K. Deveureux : Est-ce que c’est
une incommodité scientifique de dire que la merde a son importance dans le
diagnostic de nos humanités ? Selon moi, la merde renferme beaucoup de
ressources que nous n’avons pas encore déchiffrées et je renvoie le lecteur réticent
au nouvel ouvrage de Jonathan Safran Foer, Eating
Animals. Foer procède à une digression sur les abattoirs de porcs. Il
s’attarde sur les grandes quantités de merde qui imbibent les alentours de ces
lieux d’abattage. Il est fascinant de savoir que si nous chutions dans ces
piscines d’excréments à ciel ouvert, nous mourrions presque instantanément.
Nous ne savons plus stocker ces excédents de matière fécale, du coup nous
devons apprendre à vivre avec. Mais plus nous irons vers une forme d’élevage intensif,
moins nous serons capables de résorber les problèmes afférents à la merde. Car
il y a celle des animaux d’une part, et la nôtre d’autre part. On ne peut pas
construire des fosses septiques dans les déserts urbains du Midwest. Je crois
donc que la merde constitue la base d’une réflexion en ce qui concerne notre
rapport à l’animal. Ce n’est pas spécialement le point que nous allons discuter
(une constellation de sujets « merdiques » nous attend si j’ose
m’exprimer avec autant de fantaisie), toutefois je souhaitais alimenter mon
discours d’introduction par une sorte d’avertissement écologique de bon aloi.
K. Bouachiche : Il est évident que
nous ne pouvons pas extraire de notre discernement la matière fécale de
l'animalité grandissante. Nous savons bien que les vaches, par leurs rejets
gazeux, nous plongent vers une descente aux enfers scatologiques irréversible.
Le trou dans la couche d'ozone ne provoquera pas un assainissement de nos
fosses septiques par un séchage de longue durée, mais au contraire il
provoquera la rupture de ces bassins pour engager un déversement « tsunamiesque » vers nos villes.
Nous avons tant de fois voulu refouler nos émotions, ne pas voir en nous la
merde qui pousse hors du corps, qu'un jour nous serons fatalement confrontés à une
vague immense qui nous submergera entièrement. Il s'agit bien là d'une
métaphore, néanmoins une explication sociologique se détache dans cette volonté
séculaire qui consiste à faire abstraction de nos déjections corporelles. Nous
œuvrons dans une communauté humaine où l'apparence se fait reine et où la
présence de la mort et de la maladie ne fait pas bonne figure. Cela nous le
savons, mais poussée à son paroxysme, cette superficialité des corps nous
entraîne vers une immortalité consciente et par conséquent nous faisons de la
merde un déni.
K. Deveureux : À suivre votre
propos, il y aurait comme un soubassement psychanalytique dans le stade
« anal », à savoir un corridor psychique volontairement laissé en
jachère par les médecins de l’âme. Peut-être que les enfants que nous avons été
ont trop précocement arrêté de tripoter la merde. Ma petite nièce n’est pas
devenue une mauvaise fille, pourtant je l’ai observée jusqu’à l’âge de dix ans
en train de remuer ses besoins – d’abord dans son pot en plastique, ensuite
dans la cuvette. Ses parents craignaient pour sa santé psychologique, mais j’ai
lourdement insisté pour qu’ils n’interviennent pas dans les négociations anales
de leur fille. Nous devons appliquer un libéralisme dans l’éducation de nos
enfants, c’est-à-dire que nous devons les laisser découvrir par eux-mêmes les
codes imposés par la société. Un stade anal qui se prolonge, ce n’est pas en
soi une erreur, ce serait même un entraînement à la vraie analyse de soi, en
l’occurrence un mélange de réflexion anale et de lisibilité accrue de la
personnalité. Je fonde donc une nouvelle définition de l’Analyse : la
compréhension autonome des fins dernières à propos de l’utilisation de la
merde, accompagnée d’une verbalisation de soi en tant qu’être qui comprend ce
que c’est que « faire ses besoins » en société. Ceci dit, je vous
donne entièrement raison. De nos jours, la merde est un moment que l’on
aseptise, tout comme on le fait avec la mort. Je crois par conséquent qu’il
faudrait repenser l’architecture des toilettes, en revenir à quelque chose de
plus collectif, un peu comme c’était le cas dans la Russie des goulags.
K. Bouachiche : Évidemment, nous
avons totalement oublié les « commodités de la conversation ». Nous
partageons bien volontiers un repas autour d'une table, on assimile la prise de
nourriture à une attitude saine, à savoir que l’on apporte au corps le complexe
nutritionnel nécessaire à son bon fonctionnement. Mais qu'en est-il des
toilettes ? Que faisons-nous lorsqu'on souhaite exprimer un mécontentement
physique ? On se cloisonne derrière des murs, on cherche un alibi pour se
rendre à la selle, on camoufle et on bâillonne notre capacité à se donner du
sens. Je choisis d'utiliser cette expression du « don de sens » car
il est pour moi indéniable que la matière fécale et tout autre fluide corporel
ne sont que les conclusions profondes de nos pensées inconscientes. Et je vais
même plus loin, le soulagement que provoque l'évacuation de ces
« déchets » est primordial quant à la compréhension de notre monde.
Lorsque notre anus s'entrouvre pour laisser choir au fond de la cuvette un
lourd paquet, notre esprit se relâche un bref instant, une pause se fait
remarquer. Malheureusement, nous sommes seuls sur la cuvette et ce moment
fugace d'ouverture ne sert à rien car le dialogue est sorti de nos toilettes.
Il est affligeant de constater que ces instants si précieux dans la vie de tout
homme doivent se vivre et s'expérimenter dans une solitude torturée.
K. Deveureux : Certaines
personnalités extraverties ne rencontrent aucun souci de timidité lorsqu’il
s’agit de se rendre à la selle. Ce sont des personnes qui aiment partager
l’instant de la défécation ; elles ne craignent pas les moqueries, quoique
je trouve ces rigolades déplacées car j’estime qu’un rire qui a pour objet un
acte aussi banalisé que la vidange intestinale ne doit pas s’ériger en repère
comique. C’est tout le paradoxe de la nature humaine : on craint de
déféquer en public, mais on rit d’entendre autrui se démener pour atteindre à
une discrétion souvent maladive. Cette crainte de la défécation est une
situation courante dans les milieux universitaires. Si vous allez dans les
cités universitaires, vous croiserez en pleine nuit des étudiants qui guettent
toute la longueur d’un étage afin de savoir si une porte est sur le point de
s’ouvrir. S’ils ne voient rien venir, ils vont vite aux toilettes. Ils veulent
déféquer sans être entendus, sans être perçus. Ils redoutent le bruit et la
fureur si chers à Faulkner, en d’autres termes ils redoutent le bruit de
l’étron qui rejoint l’eau ainsi que l’odeur consécutive à ce relâchement –
précisons quand même qu’un étron dur est moins odoriférant qu’une liquidité,
mais le caractère de la dureté fécale est signe d’une absence de stress, ce qui
est rarement le cas de ces jeunes gens qui patientent des heures entières avant
de se vider. Ces postures maladives de la discrétion, qui sont parentes de la
timidité, gâchent le moment du soulagement intestinal, et cela provoque à long
terme des retenues de matière qui finissent par dangereusement embourber les
structures de notre système digestif. A-t-on déjà vu des animaux mourir d’un
cancer de l’estomac ? Ce n’est pas près de se produire, et je pense
sincèrement qu’il n’y a rien d’impudique à signaler à notre entourage (familial
ou professionnel) que l’on gagne les toilettes afin d’y faire un besoin
conséquent. La société a récemment inventé le concept du « free hug », le fameux câlin
gratuit. Dans cette perspective d’excitation des émotions humaines, j’aimerais
que se mettent en place, au moins dans les cités universitaires et les
entreprises de grande taille, des accompagnateurs spécifiques, des « free shitters » qui iraient faire
caca en même temps que celui ou celle qui en ferait l’annonce. On aurait donc
la création spontanée d’une discussion, voire d’un contrat social, et ceci au
moment opportun où justement le corps se détend de ses quantités superflues. En
effet, je ne crois qu’il y ait de moment plus justifié pour fabriquer une
entente pacifique entre les hommes que le moment privilégié de la selle.
K. Bouachiche : Je rejoins
pleinement vos propos. On doit considérer l’annonce publique d’une défécation
imminente comme une simple réclame qui vante la bonne santé de l’annonceur.
Avant d’affubler à nos excréments une morale frauduleuse et scrupuleuse, nous
avons le devoir de repenser notre rapport aux déchets corporels. Dans l’ancien
temps, les impasses servaient de toilettes communes, ainsi dans une posture
accroupie nous scellions de façon sincère un contrat de confiance, un pacte de
loyauté qui nous poussait vers une forme de solidarité peu commune. Nous ne
pouvons qu’évoquer en guise d’exemple la cour du roi qui exprimait son
allégeance à son souverain en assistant chaque matin à la production
scatologique de celui-ci. Mais dès lors que ce partage fut interdit par une
prétendue cause hygiénique et prophylactique, l’individualisme fut prononcé et
décrété. Nous avons caché nos urinoirs et nos toilettes derrière des murs épais
qui se définissent aujourd’hui comme une page blanche sur laquelle on laisse
expulser de façon anarchique nos frustrations sociales, ces « descentes
d’estomac » que nous ne pouvons plus augurer publiquement. Ainsi à la fin
de la journée, lorsque la femme de ménage entre pour nettoyer, elle est dans l'obligation
de faire ce constat amer d'une vision d'apocalypse merdeuse. On découvre des
traces de doigts marron et puantes un peu partout sur les diverses cloisons,
des flaques de pisse collantes et visqueuses au sol, des touches de bouses
séchées et incrustées sur la cuvette, le tout se mêlant à des écritures
compulsives et à des restes de papier hygiénique trempé qui dénotent
l'empressement avec lequel on a remonté ses frusques de peur d'être surpris par
une tierce personne en lâchant un bruit suspect. Au lieu d'exhiber nos vies
futiles sur internet, nous devrions au contraire y exposer nos plus beaux
étrons en guise de fraternité retrouvée. Nous occultons ainsi de façon
rédhibitoire notre animalité et notre spontanéité. Nous nions fermement notre
composition organique, ainsi nous contrôlons même nos envies vitales. Pourtant,
n'éprouvons-nous pas du plaisir en expulsant une bouse trop longtemps contenue
? En réfrénant sans cesse ces nécessités corporelles, nous souhaitons réfuter
la mort. Nous vivons ainsi dans l'illusion que nous sommes immortels et c'est
pourquoi nous fuyons loin des incontinents qui ne peuvent plus dissimuler leurs
besoins. Et lorsqu'un homme décide de quitter cette bulle, il le fait de façon
désorganisée et brutale, et il ne peut que plonger vers une violence
salvatrice. Nous fustigeons ce Mohamed Merah pour ses crimes odieux mais si
nous avions seulement eu la capacité de l'accompagner dans sa mouvance
scatologique et de sentir le vrombissement de rupture de son anus comme celui
d'un barrage hydraulique, nous n'aurions pas en ce moment même l'occasion de
nous offusquer de ses actes. Soyons réalistes et regardons en face la vérité
qui réside dans l'anus dilaté de nos compatriotes.
K. Deveureux : Vous démontrez
parfaitement le lien qui unit la vérité psychologique et le dispositif social
qui entoure désormais la sphère des besoins naturels. Beaucoup d’auteurs ont
écrit sur l’individualisme en recourant à des commentaires politiques, mais
très peu ont compris que l’amour de soi se renforce à mesure que nous
multiplions les cagibis privés tels que les toilettes, les boudoirs, les
antichambres, etc. Pourquoi se cacher de ce que l’ensemble de l’humanité est
obligé d’accomplir par nature ? Cette négation des forces biologiques
fragmente l’évolution psychologique de l’espèce homo sapiens. La nouvelle définition de l’homme stipule qu’un
citoyen intégré est une personne qui vit dans la peur de la mort et de la
honte. En d’autres termes, la citoyenneté occidentale se traduit par une
pulsion d’immortalité doublée d’un désir de nivellement moral où toutes les
formes de salissure sont rendues invisibles. Le pire des châtiments devient
donc le lit d’hôpital où l’on nous fixe parfois un drain intestinal qui aspire
nos merdes. On remarquera que même si tous les visiteurs savent que le malade a
un drain, ce dernier s’arrange quand même pour recouvrir sa disgrâce d’un drap
blanc immaculé qui montre bien le contraste chromatique entre le Propre et le
Sale. Mais contrairement à ce qu’on entend, la merde n’est pas impropre, elle
est le propre de l’homme et il est urgent de requalifier notre rapport avec
elle – pire encore, nous enfantons quotidiennement de la merde alors qu’il nous
faut neuf mois pour produire un nourrisson, et le nourrisson en question saura
très rapidement à son tour enfanter de la merde, bien avant de produire de la
matière spermatique. Encore une fois, ce sont les artistes qui font office de
précurseurs. Rappelons ici la mémoire de Piero Manzoni qui travailla à ses Merdes d’Artiste. Le principe était
enfantin : Manzoni récupérait sa merde, en plaçait trente grammes dans des
boîtes de conserve, et il en proposait l’achat au prix chaque fois actualisé de
l’or. Ce geste attribuait à la merde une valeur alimentaire métaphysique,
critiquant évidemment le consumérisme de masse, sans oublier le caractère
férocement fluctuant de l’économie, capable donc de créer un degré luxueux de
standardisation de la merde. Quoi qu’il en soit, la merde a aujourd’hui égaré
son potentiel artistique car on s’empresse de la faire circuler dans les
égouts. Pour rééquilibrer notre rapport avec elle, ma proposition est la
suivante : construire des égouts sous forme de pipelines transparents en
plein air où l’on pourrait observer le trajet de la merde. Car je crois sincèrement
que notre manque d’aise avec la merde réside dans le trop fort degré
d’invisibilité qu’on veut y associer.
K. Bouachiche : Un jour en 1982 à
Indianapolis, j'ai été invité à participer à un happening de celui qui allait
devenir mon amant, Césàrio Callero. Le concept de cette performance était
d'inviter, à l'instar de Sophie Calle et de son lit, des gens à entrer dans des
toilettes sonorisées. Chaque cabinet était équipé d'un haut-parleur qui
diffusait le son du précédent participant et d'un micro enregistreur formant
ainsi une formidable chaîne mêlant et mixant les sons de plaisir que les
personnalités avaient éprouvés durant ce dur labeur. Césàrio avait lui-même
compris les enjeux sociologiques essentiels à la bonne marche de la solidarité
humaine qui gravitent autour de ce rite initiatique. Un anus qui s'entrouvre en
compagnie d'un autre anus n'est que le pacte de confiance qui confère à notre
race animale une part d'humanité. Dans le même ordre d'idées, la matière fécale
a toujours été envisagée comme une expression de notre mécontentement patenté. Lors
de la sortie en France de la toute première émission de téléréalité, les gens
ont déversé des tonnes d'excréments de tout genre devant le siège de cette
chaîne qui osait diffuser un tel programme. Il aurait été plus utile d'inviter
les dirigeants de cette entreprise à participer à une ronde de défécation pour
leur faire comprendre, durant ce bref moment de soulagement intellectuel,
l'importance de leur engagement dans la déchéance à venir de l'homme. Il existe
donc deux façons propres à chacun d'envisager la selle, pour certains il s'agit
d'une source de compassion fraternelle, pour d'autres une forme de contestation
pathétique qui ne résout rien mais qui, tout au contraire, renforce la position
idéalisée de votre adversaire. Ainsi, je ne peux que revendiquer votre idée de
pipeline, mais je pense toutefois que nous devons revenir à un système plus
local : il ne faut plus envoyer en périphérie de nos villes nos déchets
composites, nous devons au contraire les avoir en permanence à portée de vue. J'opterais
donc pour des égouts transparents menant à des réservoirs translucides disposés
au cœur de nos villes, avec un système de retraitement qui transformerait nos
déchets si moraux en compost énergétique. Ainsi la nourriture si saine que nous
voulons absolument ingurgiter ne pourrait plus être dissociée de nos expulsions
corporelles. Nourriture, par ailleurs, qui alimente si bien l'illusion de notre
immortalité. Aujourd'hui, en étudiant la sémiologie alimentaire, on remarque ô
combien nous accordons de l'importance à des aliments artificiels corrompus par
des packagings agressifs et ô combien
nous avons en horreur les odeurs et déchets corporels ! Nous devons
inverser le processus, nous devons considérer les selles et n’importe quelle
autre de forme de scatologie comme les garants d'une nourriture plus saine pour
l'esprit et le corps. Néanmoins, les réservoirs ne doivent en aucun cas être
desservis de façon géographique, c’est-à-dire en suivant des préférences de lieux.
Nous en avons déjà vu les effets si pertinents sur le système éducatif
français. Ainsi les métros et tramways seraient des navettes prospères pour un
brassage de la merde en toute bonne qualité. Ils auraient des galeries transparentes
avec un système de réservoir comme les stations-services. Tout ceci accompagné
d'une campagne publicitaire qui vante les mérite du « free-shitting » ou « free-poo ».
Nous comprendrions donc que la merde et la pisse sont nos meilleures alliées
dans une forme d'élévation culturelle et intellectuelle.
K. Deveureux : Votre
prescription d’une merde portative me séduit. J’entends ici attribuer la
qualité de « portative » à la merde de deux manières assez
complémentaires : d’une part, penser la merde selon le modèle des
transports en commun, c’est initier un principe cinétique de la merde qui va
au-delà des trajets intestinaux connus, et c’est donc que la merde est
« transportable » en plusieurs façons comme l’être se dit en
plusieurs manières dans la métaphysique d’Aristote ; d’autre part, la
qualité « portative » de la merde dans les transports en commun, si
on appliquait cette idée, obligerait chacun d’entre nous à transporter de la
merde dans ses représentations quotidiennes – sous-entendu : voir la
merde, c’est penser la merde, en quoi je présume autant que vous que cet
exercice de représentation scatophilisant engendrerait des résultats fort
satisfaisants, ne serait-ce que parce qu’il est quand même préférable de penser
la merde que penser de la merde. Quelqu’un qui discute dans
le métro de ce qu’il a vu à la télévision la veille pense de la merde. Inversement, quelqu’un qui discute de ce que la merde
fait dans les égouts de plein air se préoccupe d’un sujet grave, aussi
gagne-t-il en consistance d’esprit. Il y a cependant un paradoxe à dire tout
ceci parce que, si l’on aborde les choses logiquement, on ne devrait pas faire
de la merde un sujet si complexe. La merde transite en nous, par conséquent je
ne vois pas ce qui est dérangeant de la voir transiter ailleurs qu’en nous. Mais
j’ai quand même une idée sur la merde qui pourrait expliciter les troubles
moraux qu’elle cause chez ceux qui la craignent. En tant que telle, le parcours
de la merde est connu. Les sages de Chine aimaient dire que l’herbe, un jour,
se transformerait en lait. Si l’on poursuit cette sagesse de la métamorphose
alimentaire, on doit en conclure que le lait, un jour, doit se transformer en
merde. Les scientifiques ont établi des efforts incommensurables pour expliquer
le phénomène de solidification de l’aliment, en l’occurrence le processus par
lequel la nourriture se désagrège pour ensuite s’atomiser en une sorte de
grosse ellipse puante qu’on appelle un « étron » ou du
« caca » dans un langage davantage enfantin. Ce caca, qui fut en outre
thématisé dans la poésie d’Antonin Artaud, suit un chemin qui mène à l’anus en
zigzaguant dans le dédale intestinal. On ne peut pas intervenir sur ce
cheminement comme interviendrait par exemple un gamin sur son circuit de
petites voitures – le gamin peut ajouter un segment routier, mais nous, on ne
peut demander à la merde d’attendre, ou plus simplement encore de faire un
détour. La merde est donc une sorte d’individu archi-volontaire. Et si l’on est
en droit de postuler des volitions pour la merde, c’est qu’on est en droit de
reconnaître à la merde le droit de disposer d’elle-même, ce qui en dernière
instance lui octroie une autonomie décisive. Les lois de la merde, en ce qui
concerne sa volonté, sont impénétrables par la voie scientifique. Cela ajoute
dans notre corps une présence mutante, à mon avis encore plus développée que
l’autonomie organique. La merde est un organe en-deçà des autres organes car,
contrairement à l’estomac ou aux poumons, elle doit évacuer tandis que les
autres organes, eux, doivent impérativement rester dans le corps pour assurer
et maintenir la vie. Autrement dit, la merde est un organe auto-constitué et
redondant qui menace à tout moment d’entrer en conflit avec l’ensemble de
l’organisme. On aimerait que notre estomac se reconstitue avec la célérité compositionnelle
de la merde, jamais en manque de nouveauté. Car la merde peut être dure,
grasse, liquide, etc., ce qui n’est pas le cas des organes qui demeurent plus
ou moins stables jusqu’à ce qu’un cancer les menace ou jusqu’à ce que la
vieillesse les dessèche. Aussi, plus encore que les organes, la merde est une
chose qui se passe en nous, sans nous, et dès qu’elle sort, elle ne se passe
qu’avec nous car nous avons honte de l’exhiber. Les hôpitaux courent après les
organes quand les corps décédés ont fait un don, et l’on appelle au don
d’organes. J’envisage donc un don de la merde car une telle donation réduirait
le caractère honni de cette substance par ailleurs réutilisable en bien des
occasions – jardinage, sculpture, attentat sur une autorité politique comme
c’est le cas dans le film coréen The
Chaser, etc. En un mot, je souhaite penser une territorialisation morale et
politique de la merde, et je crois que c’est ce que nous avons commencé à faire
ici dans notre discussion.