mardi 13 avril 2010

Portrait du sodomite en esthéticien.


Nous aimerions par la présente bifurquer du travail qui est le nôtre afin de parler d’un de nos collègues injustement rendu au silence. Bien que n’évoluant pas dans les milieux respectifs que sont la sociologie et la philosophie, il n’est pas erroné de considérer que Pierre-Emmanuel de la Path, zurichois à peine quadragénaire et professeur de vie, réunit par l’ampleur de son projet ces deux disciplines canoniques et affligées d’un considérable passif. Un temps l’élève du professeur Bouachiche lorsque ce dernier s’est retrouvé détaché pour enseigner en Europe de l’Est, monsieur de la Path s’était admirablement distingué par la volonté d’innover la méthode universitaire de la dissertation, mais aussi par le désir inamovible de prolonger l’exercice du savoir académique en y adjoignant la valeur ajoutée de l’expérience. Si bien que la vocation profonde de Pierre-Emmanuel a sans doute pris consistance dès lors que le professeur Bouachiche inaugurât son premier semestre exotique par l’univocité trompeuse d’un séminaire intitulé « Publicités du sexe : perspectives, problématiques et questions d’herméneutique ». Le contenu dudit séminaire devait leurrer une majorité des étudiants de l’époque car ils s’attendaient à une exposition systématique des techniques visant à promouvoir la sexualité à travers une stratégie de progression sociale. Or le professeur Bouachiche, réputé notoirement pour sa détestation légendaire des truismes maquillés en question, proposait tout au contraire de démarcher les principes du sexe avant que de les associer à des tentatives d’acheminement professionnel. Il fallait donc entendre la publicité du sexe comme une manière précise de montrer la mise en place d’une sexualité sociale avant que de prendre pour acquis que le sexe occupe une place omnipotente dans le tissu du quotidien. Ceci est d’autant plus inexact que la publicité du sexe, en dernière instance, alimente la duperie générale étant donné que la surexposition des discours sexuels témoigne du creux des pratiques supposées accompagner de telles discursivités. Il n’est nullement autorisé d’affirmer en corollaire que ceux qui en parlent le plus en font le moins, toutefois il est relativement sensé de penser que les sociétés sexualisées dans leur image renferment des indices de frustration de grande envergure. Le professeur Bouachiche avait d’ailleurs émis l’hypothèse polémique que le taux de SIDA par habitant ne mesure pas la désinformation d’un pays au sujet de la maladie, ni même la désinvolture des moyens de contraception, mais qu’il révèle a contrario les endroits où la sexualité est statistiquement élevée. Il avait conclu son propos avec l’humour cynique qui le caractérise : « Le préservatif étouffe alors il ne faut pas s’étonner qu’on le remise au cagibi. La performance escomptée de certaines positions du sexe exige du pénétrant la pleine possession de ses moyens, ce que le préservatif a tendance à amenuiser. Enfiler le préservatif, de la sorte, est comparable au pendu dont on recouvre le visage d’un sac noir ». Il n’y a pas lieu de discuter ce commentaire qui transporte au premier chef quelque chose de superficiellement humoristique et de fondamentalement véridique.
Quoi qu’il en soit, le jeune Pierre-Emmanuel n’était pas resté indifférent aux enseignements du professeur Bouachiche, et ce en dépit des exigences presque anthropophages qui qualifient les séminaires du professeur. C’est ainsi que la destination scientifique de Pierre-Emmanuel s’est forgée, au contact d’une sédimentation des savoirs tout à fait foucaldienne, inspirée par l’intrépidité des thèses présentées aussi bien que par l’évidence souterraine de quelques vérités qu'il n'est pas toujours diplomate de dire en public. Rapidement devenu thésard en cotutelle, sous l’égide bienveillante du professeur Bouachiche et de son directeur de thèse le docteur Alejandro Sassus, spécialiste de renom dans le sujet retenu par Pierre-Emmanuel, on a rapidement compris dans la communauté savante que ce travail allait devenir quelque chose de fédérateur. À tel point d’ailleurs qu’un comité interdisciplinaire, présidé par les soins du professeur Deveureux, devait se réunir dans l’optique de justifier de toute l’arborescence potentielle du travail soumis par Pierre-Emmanuel, à la fois prodige de style et de pénétration de la matière épistémique. C’est sans surprise que la thèse fut déclarée recevable à l’unanimité, un jury composé de chercheurs éclectiques lui ayant apposé les félicitations avec mention très honorable.
On regrettera cependant que ce travail n’ait pas été exploité par les milieux éditoriaux et on se permet sans transition de reprocher aux éditions Jacques Vrin de n’avoir pas accordé un intérêt respectable pour ce grand texte de science. Il s’agit ni plus ni moins que d’un De Arte Sodomitia, gros volume d’un millier de pages, recensant les débuts et les quelques déclins de la sodomie, dont on a repéré des persécutions en fonction d’événements historiques précis que seul Pierre-Emmanuel est en mesure d’expliciter dans le rapport d’une accointance engagée entre l’historicité et la sodoméïté. Tel qu’il est précisé dans la préface de la thèse avec ce style si personnel : « J’appelle sodoméïté l’action de la sodomie considérée du point de vue de sa persistance dans l’Histoire, tandis que, d’autre part, j’appelle sodomie l’acte instantané de pénétrer l’anus d’un partenaire, indifféremment de son sexe et de son consentement, ce qui délimite d’emblée les façons de sodomiser selon une action mimético-temporelle et selon un acte théâtral qui clôture motu proprio la tragédie du sexe en tant que pratique de soi à autrui ». Nous citons ce passage clé parce qu’il avait été sévèrement discuté par le professeur Deveureux à travers une critique très éclairée de Paul Ricoeur, qui, à en croire le professeur Deveureux, aurait dû figurer en note de bas de page à la suite de cet éclaircissement lexical dissociant sodomie et sodoméïté.
Il n’empêche que le De Arte Sodomitia, malgré ses thèses sémillantes et sa robustesse de caractère, est rapidement devenu un mythe de l’Université, tel le Necronomicon qui hante l’entendement des connaisseurs de science-fiction. En d’autres termes, l’ouvrage de monsieur Pierre-Emmanuel de la Path a été indexé par des comités assermentés qui ne dépendent en aucun cas de la juridiction scientifique des professeurs Bouachiche et Sassus, ce qui a contribué à la disparition progressive de l’ouvrage de même qu’au scepticisme des maisons d’édition qui auraient pu démontrer, en cette occasion, quelque velléité dans l’exercice de la décision marketing. C’est la raison essentielle qui a éloigné Pierre-Emmanuel de la structure universitaire. « Je n’ai rien à faire dans des milieux qui jugent qu’un texte écrit est plus interlope qu’un repaire de Cosa Nostra » a-t-il déclaré au Dauphiné Libéré du 14 janvier 1997, journal français influent qui se vend sporadiquement à Genève et Zurich, ce qui explique la tribune accordée à Pierre-Emmanuel alors que celui-ci avait contacté la rédaction du Dauphiné à la suite de sa mise en touche universitaire. Mais loin d’abandonner ce qu’il nomme avec transparence ses « enculades de salon » ou encore ses « raffinements du trou du cul », Pierre-Emmanuel a contre-attaqué son échec théorique en décidant de respecter à la lettre un précepte célèbre dans les affaires sodomites. Parti du point fragile des idées, il décida alors de se convaincre d’ériger la sodomie en art, d’aller en quelque sorte des semantics aux pragmatics, en se persuadant souverainement qu’il ne ferait dorénavant rien d’autre que de la sodomisation, que celle-ci soit institutionnelle, libre ou sui generis. On a donc pu fréquenter plusieurs de ses night-clubs à travers la Suisse alémanique et romanche, des maisons de liberté tenues par des professeurs de vie formés par Pierre-Emmanuel de la Path en personne, tous ces coins et recoins de la nuit faisant la promotion de ce qu’il est convenu de nommer « l’enculage à tout âge », ne serait-ce que pour sauvegarder le message démocratique voulu par l’auteur du De Arte Sodomitia, par ailleurs persuadé que la sodomie est un expédient plus indiqué pour atteindre l’orgasme. Sans faire état d’un quelconque étonnement pour ceux qui ont une sensibilité humaine accrue, ce témoignage propagé par ses épigones a séduit en grande proportion les milieux gays, et ce fut une soirée mémorable que celle où Pierre-Emmanuel devait officialiser sa bisexualité, profitant de l’événement pour s’enquérir de trente « beaux culs » volontaires (quinze hommes et quinze femmes callipyges, par souci évident de parité), y allant de toute une nuit d’intromissions et d’éjaculations consécutives, fêtant de la sorte son trentième anniversaire en très grandes pompes mais en se gardant attentivement d’être pompeux.
Bien que de telles habitudes soient en partie tenues pour excessivement discrètes, sachant le vent d’extrémité cognitive qui souffle de temps à autre sur la Suisse, Pierre-Emmanuel est souvent ennuyé par des accusations pathologiques qui veulent faire de lui ce qu’il n’est spécifiquement pas, à savoir un zoophile et, pire encore, un pédo-zoophile, en ce sens que certains esprits accidentés par le manque de discernement ont cru que monsieur Pierre-Emmanuel de la Path était le ravisseur d’une colonie de chiots dans les environs de Neuchâtel. Heureusement qu’une enquête sérieuse devait démontrer que les chiots étaient en réalité destinés à un trafic kurde supposé fournir de l’argent en vue d’organiser des passes clandestines entre les Balkans et l’Angleterre. Le procès qui s’ensuivit, d’autre part, ne fit pas le bruit qui aurait pu sévèrement remettre en question la légitimité de Pierre-Emmanuel dans sa fonction de « sodomite évangélique », hormis le fait qu'une disparition de petites chèvres dans une ferme de Lausanne, juste après le procès, a soulevé de nouveau l'indignation de quelques voix belliqueuses mais isolées, stipulant sans vergogne que Pierre-Emmanuel de la Path avait voulu se venger de ses comparutions en se défoulant sur d'innocentes chèvres. Cela est resté sans suite et Pierre-Emmanuel a vite rejoint une association militant contre tout acte de sodomie sur des chèvres, association de bienfaisance dont le siège est basé à Mumbai.
En conséquence de quoi, nonobstant les témoignages d’appréciation et de reconnaissance que les clients lui prodiguent avec force vivacité depuis tous les continents du globe (Sodomy out there and overseas avait un jour titré un papier républicain de l’État du Nevada), Pierre-Emmanuel a commencé la deuxième décennie du présent siècle en augmentant son degré d’anonymat compte tenu des doléances singulières qui sont venues saccader son humanisme un peu calviniste. Ceci nous a donc conduits à propulser sur le devant de notre scène épistolaire les qualités de monsieur Pierre-Emmanuel de la Path, qualités que nous louons pour leur persévérance et que nous essaierons dans un proche avenir de rendre publiques en éditant occasionnellement des extraits du De Arte Sodomitia.