incontestable réussite, et tout évêque peut évidemment atteindre l’état de cardinalité. Les profils des évêques sont variés bien qu’ils aient pour la majorité réussi leur parcours grâce aux « réseaux » qui comptent. L’évêque est un personnage déterminé, souvent vorace, et il fera preuve d’injustice si un mauvais comportement peut passer pour une bonne action au détriment d’un autre évêque (ou pire, d’un prêtre). Il existe au sein des évêques des personnalités non ambitieuses qui ont reconnu qu’elles n’avaient définitivement pas la carrure pour se faire cardinal. Ce sont en général des personnes qui ont la certitude de ne plus redevenir prêtre – en effet, rares sont les évêques à descendre d’un échelon, ce qui fait que le statut d’évêque apparaît dans le métier comme le plus indolent de tous. Malheureusement, du fait de la domination des Papes et des Cardinaux, les évêques essuient de nombreux caprices et de considérables jalousies, ce qui ne les aide pas à faire la part des choses entre la religiosité de la télévision et l’existence du monde empirique. Être évêque, donc, c’est avoir un bonheur irrégulier malgré l’argent, et beaucoup de soucis ponctuels. Exemples d’évêques : Laurent Ruquier (passé tout récemment de cardinal à évêque, mais une victoire du PS en 2012 le propulserait de nouveau vers la cardinalité), Frédéric Taddéi (évêque à vie), Nelson Monfort (évêque de complaisance), Laurent Luyat (évêque indolent qui a érigé la médiocrité du commentaire sportif au rang de catégorie aristotélicienne), Jean-Marc Morandini (historiographe de la religiosité, sorte de moine copiste), Vincent Lagaf (allégorie de l’évêque pitoyable et pathétique), Marc-Olivier Fogiel (on le promettait pape mais il n’a pas su jouer de ses réseaux quand cela aurait compté), Valérie Damidot (personnalité manipulatrice dont les rondeurs sont intrumentalisées afin que la ménagère s'identifie), Jean-Luc Reichmann (sera bientôt cardinal s’il reste à TF1), Ali Baddou (promotion récente, vient d'obtenir son Habilitation à Diriger des Recherches), Benjamin Castaldi (hybride évêque/cardinal, n’a pas encore défini sa position aux yeux des fidèles mais personne ne serait surpris de le voir bientôt cardinal), Frédéric Beigbeder (évêque multiformes et pervers polymorphe, incarne la propagation ontologique en vertu de sa faculté d’imposer une reconnaissance accidentelle due au déterminisme social – il est donc promis à la cardinalité dans une dizaine d’années, ce qui viendra lorsqu’on lui décernera forcément un Prix Goncourt), Alessandra Sublet (déception immense car elle était une humble prêtresse autrefois), Christophe Dechavanne, Julien Courbet, Patrick Sabatier, Patrick Sébastien (un déçu qui sait que la cardinalité sera difficile, néanmoins ses efforts pour y parvenir sont en même temps louables et pathétiques), etc. Points communs : par leur nombre, les évêques sont logiquement indiscernables ; ils peuvent se remplacer l’un l’autre sans vraiment que l’on s’en aperçoive, sauf si l’évêque est sur le point de toucher à la cardinalité.

4/ Prêtre de la télévision : se dit d’un individu « commençant », souvent diplômé et excellent connaisseur des « réseaux » qui comptent. Le prêtre est donc une personne qui a obtenu un diplôme (nous ne discuterons ni la valeur de ces diplômes, ni du problème de la reproduction des élites) et qui a pu être « poussé » par une connaissance familiale ou amicale – en l’occurrence soit par héritage, soit par intérêt, rarement par vocation. Bien entendu des prêtres prolétaires existent car ils justifient de la moralité de surface de ce petit cosmos refermé sur lui-même qu'est la télé. Si tout fonctionnait par le biais du réseautage, alors l’Église ne serait plus crédible et plus personne ne voudrait apprendre à devenir un prêtre, ni ne rêverait, pourquoi pas, de devenir un jour un Pape. Le prêtre instancie par conséquent le meilleur objet transitionnel pour faire croire au téléspectateur crédule qu’il a parfaitement réussi ses examens de première année en théologie audiovisuelle. Si bien que le prêtre se doit de représenter un idéal pédagogique (le diplôme), un idéal physique (la bonne présentation ou image du petit ami modèle/petite amie modèle), et enfin un idéal de totale obéissance (la probité, qui sert de modèle/patron aux enfants qui veulent ressembler à ces personnages). Il est en outre impossible qu’un prêtre ne dise rien sur un Pape. Un prêtre, que ce soit publiquement ou en coulisse, se prononcera toujours positivement sur un Pape. Le prêtre, malgré sa position de « rookie », justifie toute l’articulation de la hiérarchie religieuse du monde audiovisuel. Sans les prêtres, il n’y a pas de liturgie et de prosélytisme, ni de croisades contre les extrémismes. Exemples de prêtres : Cyril Féraud (le « minet » prêtre paradigmatique, véritable génie pour faire un pont entre la prêtrise débutante et les seniors), Raphaël Enthoven (le « philosophe de service » malgré lui, qui a rallié à sa cause première des causes efficientes comme le tout nouvel impétrant en théologie Ollivier Pourriol, Vincent Cespedes, et plus discrètement Géraldine Muhlmann, à moins que ce ne soit l’inverse, sans oublier Michel Onfray etc.), Fabien Namias (exclusivement le fils de Robert Namias, absolu représentant de l’héritage automatisé dans son système bien huilé), Mouloud Achour (dont l’avenir sera compliqué en cas de persistance du sarkozysme – précisons ici que la religion télévisuelle va de pair avec l’instrument politique ; il n’y a pas de laïcisation entre la télévision et la politique, les deux instances y allant de leurs hiérarchies concurrentielles mais savamment complémentaires), Natacha Polony (qui a monté les échelons très graduellement en multipliant ses interventions auprès de l’évêque Taddéi), Audrey Pulvar (ancienne de l’évêché et qui n’y reviendra plus sauf en cas de victoire du PS en 2012), Arielle Boulin-Prat (une incroyable constance dans la prêtrise, mais en même temps une incroyable rhétorique de la morale didactique), Hervé Mathoux, Jean-Michel Apathie (restera éternellement un prêtre à cause de son parcours scolaire tardif, preuve de sa lenteur à assimiler les indices de la bi-présence Premier Moteur/Politique, ce qui explique en fin de compte son désir de commenter la politique à satiété, en somme son désir de comprendre le fait religieux dans sa plus pure authenticité), Carole Rousseau, Estelle Denis, Éric Naulleau (probablement hérétique mais a cependant montré des efforts en prenant la plus petite des églises qu’on pouvait lui offrir), Mélissa Theuriau (seul un divorce avec Djamel Debbouze pourrait recapitaliser son potentiel à l’évêché), toutes les présentatrices de I Télévision qui s’apparentent davantage à des « starlettes » qu’à des professionnelles, etc. Points communs : jeunesse relative voire adolescence tardive (adulescence), ambition démesurée, souffrant de pleonexia pour reprendre une terminologie d’Aristote dans Éthique à Nicomaque. Conséquence : les prêtres ne préparent aucunement une éthique du vivre-ensemble et de la justice, ils échafaudent la constance des publics pour perpétuer la morale hypocrite du Premier Moteur. Les prêtres sont donc les premières personnes dont il faudrait se débarrasser pour assainir la nécrose spirituelle qui touche la France. Peut-être alors pourrait-on envisager une sincère désobéissance civile.

Cette typologie ne va pas jusqu’à se préoccuper des vrais « ouvriers » de la télévision, qui sont ceux qui souffrent les pires atrocités morales (William Leymergie, que nous n’avons pas classé, s’est démarqué en tant que diffuseur public de l’atrocité d'après certaines rumeurs). Cependant, cette typologie doit aider le lecteur de bonne foi à entreprendre en lui-même les modifications fondamentales qui pourront nous conduire vers une vie de l’esprit retrouvée. Tant que la télévision habitera les logements de France, le pays s’enfoncera dans l’obscurantisme et la lobotomie. La laïcisation de demain consistera en une séparation franche de la télévision et des téléspectateurs. L’audience de la télévision doit procéder à sa métamorphose ovidienne réussie, à savoir qu’elle se doit de devenir spectatrice de la vie au lieu de se prosterner devant le simulacre télévisuel. Car, dans le fond, qu’est-ce que la télévision sinon l’habile structuration d’un monde factice où les religieux se congratulent mutuellement tout en accentuant la facticité du lien de leur monde avec le nôtre ? C’est qu’on ne mesure pas suffisamment l’outrecuidance de ces émissions de télévision qui traitent de… l’histoire de la télévision ! Si l’on veut se préoccuper d’histoires factices, nous conseillons au lecteur de bonne foi de se mettre entre les mains un bon roman (c’est-à-dire non chroniqué à la télévision) et de jeter par la fenêtre sa télévision. Quand les postes de télé joncheront les trottoirs et les décharges, alors nous serons parvenus aux prémisses d’une désobéissance civile vérace. Et pour ce faire, nulle violence sinon la violence envers soi. Les gens de télévision sont comme les sophistes : si personne n'écoute leurs discours, alors le sophiste meurt en son principe.
De toute évidence, cette typologie annonce les préliminaires d’une méthodologie que les publics devront s’approprier et affermir. Il est conseillé de garder sa vigilance dans les milieux connexes de la télévision : littérature contemporaine, radio, cinéma français d’héritage etc. Les tentacules de la religion sont effectivement infinis, en quoi il est urgent de les sectionner à la racine puisqu’il est impossible d’en repérer le bout. Que nos propos, néanmoins, ne soient pas déformés : nous n’appelons pas à l’assassinat des Papes, mais nous les avertissons qu’une sédition à leur encontre ne serait aucunement surprenante compte tenu des valeurs épouvantables qu’ils transmettent.
Enfin, un certain nombre de remarques éparses s’imposent, car elles vont aider le lecteur à mieux se figurer le cancer télévisuel que nous voulons éradiquer. De ce point de vue, notre seconde thèse n’est pas moins accablante que la première : nous affirmons que la télévision est la cause sous-jacente de quelques cancers généralisés, notamment les cancers du cerveau et de l’estomac (le cerveau car il se ramollit au contact de la télévision, l’estomac car il subit des aigreurs à cause des discours ultra-moraux de la télévision). Notons que mourir d’un cancer de l’estomac est une preuve d’intelligence : un estomac où les tumeurs ont métastasé prouve que le cancéreux n’en pouvait plus de ce qu’on lui donnait à voir ou à entendre. En revanche, un cancéreux du cerveau s’est enfoncé dans l’abrutissement ultime qui l’a conduit à une agonie abominable. Encore une fois, nous fondons notre propos sur des intuitions vives, car il n’est pas question de faire de tous les cancers de l’estomac et du cerveau des effets des nombreux contacts avec le poste de télévision. Revenons donc à la promesse de nos remarques désordonnées :

- Redevance télévisuelle : impôt religieux et organe d’asservissement. Le fait de payer cette taxe signifie en creux que la parole télévisuelle pourrait éventuellement être de qualité, ce qui est un raisonnement fallacieux.
- Séries télévisées : les seuls programmes qu’il faut sauvegarder car ils sont l’institution d’une base de l’esprit critique (sauf les séries françaises). Cependant, il ne faut plus les regarder à la télévision, mais les télécharger ou les acheter pour les voir sur ordinateur.
- La publicité fonctionne comme une grande base de revenus de la religion télévisuelle. La bonne parole du Premier Moteur favorise l’abâtardissement, ce qui oriente le téléspectateur vers une obéissance passive devant les publicités. Du reste, zapper provisoirement pendant une publicité, ce n’est pas quitter une religion, mais c’est donner une chance à une autre chaîne de rendre crédule un téléspectateur désireux de se convertir (souvent désireux d’une telle chose sans s’en apercevoir). Mais zapper pour revenir au programme interrompu, c’est la preuve ultime de sa croyance.
- Il va de soi que la rediffusion des émissions de télévision sur internet est un fléau. D’autre part, si l’on souhaite revoir sur le « web » une émission que l’on a déjà vue sur la télévision, c’est que l’on incube un cancer du cerveau très probable.
- Le « Zapping » est un « zapping » de croyances. Il est l’un des pires outils de propagande du monde audiovisuel.
- Les programmes du samedi soir sont régulièrement les plus religieux. C’est le samedi soir que la psychologie humaine est prête à se convertir. Les couples qui répètent les soirées télévision en fin de semaine devraient immédiatement divorcer ou jeter leur télévision par la fenêtre.
- La téléréalité est un sophisme. Elle est une « boîte à bac de théologie » qui ne cherche qu’à fidéliser des téléspectateurs tout en recrutant de temps à autre un prêtre vecteur de la banalité humaine. La téléréalité, ainsi, veut fonctionner comme une immense machinerie financière, mais elle n’est en définitive qu’un succédané de la psychologie des foules. Par contre, la téléréalité, à force de creuser toujours plus profond, risque d’augmenter le nombre de cancers de l’estomac, ce qui peut in fine accroître le coefficient de lucidité des croyants. Toutefois, les inconditionnels de la téléréalité vont sûrement mourir d’une attaque cérébrale car un cancer serait pour eux un trop long processus du simple point de vue pathologique – le cancer prend du temps pour se développer alors que l’attaque survient sans prévenir.
- Le doctorat de théologie audiovisuelle des nouveaux prêtres demeure flou dans ses UE (Unités d’Enseignement). Apparemment, on dirait que la religion télévisuelle se répand dans les Grandes Écoles, ce qui nous fournit un indice non négligeable sur les lieux que la sociologie doit de nouveau remettre en question. Pour le moment, il n’existe pas d’examen ritualisé comme le baccalauréat, certainement parce que les prêtres veulent garder le secret de leur intronisation finale.
- La télévision est un des pires lieux de discrimination physique. Le physique prime sur le cerveau, mais quelque part cela est logique dans la mesure où la répétition de la parole du Premier Moteur n’implique aucune capacité intellectuelle. L’effet pervers, c’est que l’absence d’utilisation de la masse cérébrale chez les fonctionnaires de l’audiovisuel les dispense d’un cancer foudroyant - nous entendons par là que leurs cerveaux ne sont pas même passifs, mais ils sont complètement confondus dans le Premier Moteur, sorte de protection mithridatisante pour l'ensemble du personnel télévisuel. Ceux qui partent d’un cancer sont bien souvent les hérétiques qui se cachaient ou qui résistaient devant toute cette médiocrité puante (saluons ainsi Alain Gillot-Pétré, Yves Mourousi et Patrick Roy, qui incarnaient les derniers reliquats de morale réelle dans le ventre du Premier Moteur, et plus spécifiquement dans le ventre de TF1). Naturellement, à partir d’un certain âge, la mort par cancer ne compte plus. Pour se prétendre hérétique, il faut contracter un cancer avant d’avoir atteint un certain âge – encore à déterminer dans notre étude.
- Les jeux télévisés sont un apprentissage de la cupidité et de l’abrutissement consenti de la raison humaine. Julien Lepers ne doit pas faire illusion car son jeu dépend moins d’une intelligence vive que d’une faculté d’avoir révisé ses classiques. Lepers met donc en exergue une majorité de candidats qui savent qui a écrit La Critique de la Faculté de Juger mais qui ne l’ont jamais lue, et ne la liront probablement jamais.
- Ce point sur la philosophie du jugement kantienne pour interroger la recrudescence de « philosophes » de métier à la télévision. Le fait que ces gens-là n’aient pas continué leur rôle de professeur (ou le continuent à côté), peut révéler deux choses : 1/ Qu’ils ont accepté de devenir des religieux car cela payait davantage qu’un salaire d’enseignant au lycée ou à la fac. 2/ Qu’ils continuent (pour ceux qui continuent) à enseigner afin de se prémunir d’un cancer. Mais ceux-là devraient faire attention : ce statut hybride du philosophe médiatique est, nous le pensons, la meilleure rampe de lancement pour un cancer de l’estomac ou de tout autre organe du système digestif.
- La présence d’animaux domestiques sur quelques plateaux de télévision sert d’outil d’identification avec les « bonnes familles crédules » des programmes du soir. Ces familles se retrouvent devant la télévision quasiment tous les samedis de l’année, cela est logique. Ces familles connaissent aussi les tenants et aboutissants de la chimiothérapie, ou alors elles les connaîtront bientôt.
- Les extrémistes qui se disent rebelles (électeurs du Front National ou du Front de Gauche) et qui se plaisent (surtout les premiers) à dénoncer un relatif « enjuivement » du milieu télévisé, sont la plupart du temps les meilleurs fidèles de la religion audiovisuelle. En effet, comme ils n’ont rien dans l’esprit, ils se mettent des références télévisuelles en tête afin de se construire des sujets de conversation.
- Le sport télévisé est un affreux piège de fidélisation. Nous conseillons les « streamings » de qualité pour lutter contre ce fléau.
- Ceux qui ne regardent pas la télé ou qui la regardent à dose homéopathique ont des chances de souffrir de dépression au travail, leurs collègues ne cessant pas de parler de ce qu’ils ont « vu à la TV ». Le pire de ce constat sociologique, c’est que ceux qui possèdent les places les plus attractives dans les entreprises sont rarement les plus ignorants en matière de culture télévisuelle, donc en matière de culture religieuse.
- Les autodafés sur tous les magazines religieux qui intensifient l’existence du Premier Moteur sont vivement conseillés. Le problème principal de ce type de magazine, c’est qu’il fonctionne comme une trace tangible de la religiosité dans le quotidien des consommateurs quand ceux-ci ne regardent pas la télé. En corollaire, les magasins de télévisions doivent être plastiqués.
- Un être humain qui ne sert strictement à rien, c’est un être humain qui travaille et qui pense, en se rassurant, qu’en rentrant il va pouvoir retrouver son programme favori. Ce phénomène, parmi les chômeurs, peut être la cause première de l’état de chômage.

Le lecteur a l’autorisation de continuer cette liste non exhaustive de remarques. Nous ne faisons qu’impulser un mouvement révolutionnaire d’ampleur non violente. La fin de la télévision fera revenir parmi le monde les génies d’hier, qui sont écrasés par cette religion pesante. Car nul génie ne se complaît plus d’une fois dans une émission de télévision. Dans le cas contraire, c’est que c’est un génie cupide, et la télévision devrait les surveiller car ce sont eux les premiers qui voudront organiser un attentat au sein de ce monde privé, mais paradoxalement hyper-public. Le génie cupide est un non-prêtre qui souhaite brûler les étapes.

Bien cordialement à vous,

Khalid Bouachiche, Konstantinos Deveureux.

lundi 15 août 2011

Après l'indignation molle, la révolte vérace.



Le ralentissement de la raison causé par la période estivale ne nuit en rien à l’exercice de la faculté de juger. Nous avons pris acte des émeutes londoniennes. Il nous a paru essentiel de réagir, mais seulement une fois les esprits apaisés. Nous avions indiqué il y a plusieurs mois deux points cruciaux ; nous les restituons selon l’ordre chronologique où ils ont été évoqués : 1/ Les banlieues françaises n’ont pas été soutenues par la politique de la société civile malgré les mouvements qui les ont secouées depuis environ les cinq dernières années. Les jeunes de banlieue vivent en étant amputés de certaines références, comme par exemple l’existence des Universités – très souvent, les lignes de bus ne rejoignent même pas les centres urbains quand on vit dans telle ou telle cité. De ce fait, ils expriment une colère en ne sachant pas toujours frapper aux endroits douloureux. En d’autres termes, les émeutes françaises sont moins néfastes pour ceux qui sont supposés être visés que pour ceux qui sont susceptibles d’être comptés parmi les contingents rebelles – c’est le serpent qui se mord la queue en croyant qu’il passe à l’offensive. En somme, la banlieue n’a pas un plan efficace pour manifester, et nous ne leur conseillerons pas de se syndicaliser (eux ne seront pas assez bêtes pour s’inféoder à un mécanisme qui prend possession des grèves pour mieux les contrôler). 2/ Les lycéens, à l’automne 2010, ont parlé de « faire la révolution » avant de sagement retourner étudier. L’étouffement du mouvement parisien a été particulièrement drôle à nos yeux. Comme d’habitude les « grands » lycées ont fait semblant de relancer un communisme sartrien (en l’occurrence un non-engagement politique), tandis que les autres ont profité d’un effet boule de neige pour relâcher pendant un moment la pression sociale d’une année de Terminale – passé la Toussaint on n’a plus rien vu, et le Baccalauréat a atteint en juillet dernier des taux records de réussite avec les contextes que l’on sait. On voit donc parfaitement le contraste entre deux jeunesses :




- La jeunesse des banlieues qui manque de moyens pour agir, mais qui manque aussi d’intelligences pour faire perdurer les actions (y compris les plus violentes).
- La jeunesse « bohême » qui s’invente des révolutions en ignorant la première jeunesse, celle qui compte car la plus énergétique pour la démocratie. Le lycéen de Paris, pourvu qu’il fasse son rebelle en semaine et qu’il aille à la piscine des parents en fin de semaine, sera satisfait.

Nous appelons ainsi la jeunesse banlieusarde à réinvestir le plan d’action des émeutes. Ce qu’il faut bousculer, ce sont les lieux où se dégagent les perfidies d’un système qui déguise l’aristocratie reproductrice en égalité des chances. Les émeutiers doivent impérativement assiéger nos « grandes » Écoles et toutes les structures afférentes à ces réseaux de formatage. Un pays ne peut pas avancer sereinement en pratiquant deux vitesses trop distinctes. Ce sera bien pire dans une ou deux décennies si la jeunesse des banlieues ne pratique pas bientôt sa révolution initiatique. On se dirige peut-être vers un soulèvement deux fois plus infernal que celui de Londres si la gouvernance française continue à masquer le fond du problème. Une action politique intelligente serait de vraiment commencer par faire fusionner les grandes Écoles et les Universités. La simplicité de la solution est souvent l’apanage d’une résolution causale plus vaste. Appelons cela le « courage de la vérité ». Nous avons prévu beaucoup d’événements depuis le début de nos réflexions, aussi nous prenons nos lecteurs à témoins en cette date symbolique du 15 août pour qu’ils se souviennent de ce que nous avons écrit lorsque tout cela arrivera sur la scène historique.






K. Bouachiche, K. Deveureux






* en photo : un exemple d'indignation molle à l'ENS rue d'Ulm.

vendredi 22 juillet 2011

Prothèses de la tête.



Cher collègue,

Vous décrivez ce que j’appelle les esprits de la prothèse, à savoir les pouvoirs cérébraux qui ne savent plus fonctionner sans la duplication d’une identité numérique. C’est ainsi que les personnes s’inventent une réalité meilleure sur les réseaux sociaux, se définissant selon les intuitions d’attente des autres candidats à la prothèse virtuelle. Et comme nous vivons une période où « ne pas se prendre la tête » tient lieu de sagesse, cela impose une déréalisation intellectuelle de l’ère numérique, mais qui ne fait que redécouvrir autrement un phénomène déjà ancré dans la vie sociale de tous les jours. La « déprise » de sa tête est un double retranchement : d’abord une décapitation des pouvoirs de tenir une conversation, ensuite l’abattement des facultés d’utiliser les nouvelles technologies avec pertinence.
Cette situation est très dérangeante car elle met en évidence une définition de la normalité qui ne présage rien de joli. Ici, il faut peut-être remettre dans la mémoire du lecteur que la notion de normalité a été philosophiquement formalisée par Auguste Comte dans le but d’impulser la théorisation de l’homme biologique et social. Dans le Cours de Philosophie Positive, Comte construit une image de « l’homme normal » qui, dans sa méthodologie, fonctionne comme une abstraction. Il s’agit d’un point de repère qui vise à épaissir notre observation de certaines régularités (la normalité au sens générique) afin de mieux appréhender les accidents des séquences normales (les pathologies). Le « type normal » façonné par Comte valide une fréquence de phénomènes qui sont subjectivement reconnus par l'ensemble de la population pensante. Si je devais fournir un exemple concret de cette méthode, je dirais par exemple que les blondes sont réputées pour être des idiotes ("type normal" d’idiotie des blondes), et que cette abstraction de normalité nous encourage à percer à jour les blondes intelligentes (possiblement la fausse blonde pathologique). L’enjeu, c’est de savoir expliquer les variations quantitatives d’un segment de la vie sociale pour éviter les erreurs de jugement quand on rencontre un seuil de modificabilité important dans tel ou tel phénomène. C’est la raison pour laquelle une intelligence généralisée de la blondeur féminine nous interpellerait si elle arrivait un jour. Puisque nous avons subjectivement intégré que les blondes sont souvent des femmes précieuses et ridicules, nous agirions très vite sur nos catégories ontologiques si le phénomène tendait subitement à s’inverser. En d’autres termes, Comte, en créant l’abstraction d’un « type normal », nous incite à anticiper l’excroissance pathologique de la normalité.

La normalité arrête le désordre du pathologique en un point donné de la vie sociale. Avant que les réseaux sociaux ne viennent s’incuber dans les esprits faibles (population non pensante, qui ne se prend pas la tête), il était normal de tisser soi-même ses relations, et cette activité pouvait prendre du temps. L’homme, avant les réseaux sociaux, était un être davantage nomade. Nous vivions alors comme des araignées sociables alors que maintenant nous avons un comportement de mygale traquée. En outre, la définition de la normalité de l'ancien jeu social nous aidait à repérer les écarts pathologiques comme le repli sur soi (il ne saurait exister aucun sage solitaire) ou encore l’érotomanie. Ce qui ne va plus, je le faisais remarquer, c’est que les mygales que nous étions ont perdu de leurs forces parce qu’elles se retrouvent traquées. Non seulement les réseaux sociaux imposent une forme de repli sur soi (l’hyper-gestion de son profil), mais aussi l’érotomanie (on veut que tout le monde nous aime). Le règne animal des humains d’Occident est malade et il n’est pas prêt à faire l’inventaire courageux des nouveaux types de normalité. Ce règne animal se dit que les modes sont normales, ce qui affranchit les réseaux sociaux de toute critique substantielle. Cela favorise la présence d’un écosystème cancéreux où les gens s’ennuient de vivre et craignent de perdre les privilèges de leur double numérique. On peut avoir le cancer en vrai et le cacher sur un réseau social, mais c’est une entreprise de dissimulation vouée à l’échec car un décès, sur un réseau social, se définit dès lors que l’utilisateur n’a plus donné signe de ses connexions pendant un certain temps. Cinq semaines de déconnexion (équivalentes à cinq semaines de congés payés) ont toutes les chances d’être un acte de décès. Pour les professeurs comme nous qui sommes régulièrement en vacances, il faut attendre dix semaines hors des réseaux sociaux pour stipuler d’une mort très vraisemblable.

Ces applications de la philosophie positive de Comte nous aident à faire sortir le concept de normalité de son carcan intellectualiste. C’est la base de l’expérience de la vie quotidienne qui m’indique le champ d’investigation que je suis en train de suivre.
Pour reprendre donc le cours de ma réflexion, je dirais ceci : l’époque contemporaine gratifie les rébellions (mensualisées de préférence, telles les féministes qui jouissent d’une situation sociale privilégiée) tout en étant friande de normalité. La médicalisation à outrance prouve le fondement de mon propos. Plus une société est disciplinaire ou biopolitique, pour suivre le raisonnement de Foucault, plus la normalité et la performance existent. La discipline du comportement professionnel dans le milieu des cadres crée actuellement des pathologies suicidaires, notamment chez France Telecom, qui a élevé le temps de travail à l’art de mettre fin à ses jours. La société n’a pas de réponse adéquate à pareille ignominie, donc elle fait progressivement entrer le suicide des cadres dans la case de la normalité. Si bien que ne pas avoir d’idée suicidaire quand on travaille à France Telecom devient un gage de pathologie. Quant à la biopolitique, on pourrait citer le cas des technologies comportementales : la prolifération des indications dans les transports en commun suscite une politique du déplacement des corps, que l’on retrouve comiquement distribuée dans l’organisation des grèves. Un syndicat ne fait rien d’autre que normaliser un mouvement social, ce qui empêche l’effet de spontanéité qui mettrait véritablement le pouvoir politique sur la sellette d’une décision rapide. En gros, on comprend qu’entre le disciplinaire et le biopolitique, il y a un effet entre-nourricier qui constitue le socle d’une normalité silencieuse. On s’étonne après de ne pas réussir à intégrer dans nos discours judiciaires le cas des grands criminels.
L’ultime effet de ce cancer de la normalité rampante (être sur un réseau social = avoir une vie excitante) montre les limites à nos façons de condamner l’anormalité. La pression sociale de nos sociétés occidentales fait que chacun en vient à juger de l’anormalité sans même plus se poser la question de l’efficacité d’un tel concept. En outre, un concept reste une abstraction potentiellement utile ! Ainsi, les gens ne savent plus faire d’abstraction intelligente à cause de la matérialisation des esprits, et ce faisant ils ne savent plus s’abstraire de leur « Je » souverain qui s’est volontairement décapité (« sans prise de tête », par conséquent sans utilisation de la raison). On jugera donc une personne anormale si elle ne rentre pas dans le cadre de notre petite vie car l’absence d’abstraction amenuise la possibilité du mécanisme d’empathie. En revanche, on est en droit de se demander ce qui produit et renforce la normalité non-interrogée, c'est-à-dire la normalité matérielle qui préside à la normalité en tant que concept. Eh bien je crains que ce ne soit la télévision, ce nouvel écosystème où la tête s’abandonne pendant que le corps ingurgite de mauvaises nourritures. Le « type normal » réside dans la télévision, et je ne vois rien d’autre que la destruction de la télévision pour sauver la société occidentale. J’applaudirai donc le premier homme qui aura le « courage de la vérité » pour encore m'exprimer comme Foucault, c'est-à-dire le courage d’aller par exemple sur un plateau de jeu télévisé, armé d’un sabre, et de décapiter un maximum de personnes. Peut-être alors que l’on s’apercevrait qu’il faut se « reprendre » la tête.

Respectueusement,

Konstantinos Deveureux

samedi 16 juillet 2011

Métaldéhyde et crustacés.




Mon cher collègue,

L’utopie nous a quittés. Depuis peu, on assiste au grandiose spectacle du non-renouvellement des pensées. Nous avons exploré beaucoup de pistes et celles que vous avez évoquées sur ces réseaux qui comptent montrent une fois de plus la situation d’étouffement sociologique à laquelle nous ne pouvons échapper. Une génération acide est en train de pousser tel un champignon du Diable, lui-même aidé par les pluies toxiques du déni de raisonnement. Qu’est-ce que j’entends par cette expression ? Sigmund F. a défini le déni comme la non-considération partielle ou totale du sens de la réalité. Pour ma part, c’est un phénomène différent qui régit à l’heure actuelle la jeune génération. La seule expression présente dans la bouche de nos ados est « sans prise de tête ». On milite donc pour un anéantissement du cerveau. On souhaite hardiment devenir des cyborgs de l’intelligence. Il s’agit d’un gimmick intéressant qui se retrouve chez une partie des trentenaires désabusés qui refusent de se confronter à des problèmes d’ordre sociétal en revendiquant un bonheur idéal et préfabriqué que les industries pharmaceutiques d’antidépresseurs dépeignent sans scrupules. Il est bien là, le refus de conscience, l’absence de prendre des décisions, l’abnégation d’être responsable dans une société qu’on conteste mais à laquelle on ne veut surtout pas reconnaître une part d’engagement. Ainsi, on vit dans un environnement aseptisé de tout sentiment humain et réel. On se plonge dans une maison percluse de 72 caméras, et à l’image de ce landau ou Nautile que cet artiste belge a promené dans son village natal, on cherche à garder près de soi toute la collection de ses valeurs. Ce ramassis de vieilles attitudes pourraves forme ainsi une coquille, se révélant être un formidable rempart à toutes les vicissitudes du monde. Patrick Van Caeckenberg exprime donc de façon véritable l’hégémonie de la vie gastéropodique. Ainsi, la solitude des valeurs devient mobile ou mouvante, et on se retrouve avec des milliards d’atomes humains qui, s’asphyxiant dans le paradoxe protectionniste de leurs coquilles, cherchent en vain à établir du lien. Néanmoins, la fabrication calcaire de ces coquilles n’est que le début d’un long processus d’isolation.

Une fois notre collection privée de valeurs établies, on effectue aussi souvent que possible des simulacres de retraite spirituelle au sein de notre cuirassé calcaire, nous permettant de fuir une quelconque responsabilité démocratique ou citoyenne au moment venu et nous targuant d’une incompatibilité de valeurs.
On se cache derrière un semblant de lieux communs qui nous permettent de noyer le cœur du problème. Ainsi le gimmick revient et on entend un cinglant « moi, je ne veux pas me prendre la tête ». On peut interpréter ce slogan publicitaire comme une volonté de déraisonner, de régresser à une responsabilité enfantine, de se rendre aveugle de la réflexion. Je ne parle pas d’une certaine superficialité de l’humanité, non point du tout, car pour moi chaque être possède une véritable complexité qu’il est difficile de mettre en exergue. Je parle ici d’un véritable soubassement de la pensée. On enfouit ses ressentis pour les métamorphoser en structure calcaire.
Je ne parle pas non plus des théories de notre ami Freud puisque tout cela reste conscient. Ceci explique pourquoi tant de jeunes décident de suivre la voie que leur imposent parents et milieu social, générant ainsi une parfaite absence inconsidérée du facteur risque. Ce qui justifie également que de nombreuses personnes souhaitent en secret se révéler autrement dans une image numérique. L’image numérique est une coquille facile à créer et à gérer. Elle est plus dure également dans son enveloppe. Sur le numérique, on peut mentir sur soi tout en gardant une certaine forme de vérité. Et il n’est pas étonnant d’entendre ces starlettes de téléréalité vouloir faire du cinéma plutôt que du théâtre au sortir de leur néant médiatique. Le théâtre est synonyme de lâcher prise tandis que sur un plateau de tournage, l’investissement dans le rôle s’effectue par moments intermédiaires. La prise de risque est donc mesurée et contrôlée.

Dans un deuxième temps, je définirais la coquille protectrice comme un apanage calcaire. Vous parliez de libertinage intellectuel, je parlerai de tolérance héréditaire. En effet, on croit choisir son mode de pensée, mais en réalité nous n’héritons que d’un fief de valeurs transmises par nos parents tel que je l’ai déjà évoqué en parlant de « pédophilie mentale ». Nous sommes donc en présence d’une génération qui refuse de s’immerger dans un travail d’engagement de la pensée. Cette génération est également porteuse d’un système d’héritage rondement mené qui facilite davantage le gimmick de nos jeunes adolescents. Mais cela devient dangereux dès lors que ce substrat de génétique calcifié se revendique comme personnalité ou identité sociale. C’est d’autant plus nocif dans la mesure où elles (personnalité et identité sociales virtualisées) deviennent des revendications militantes, lesquelles ne peuvent entrer dans un mode de reproduction où les pensées se renforcent par l’entremise des expériences.
L’expérience et/ou l’accident de vie sont bel et bien les seuls moyens de mettre à mal ces bulles calcaires de préjugés. Néanmoins, au lieu de provoquer de petites fissures d’ouverture, l’accident de vie ne fera que générer de nouvelles calcifications, celles-ci différentes des précédentes, certes, mais en totale solitude et hors de toute solidarité. On nous fait accroire au concept fabuleux du métissage mais celui-ci n’existe pas dans sa forme véritable. Le mélange des valeurs, aujourd’hui, ne se résume qu’à un catalogue où se côtoient uniquement des valeurs différenciées. Et bien souvent le facteur temps provoque une soumission d’une de ces cultures étant donné que nous vivons selon le principe des valeurs dominantes.
Nous sommes donc dans une impasse. Un monde qui s’ouvre encore et encore, et paradoxalement une schizophrénie naissante à vouloir participer à cette ouverture tout en vivant caché derrière sa coquille héréditaire.

Métaldéhydement vôtre,

K.B