jeudi 18 novembre 2010

Machine à découdre.


Cher Professeur,

Voilà bien longtemps que je n'avais pris la plume. Mais comme je le répète souvent à mes étudiants, le silence est nécessaire. Il permet d'entrer en communication avec la cosmogonie humaine.
Vous le savez sûrement, cher collègue, j'ai eu quelques difficultés personnelles ces temps-ci, je ne rentrerai pas dans les détails mais la mort n'est jamais de bonne compagnie. Le moment est venu pour ma personne de me remettre en route sur les chemins de la connaissance et de promouvoir la pensée corrosive et revendicatrice. Je me suis tu suffisamment longtemps pour crouler sous une masse d'informations erronées, indigestes, et d'une bêtise sans comparaison. J'en ai assez de supporter cette montée d'agressivité qui consiste non pas à revendiquer de réelles convictions mais à vouloir à tout prix en découdre avec n'importe quelle autorité.

En cette période de trouble politique, je remarque que la masse facebookienne a une faculté accrue de s'interloquer de toutes choses et de vouloir nous servir une soupe guerrière teintée de « je ne suis pas d'accord ». Il est là, on y est, nous entretenons l'objectif premier de l'humanité du 21ème siècle, à savoir «gagner». Gagner quoi ? Je vous le demande. « Avoir raison » est finalement le nirvana de la construction de soi. On est en pleine phase orgasmique lorsqu'on arrive à gagner la raison universelle, la raison incontestable, celle qui prévaut sur tout. Nos rapports changent. La faisabilité d'un dialogue n'est actuellement régie que par un critère de colère nécessaire. Le débat n'existe plus et on laisse aux gestes violents la crédibilité des bons argumentaires. Un glissement s'opère et on cherche par dessus tout à s'affirmer par la violence. Cela marque indubitablement le manque cruel de culture qui permet d'énoncer des positions militantes sans une once de domination physique. Cet exercice de joute verbale motivée par le déterminisme secret de déposer cette raison absolue sur la tête du cadavre encore fumant de son interlocuteur ne me gêne absolument pas tant que celui-ci reste dans une dynamique didactique. Dès lors que l'on soustrait cette option pédagogique de la confrontation dialectique, on récupère des conversations stériles qui ne mènent qu'au pugilat. Je regrette cette dérivation de la communication humaine. Je l'attribue bien sûr à ces médias qui ne proposent que des pensées prémâchées et qui donnent aux incultes le droit de s'exprimer.
Par ailleurs je note de plus graves accusations dans la pratique discursive. Celles-ci sont les symptômes précurseurs de la perte de notre humanité. J'évoque naturellement la notion de déni. Le déni de valeur. On arrive dans une période naturelle que l'on applique généralement au deuil. On dénigre de façon instinctive le véritable but de notre soif de conquête pour entrer dans une forme de démence. On bave de colère, on trépigne en dedans et à la moindre occasion, dès lors que l'on aperçoit une brisure dans le mur superficiel de l'identité d'autrui, on n’hésite pas à utiliser son marteau piqueur de la raison futile et gratuite pour détruire pierre par pierre cet édifice ridicule. Alors je pose cette question : pourquoi des générations entières perdent le contrôle de leur discours pour en arriver au point de rupture de la raison sous couvert d'avoir raison ? Je ne prétends pas connaître tous les tenants et les aboutissants d'un tel comportement, néanmoins j'en ai déjà esquissé quelques contours. Je vais exposer un cas pratique.

Lors de mon dernier passage en terre tunisienne, j'ai assisté à une scène particulièrement éloquente. Le contexte fut simple : trois générations de femmes se promenaient dans la rue. Quand la dernière âgée de 4 ans se mit à courir vers un landau, ravie de voir un nouveau né, le bambin se mit à secouer la poussette. La maman, assise au café, dit gentiment au petit monstre à deux pattes de ne pas s'accrocher sous peine de renverser le contenu, à savoir le bébé. Sans que je ne m'en aperçoive, le ton est monté, et ces femmes d'allure tranquille se changèrent en de véritables amazones des temps modernes. Nous pouvons pardonner aux dernières générations leur manque de repères mais la grand-mère, celle dont la sagesse doit faire jurisprudence, n'avait-elle pas mieux à faire que de disperser sa salive venimeuse agissant ainsi comme une dynamo du conflit ? Est-ce un manque d'intelligence de sa part ? Un point de rupture comportemental sous-tendu par une crise économique difficile ? Ou simplement l'envie de s'affirmer comme un chef de famille incontestable qui protège sa progéniture ? Eh bien il s'agit là d'un savant mélange des trois. Bien avant l'ère du « tout accessible », j'entends par ce terme la prolifération d'informations mondiales que déverse internet, un seul de ces trois critères qui découlent de ces trois questions se trouvait être l'axe dominant du comportement humain. Bien sûr, un turn-over existe et, suivant le moment de sa vie, l'axe dominant est changeant. La tempérance était donc de mise car il y avait toujours un autre axe pour réguler la montée et le déversement du flot d'agressivité. Ces axes, qui sont au nombre de trois, quels sont-ils ?


Le premier se trouve être la culture, ou plutôt l'éducation ou l'éveil à la différence. La télévision et son flot de programmes attardés s'est bien vite chargée de remplacer la pratique pédagogique de la conduite en société par l'exhibitionnisme outrancier, le non respect des différences et la mise en abyme de l'utilisation d'autrui comme papier hygiénique de sa propre merde éducative. Ainsi, on se retrouve essuyé de toute valeur. Le second axe relate quant à lui la difficulté de se concevoir dans un espace donné. Avec la mondialisation et une économie qui nous échappe, la construction de soi est en proie à la dilution spatiale et on se perd dans un infini territorial. Et pire encore, le terrorisme mondial a créé un sentiment de méfiance et de peur envers notre environnement immédiat. Ainsi, on se retrouve amorphe, apeuré et sans aucune conscience de son espace de vie. Le dernier axe parle de l'emprise de la cellule familiale sur la conscience de son être. Ainsi on se retrouve dépourvu du sens et du devoir de la curiosité extra-familiale. Ces trois axes d'étude comportementales ont éclaté et par là même fusionné pour créer chez l'homme ce désir irrépressible de vouloir en découdre. Plus aucune régulation n'est possible et la violence finit par s'imposer comme unique moyen de communication viable.

Je ne conclurai pas ce courrier en donnant une idée des conséquences dramatiques de cette évolution du comportement humain. Je n'ai pas envie de jouer à Nostradamus néanmoins je laisse à chacun la liberté d'émettre ses propres hypothèses. Le temps se durcit, l'avenir devient sauvage et nous serons ensevelis par une brume épaisse aux lames tranchantes.

A mon regretté amant, Césàrio Callero, artiste, saltimbanque, qui tout au long de sa vie durant à cherché à rendre à ses semblables la vie agréable.

Un K.B endeuillé