jeudi 26 février 2009

Les vendanges du cerveau.


Très honorable Bouachiche,

La gestion idéale des associations est une chimère considérablement partagée dans la conscience française de masse. Cela n’est pas étranger à la complexification du tissu associatif, duquel émanent plusieurs corridors labyrinthiques qui nous soumettent à un pastiche mortifère du héros kafkaïen. Je suis moi-même un arpenteur, héros non pas d’un roman d’apprentissage mais plutôt d’un roman d’arpentage, embrigadé parmi les directives universitaires successivement désignées par une hiérarchie invisible. Je veux dénoncer par ce biais toute la difficulté corrélative à l’organisation de colloques ou de conférences à l’intérieur de l’Université. Et cela est d’autant plus inquiétant que ma récente volonté de propager une lumière épistémique sur le peuple ignorant a été contrariée par une série d’imprévus liés à des intrigues politiques que je maîtrise partiellement. Nous devons ici mettre en exergue le manque de compétences des associations qui ont la charge de procéder à des jumelages entre monde savant et monde vernaculaire, en l’occurrence des associations qui préparent le dialogue entre professeur des Universités et roturiers campagnards.
Cette mésaventure a eu lieu en France alors que j’étais invité à l’Ecole Normale Supérieure de Paris pour discuter des énoncés attributifs en métaphysique arabe. Un de mes collègues, Armand de Saint-Bergmann, m’a immédiatement proposé de faire profiter de mon Aufklärung dans quelques villages de la Beauce et du Brie où les lecteurs se comptent sur le doigt de la main. Au départ, je n’étais guère favorable à ce projet parce que j’y détectais une substance de populisme soviétique un peu dérangeante. Frapper à la porte des paysans n’est pas un geste vain, toutefois je ne crois pas que la philosophie du langage puisse en quoi que ce soit résorber les esprits qui sont enracinés dans la terre des ancêtres. Le paysan, c’est bien connu, cultive son inculture, faisant donation de son âme à la nature qui les maraboute. D’ailleurs nous n’avons pas encore observé de société à majorité physiocrate, et de là nous pouvons probablement conclure que les esprits de la terre sont trop enterrés pour espérer faire germer dans leurs intelligences un bourgeon de réflexion. Je n’y vois a fortiori que jachères et chiendent.
Sitôt mes objections prononcées, Saint-Bergmann m’a tempéré le jugement en me parlant d’une association à but non lucratif, sise à Paris même, non loin de la rue d’Ulm où siège la prestigieuse ENS. Il s’agit d’une association de « partage des savoirs » entre pays de la campagne et paysages urbains. Chaque mois, le savoir se croise sur le périphérique, une corne de ce taureau volontaire se dirigeant vers la verdure des banlieues lointaines, l’autre en partance pour le tout-Paris de l’intellectualisme poussé à son paroxysme.
Ainsi me suis-je retrouvé dans la salle des fêtes conviviale de Montigny-le-Gannelon, en terre beauceronne. Saint-Bergmann m’accompagnait afin de me présenter aux gens du village, ainsi que deux autres personnes, étudiants de philosophie par défaut (ils ont cubé en classes préparatoires), censés servir les petits-fours et les cafés même si la boulangère s’était vaillamment proposée de ravitailler les ventres ce jour-là. Nous avons toutefois refusé cette cordialité car lors de ces manifestations, l’esprit de sérieux s’envole vite une fois que vous laissez circuler des odeurs de nourriture. Le paysan, là encore, est reconnu pour son caractère stomacal, vaincu par la passion des nourritures tandis que sa tête se trouve condamnée à l’exil par un estomac autoritaire. Tel est à mon avis le plus dément des génocides, c'est-à-dire le génocide inconscient des cerveaux, lequel vient de prendre le nom de logocide parmi les comités d’éthique qui se sont depuis lors penchés sur la question. Il ne s’agit pas de parler de « fuite des cerveaux ». Ici le cerveau ne s’en va pas pour mieux fonctionner ailleurs, il se retire en lui-même, ostensiblement détesté, représentant malheureux du délit de mauvaise intelligence. Car figurez-vous qu’un cerveau, même dépourvu de qualités réflexives, supporte quand même relativement mal le fait de ne devoir jouer que le rôle d’un subalterne de l’organisme. Or le crime des roturiers est sans précédent dans l’histoire des hommes : c’est un crime dissimulé puisque le rejet d’une greffe entre tête et corps ne se voit pas au premier regard. Des collègues anglo-saxons parlent dans ce cas de split at first sight, exigeant à cet égard que nous ne confondions pas le problème de l’âme et du corps (mind-body problem) avec celui de la tête et du corps que l’on peut aussi comprendre comme « la tête et les jambes ».
Ces considérations ne manquent pas de nous fasciner. Pourtant je ne souhaite pas renouveler cette expérience de marche vers le peuple. Il m’a été désagréable au plus haut point de constater dans les regards un gouffre abyssal où chaque pupille est comme le couvercle d’une poubelle abandonnée. Si nous ne savons pas avec exactitude repérer les regards intelligents, nous savons localiser le regard des abrutis, qui est à quelque chose près le regard de ceux qui pensent que Che Guevara aurait dû recevoir un prix Nobel de la Paix. Alors, face à moi, sur les sièges hasardeusement déposés par le service technique de la mairie, étaient affalés des corps sans contenance interne. Ils débordaient de vacuité, perdus dès le premier mot de la conférence, lequel n’était pourtant qu’une formule de politesse pour introduire une ambition de contact. Mais on ne communique pas avec la Terre, au mieux on la laboure. Je ne sais qui les a fait venir à cet exposé magistral ! Sans doute un adjoint à la culture qui leur a promis des terrines en échange, ainsi qu’une ripaille consécutive à la taverne du coin, histoire d’échanger les dernières nouvelles du temps qu’il fait. Enfin bref… S’ils n’ont saisi mot de ce que suppose un énoncé attributif, ils ont au moins complété les actes de l’association de sorte à ce que celle-ci ne soit pas discréditée par une salle vide. On peut certes accepter une salle vide de cerveaux, mais une salle vide de corps, c’est une cour des Miracles.
En quoi donc je proteste et quel est précisément le grief que j’impute à l’association ? Simplement le fait que cette association n’a pas respecté les conditions qui étaient les miennes avant que je n’accepte le déplacement, certes motivé par la rhétorique métalinguistique de mon ami Saint-Bergmann. J’avais exigé que les actes de ce mini-colloque soient publiés dès la semaine suivante, ce qui n’a manifestement pas été entendu ou pire, pas compris. J’avais également exigé la rétribution substantielle de vingt mille euros en cash, somme calculée selon mes émoluments perçus à Dubaï, et ce pour deux heures de cours magistral par semaine, le reste étant consacré à la rédaction d’un livre sur la méta-éthique des services sociaux en Ouganda, livre dont la parution d’un extrait est imminente. Or l’association m’a rappelé le lendemain, confuse et légèrement offensive. J’ai d’emblée répliqué au petit révolutionnaire stagiaire qui se croyait capable d’un instant de zèle téléphonique que le professeur Deveureux ne laisserait pas l’affaire sans suite et qu’ils auraient bientôt sur le dos une société fiscale directement démarchée des Emirats Arabes Unis. Calmé par ce principe de précaution, le stagiaire s’est excusé, essayant de nouveau de me dire que les habitants du pays beauceron n’ont pas eux-mêmes droit à de telles subventions pour leurs activités alimentaires. Que le scrotum m’en tombe si ce jeune puceau possède un quelconque discernement mental ! Je rétorquai virulemment que la terre beauceronne n’est pas suffisamment honorable pour mériter ne serait-ce qu’une vente à la criée de leurs produits soldés par la misère raisonnable. Que les services sociaux ougandais, en dépit de leurs défauts cataleptiques, connaissent au moins le sens de la reconnaissance quand un intellectuel s’investit ! Et de ce fait, nulle méta-éthique n’est envisageable en terre beauceronne à cause du trop plein de fumier avarié qui y pourrit quotidiennement. Par conséquent je leur ai laissé vos coordonnées pour que vous puissiez rendre l’association moins stupide. Ne m’en veuillez pas de vous impliquer là-dedans mon cher Bouachiche, mais j’ai pensé qu’un sociologue de votre carrure parviendrait à faire entendre raison à cette association vraisemblablement ensorcelée par les discours agro-alimentaires d'une guilde paysanne décidément bien antipathique.

Avec mes salutations distinguées selon leurs articulations naturelles,

Konstantinos Deveureux.

Le monolithe triphasé.


Mon cher frère K,

Je suis toujours béat devant vos courriers, l'intelligence de vos propos égale sans commune mesure votre capacité à être pédagogue. Je vais revenir sur les notions de groupe et d'effet de masse. Vous le savez, je suis un fervent militant de la construction individuelle par le groupe et de la métamorphose positive de celui-ci par la mixité des membres qui le composent. En effet, nos différences et nos cultures sont l'engrais naturel de la sociologie moderne et de l'accomplissement personnel. Il est évident qu'il faut faire preuve de curiosité et d'éveil quant au monde qui nous entoure. Chaque être humain est un univers à part entière dont il faut sans cesse favoriser les qualités et les compétences au profit d'un groupe. Elle se situe ici l'intelligence de l'ensemble. Chaque communauté, chaque rassemblement ou groupe d'individus sont intéressants à partir du simple instant où chacun considère la matière vivante que chaque composant peut apporter.
Je ne suis pas partie prenante d'un système hiérarchisé leader, médiateur et suiveur. En acceptant un seul leader et en occultant la simple possibilité d'un ou plusieurs leaders aléatoires, nous marchons à l'asphyxie et la destruction des membres composites. Je m'explique et illustre mon propos sur un système associatif particulier : Ni putes Ni soumises. Je ne suis pas contre cette association qui effectue un travail de terrain remarquable sur la prise en charge des femmes victimes de violences, non vraiment pas contre. Néanmoins lorsqu'on regarde la structure de près, on se rend fatalement compte que ce mouvement est construit autour d'un seul et même pilier, j'ai nommé Madame la ministre Fadela AMARA. En effet, dans son histoire, le mouvement s'est composé de plusieurs fédérations regroupées autour d'une seule et même personne, créant ainsi un effondrement médiatique et politique lorsque celle-ci s'en est retournée vers d'autres horizons. La composition monolithe garantit un succès, certes, mais une gloire éphémère ancrée dans du court terme. A contrario, prenons l'exemple de l'abbé Pierre qui a su détacher charisme et pouvoir. En effet, ce grand homme (évitons les mauvaises blagues concernant la taille) a su, grâce à son aura médiatique de sympathie, donner une dynamique à son idée. Mais très vite également, il a su se mettre en retrait de cela et transmettre sa confiance et son pouvoir à chaque communauté Emmaüs. Si bien que même l’abbé mort, l'association perdure et demeure dans l'esprit des gens. Je vous l'accorde, cher ami, nous sommes toujours dans un système de fédération mais celles d'Emmaüs sont conçues de manière différente. Il existe un perpétuel échange nourricier entre le charisme de l'abbé et l'autonomie de chaque communauté. Et c'est de cela que je veux être le plus fervent promoteur.

Sur ce bref courrier je vous laisse. Je risque d'être très pris cher ami par un cycle de conférences mondiales sur la sociologie criminologue post-moderne des réseaux mafieux des pays slaves. Je risque donc de ne pouvoir tenir le rythme d'un courrier par semaine. Ne m'en tenez pas rigueur.

Cordialement,
K.B

mercredi 11 février 2009

Complément du sujet / Proposition subordonnée.


Mon cher Bouachiche,

L’intelligence et la clarté de votre propos honorent ce que vous êtes en même temps qu’elles spécifient le danger qui nous guette depuis que nous avons été libérés des dogmes religieux : la dissolution du SUJET. Comment s’est construite la notion de sujet ? Tout peut-il être sujet ou bien demeure-t-il des réalités qui ne sont sujet de rien ? De ce point de vue, la race humaine se complaît à user des tours et détours du langage en effectuant un filtrage de ce qui correspond à la notion de sujet, néanmoins je ne pense pas que tout sujet soit digne d’être un sujet de droit dans la mesure où les fonctionnements de masse, que vous décrivez parfaitement, sont plutôt la révélation d’un mécanisme d’assujettissement où les sujets n’existent plus en tant que tels mais en tant que sujets regroupés à l’intérieur d’une SUBSTANCE pensante de rechange. Il y a de ce fait une res cogitans (une chose qui pense), toutefois cette pensée ne s’identifie pas grâce à un cogito qui s’actualise individuellement. La chose est pensante parce que « ça pense ». En ce sens, nous n’avons pas accès à un échantillon de pensées indépendantes dont on pourrait distinguer les liens qu’elles entretiennent avec d’autres pensées appartenant à cette typologie. La confusion persiste autour d’une colonne de Trajan de la pensée sur laquelle seraient gravés les mots « pensée unique ». En d’autres mots, l’homme a comme remplacé les dogmes par d’autres dogmes, à ceci près que les nouveaux discours ne sont plus disposés dans des livres sacrés. Plus symptomatiquement, ces discours d’un nouveau genre s’élaborent par l’entremise du ouï-dire, ce que Spinoza appelle la connaissance du premier genre, en l’occurrence la connaissance qui dispose le moins d’une chance d’obtenir la solution d’un problème épineux dont on pourrait espérer une concorde intellectuelle altruiste.
Il est manifeste que nous avons assassiné les dieux – les Grecs avaient déjà montré la voie en inventant le raisonnement, laissant alors croupir dans les caves plusieurs invocations polythéistes. Mais d’un autre côté, il est également manifeste que nous avons façonné une autre figure divine : c’est le ON, en l’occurrence l’autorité du « on dit », la perversité de la promesse sotériologique (« on ira tous au paradis » ; certes, mais est-ce « on » qui ira au paradis ou « nous » ?), voire le « on » grammaticalement problématique qui indispose le travail des traducteurs quand il s’agit de faire valoir la finalité d’un raisonnement universel qui emprunte pourtant les chemins d’une intention particulière. Aussi, il est très vrai que le « on » fait office de raccourci quand quelqu’un se trouve dans l’impasse de son discours. Il suffit de subir une objection plus ou moins correcte pour se réfugier derrière l’autorité du « on », soit cette réunion d’êtres invisibles dont on doit précisément accorder la pertinence des conclusions. Si « on » l’a dit, alors nous devons le reconnaître. Or une analyse rapide nous démontrera que le « on » est un artifice aussi bien ontologique que grammatical. Du point de vue de l’être, le « on » réfère exclusivement à une moyenne, une sorte de médiocrité ontologique où des particuliers espèrent vivre leur vie tout en restant dépendants de repères universels. Quant au point de vue grammatical, le « on » est à mon sens une façon de ne pas redonder avec le « nous » bien que son usage ne veuille strictement rien dire au sujet de ce qu'il faudrait décrire avec minutie.
Ce problème du ON est longuement abordé par Heidegger (Man en allemand). Celui-ci écrit dans Etre et Temps que nous sommes caractérisés par ce « On » dans l’ensemble de notre préoccupation quotidienne. Rien ne saurait dans cette perspective bénéficier d’une réelle authenticité. Cet engluement dans le « On » obstrue tout principe de responsabilité puisque le monde nous apparaît alors comme un ensemble de possibilités également disponibles et interchangeables non pas dans les résultats mais dans la manière de les saisir. Nous poursuivons nos actions en fonction du mode de l’être-selon-autrui, ce qui crée une sorte d’activité circulaire dans laquelle rien ne s’accomplit. Il est question d’exister non plus sur le mode du JE mais sur le mode du ON, et ce alors même que nous voulons arborer une illusoire liberté de penser en bâtissant des murailles contre les ancestrales religiosités.
Que sont les sujets sur le mode du ON ? Ce sont des êtres amorphes qui n’ont plus la capacité de devancer cette médiocrité ontologique. Il faut évidemment accorder que nous ne pouvons pas immédiatement nous diriger vers un idéal d’existence. En revanche, nous pouvons revendiquer une « possibilité individuelle » qui vaudrait davantage que la simili forteresse du ON. Car si cette forteresse se donne des apparences d’être inexpugnable, elle n’est au fond qu’une géante de papier qu’une maigre chaleur pourrait à tout moment embraser (voyez en ce sens les foules de pèlerins qui se pressent à Lourdes). N’est-ce pas la raison essentielle qui fait que les grèves, visiblement massives du point de vue des vociférations, finissent toujours par se taire dès lors que le « On qui vocifère » commence à perdre ses repères dans la mesure où l’exercice de la manifestation ne fait pas partie de sa quotidienneté habituelle ? La grève ne sert à rien lorsqu’elle est pratiquée sous cet angle. La rue est un bon moyen d’expression quand le peuple se propose de trouver une vérité sur lui-même, soit quand il procède à la falsification du discours officiel en créant lui-même un autre discours. Mais les seuls discours que je repère dans les grèves, ce sont des répétitions de slogans recyclés, soit des résurrections d’anciens « On » dont nous avons déjà mesuré l’échec par le passé. Il est en ce sens très piquant de noter que le « On » refuse systématiquement l’idée de réforme car il a peur de devoir rebâtir un autre « On », exercice bien trop harassant quand « on » a pris l’habitude de se nourrir des restes idéologiques.
Un exemple me frappe par rapport aux séditions estudiantines. Les grèves ont récemment échoué à l’Université française pour une raison évidente. Dès que les étudiants se voient privés de cours plus d’une semaine, ils finissent par être rattrapés par la crainte de leur avenir. Pourtant, n’étaient-ce pas les mêmes, quelques jours plus tôt, qui gueulaient à n’en plus pouvoir contre une réforme qui justement remettait en question la valeur de leur avenir ? Cette attitude contradictoire éclaire un point fondamental : l’étudiant lambda craint pour son avenir moins par le biais d’une réforme hypothétique que par son assiduité aux cours, lesquels prédéfinissent la substance qu’ils seront seulement capables de restituer lors des sentences examinatoires. En somme, les étudiants font eux-mêmes l’aveu que, sortis des cours, ils ne savent plus rien. Leur « on » ne leur souffle pas l’idée que les bibliothèques restent ouvertes et que, vraisemblablement, la lecture des œuvres dépourvues de « on » pourraient éventuellement leur redonner matière à penser selon la faculté présupposée que l’on peut logiquement inférer chez un SUJET cogitant. Par conséquent, si j’avais déjà parlé du danger de la sur-cogitation, je voudrais ici conclure par le non moins grand virus de la dé-cogitation. Il sera béni le temps où les étudiants divisés ne se traiteront plus entre eux de « fils de putes » mais bien de « fils de PUF ».

Avec mes amitiés heideggériennes,
K. Deveureux.

Energie et effet de masse.


My big family K,

Le regard que vous portez sur l'étrangeté du paradoxe « pleurer de rire » m'émeut au plus haut point. Je suis ravi de voir que vous tentez un parallèle avec le cinéma et la comédie grotesque et populariste. Attention cher ami, je fais une distinction profonde entre les deux notions suivantes : populaire et populariste. Evidemment je condamne tout propos politique populariste qui implique un désengagement total de l'auteur au profit du contentement du peuple. Il s'agit là d'un concept venteux qui produit un effet pervers non négligeable. J'explicite.
Le danger prépondérant des sociétés modernes, c’est la déresponsabilisation citoyenne associée à une politique beuglarde uniquement centrée (ou du moins c'est ce qu'elle veut nous faire croire) sur le désir, non individuel mais collectif, d'une masse informe et inculte que nous appelons « peuple ». Le phénomène de foule est fort intéressant. Il est indéniable que le regroupement d'individus renonce à la conscience et à l'intelligence du particulier. Pourquoi réfléchir puisque le groupe a pris cette responsabilité pour moi ? Je me défausse donc de toute responsabilité sur la mouvance d'un ensemble de gens et, pire encore, j'ai une excuse universelle en cas de problème.
Hier, lors de ma promenade quotidienne dans les rues de Gabès, une voiture s'arrête, la vitre se baisse, une main se tend et d'un geste dédaigneux, elle laisse tomber un bout de ferraille écrasée qui contenait, il y a peu, un liquide rafraîchissant. Cet égoïsme est frappant. Pourquoi se soucier de l'avenir tragique de la planète puisque d'autres le font pour moi ? Le « on » devient une facilité d'utilisation déconcertante quant à la dépénalisation de l'égoïsme. On retrouve ce phénomène honteux avec la politique. La populace, française en particulier, agit de même avec son environnement sociopolitique. « Je râle comme un benêt » car le gouvernement que j'ai moi-même élu n'est pas capable de résoudre mes petites préoccupations individuelles. Moi, Khalid Bouachiche, je pouffe de rire et je manque même de m'étouffer. Quand est-ce que le peuple se responsabilisera et se prendra en charge ? Il est trop facile de rejeter sans cesse la faute sur un groupe-tiers sans avoir un soupçon de jugeote pour remuer son propre arrière-train. Je pense que je dois être le seul dans ce cas de figure à tenir un tel raisonnement, à savoir qu'une politique de l’action, quel que soit son bord, ne peut être détachée du regard des gens qui l'ont composée ou tout du moins élue, et nous revenons sur l'éternelle question de la responsabilité de ses actes mais aussi de ses choix.
Quant au terme « populaire », il désigne pour moi tout le contraire. Il induit une culture trop souvent amalgamée au mauvais goût par des élites sans envergure. La classe populaire est, je vous l'accorde, peu élevée culturellement, néanmoins elle a le mérite de pallier par des coutumes sociétaires les grognements syndicaux qui bien souvent reprennent à leur compte le malaise des « petites gens ». Je m'explique à nouveau.
Les comportements sociaux autogérés par des croyances populaires évoluant sans cesse ont une capacité d'auto-absorption et d'autosatisfaction, quasi immédiate, du désir et du confort individuels, le tout au profit du groupe. Ce qui permet une régulation automatique des flux de tensions socio-ethniques. Cela est évident puisque ces populations populaires savent se contenter du strict nécessaire pour une vie paisible et agréable. Cette sagesse ne s'obtient que par l'écoute attentive des coutumes anciennes. Mais attention, ces anciennes moeurs ne sont pas restées statiques, elles ont su évoluer avec le temps et c'est seulement ces coutumes là qu'il faut écouter pour éviter le danger du basculement passéiste. Tout cela pour exprimer, et je pense que vous y reviendrez peut-être avec les fondements de la société grecque, un ras-le-bol généralisé de ces générations d'assistés, incapables de se renouveler elles-mêmes et qui plongent l'humanité dans une terrible torpeur...

Scandaleusement vôtre,

K.B

vendredi 6 février 2009

Pleurer de rire.


Monsieur Khalid Bouachiche,

Votre radiographie du rire, bien que fragmentaire par souci de laconisme, inaugure des pistes de pensée très stimulantes. Vous avez entièrement raison de faire entrer dans la lumière l’aspect pathétique du rire. Le rire du suicidaire n’est autre que l’emploi déraisonnable de la dérision, quand plus rien ni personne n’est à même de sauver la situation. Sur ce point, nous ne serons jamais déçus par le paradigme du clown blanc. Sa tristesse atteint de tels sommets qu’il n’est quelquefois plus possible de dépasser le malaise qu’il déploie. Notre désir module alors ce malaise ; nous faisons le choix d’en rire après que nous avons pleuré. Messieurs Chaplin et Keaton illustrent à merveille cette consubstantialité du rire et de la mélancolie ou, pour mieux dire, de « l’élan vital » et du « mourir » comme le signifie Bergson dans son célèbre essai intitulé Le Rire. Le rire fonctionne ainsi comme une machine à détendre les tensions du malaise. Par conséquent, qui rit fort annonce le bruit de sa tourmente intérieure. Si nous rions du malheur des autres, nous le faisons par effet purement cathartique. La mort déchaîne les passions parce qu’elle nous éloigne momentanément de l’épicentre des attentions. Quand le corbillard roule à travers les ruelles du village, les regards luisants au milieu des fenêtres observent la vie du trépassé. Des sourires complices s’échangent entre les témoins : « Qui est le malheureux qu’on met en terre ? Au moins ce n’est pas nous, rions d’être en vie. » Ces gens se rendent le signe d’un sourire car il serait indécent d’être mort de rire en pareilles circonstances. Pourtant, à l’intérieur, ils se vautrent dans le rire, rompant comme vous dites leur condition sociale de témoins médiocres.
Mais je laisse en suspens ces réflexions introductives pour me concentrer sur les tenants et aboutissants du fou rire. Par définition, il s’agit d’une situation individuelle dans la mesure où la folie n’est pas transmissible. Ce qui se communique, c’est l’attitude du rieur – son objet de rire est personnifié par le travail de son esprit. J’avance donc, à partir de là, que le film comique est mauvais quand il faire rire toujours au même moment. A l’inverse, si la salle de cinéma se met tantôt à rire dans un coin, tantôt dans un autre, et comme ceci à l’infini en variant chaque fois les lieux d’où les rires émanent, cela prouvera alors que le film recèle des quantités de situations comiques, avec une variabilité de degrés risibles tout à fait expérimentale. Pour ne citer que trois films prétendument risibles et jouissant d’une réputation certaine : Bienvenue chez les Ch’tis (ambition ratée, le rire s’identifie autour du stéréotype de population régionale – très réussi en revanche pour le fidèle public de Jean-Pierre Pernaut), Le père Noël est une ordure (maladroit dans la forme, prévisible dans l’événement), et Astérix aux jeux olympiques (impossibilité de mettre en images séquencées ce qui relève du plan fixe de la bande dessinée).
En fin de compte, ces trois exemples de film véritablement mauvais dans leur registre ont le mérite de souligner le tragique de l’existence. Les critiques n’ont pas été suffisamment perspicaces pour effectuer les sélections lors des festivals. Ce faisant, nous nous retrouvons à Cannes avec des films tout à fait comiques et qui reçoivent des prix dramatiques. La leçon de piano, palmé d’or, méritait sa Caméra Comique ! Il y a un tel potentiel dans la scène de nu avec Harvey Keitel que lui-même retient son fou rire quand le piano vient ajouter à son adamisme une touche d’obscurité. Et ce piano englouti par les eaux ? Personne n’y a vu le déferlement de l’absurde puisqu’on a préféré interpréter à ce moment-là un engloutissement de la musique dans les eaux profanes ! Il fallait être fou pour ne pas y voir le message sarcastique de la réalisatrice. C’est pourquoi le summum du comique se traduit par une brusque descente aux enfers de la vie, laquelle ne doit jamais être l’unique point focal du scénario. Nous rions parce que ça ne fait pas rire, parce que cela nous pèse de devoir supporter la lourdeur imposée par l’esprit de sérieux. Je crois de cette façon que chaque œuvre dramatique est lisible dans son reflet comique. Et logiquement, l’œuvre taxée de comique représente souvent des existences moyennes qui font de l’extraordinaire avec de l’ordinaire. Personnellement, je ne ris pas quand un immigré tchécoslovaque apporte un gâteau mal cuisiné. Je ne ris pas non plus quand un chef de la Poste se fait muter dans le Nord. Ces films comiques, ayant alors provoqué le fou rire des classes moyennes, n’ont pas fait rire parce qu’il le fallait, mais ils ont fait rire parce qu’il ne s’agissait que de moqueries éhontées ! Si bien que le fou rire se reconnaît surtout dans l’usage d’une moquerie. Il devient exploitable quand on partage la moquerie, et alors nous faisons des mauvais films assurés de remplir les salles. En outre, les bêtisiers ont du succès parce qu’ils mettent en scène le mécanisme de la moquerie.
Qu’est-ce donc qu’un excellent film ? Est-ce un film qui ne fait que faire rire ? Que pleurer ? Nous le disons souvent : le film réussi est celui qui fait passer du rire aux larmes. L’année dernière, j’ai beaucoup aimé Le premier jour du reste de ta vie. Et les années précédentes, j’ai chaviré pour La vie est belle et Les invasions barbares. Jouer avec les sentiments vaut mieux que jouer avec un sentiment. La richesse de l’humanité se travaille en faisant vibrer toutes les cordes de notre instrument vital. Si une seule est préférée au détriment de toutes les autres, nous rouillons nos sentiments et nous devenons l’affreuse image que vous avez choisie, en l’occurrence des Messieurs et Madames Heureux, étrangers à la tristesse parce que déjà trop tristes de mener une vie de platitude. Donc, en dernière remarque, je dirai que nous pouvons compléter votre taxinomie du rire avec le recensement des rires et des fourires à l’intérieur des salles de cinéma.

Bien heureusement à vous,

K. Deveureux.

La sudation du rire.


Mon tendre ami K,

Votre raisonnement sur la corrélation du rire et des animaux chez Disney est prodigieusement édifiant et même remarquable. Je dois dire que cette faculté buccale d'émettre un son est une source d'auto bien-être à ne pas négliger. Le rire médical existe depuis longtemps. Ses bienfaits sur le corps et l'esprit ne sont plus à prouver… Un de mes étudiants, peu brillant je dois le dire, mais faisant preuve d'une époustouflante originalité dans le mauvais sens du terme, m'avait proposé un mémoire de sociologie sur la métaphysique du rire. Il avait suivi pendant de longs mois les équipes de bénévoles de l'association des « blouses clowns » qui se propose de distraire les enfants en phase terminale. Pour ma part, le véritable intérêt réside dans la corruption sociale du rire. Je m'explique cher ami.
Le rire a cette faculté exceptionnelle de relâcher le sphincter, permettant ainsi une évaporation ou une « transpiration des attitudes sociales ». On apprend beaucoup du rire d'un individu. On peut juger de sa faculté d'adaptation socio-éthnique et dresser en quelques minutes un portrait fidèle de sa position sociale et politique.
L'étude dirigée par mes soins fut vite orientée vers une analyse psychosomatique du rire. On a établi, mon élève et moi, un panoptique du rire. Il est évident que cette thèse fut axée sur celle développée par notre regretté ami, monsieur F., les champs d'étude étant tout de même différents. Ainsi, chaque expression gutturale fut répertoriée, classée et analysée. Mes premières remarques concernaient la tendance séparatiste du rire. Une division, tout comme celle de l'Etat et de l'Eglise, entre le rire corporel et le rire psychique. La plus parfaite illustration entre ces deux fonctions distinctes est cette formidable scène dans Mary Poppins (jouée par une Julie Andrews des plus sensuelle et douce) où nous découvrons l'oncle perché au plafond en train de s'esclaffer... S'ensuit alors une démonstration spirituelle du rire, avec cet étalage de pouffements, de toussotements et autres formes viscérales et sociopolitiques du rire. A contrario, l'oncle qui se dilate la rate et le sphincter à ne plus pouvoir tenir sur terre est la métaphore parfaite du rire physiologique. Il s'agit même d'une transcendance de celui-ci puisqu'il défie les lois de l'apesanteur. On note des castes du rire qui peuvent se hiérarchiser de la façon suivante :

1) « Le rire étouffé » : Montre une certaine éducation aristocratique dont l'expression même d'un élan de relâchement est considérée comme péché mortel.
2) « Le rire hurlant sans son » : Exprime une véritable volonté d'exister au-dessus de sa condition sociale.
3) « Le rire hurlant » : Désigne au contraire une propension vulgaire à l'exhibition. « Regardez-moi, je ris, je suis heureux de façon ostentatoire ». Dans la réalité, l'effet produit est inversé. Plus un homme se tord de rire, plus on sait qu'il cache une profonde envie de suicide.

Je vous dresse seulement les trois principales catégories, elles nécessitent un développement dont le temps me manque pour vous en faire état.
Néanmoins, le « fou rire », non traité par cet élève, m'apparaît comme l'unique intéressement possible quant à cette étude. En effet il présente un abandon total de la raison... Je vous laisse sur cette toute petite méditation.

Cordialement,

K.B