vendredi 30 janvier 2009

Parler comme une vache espagnole.


Mon vénérable Bouachiche,

Nous avons par votre intermédiaire localisé une thèse décisive : les productions de Walt Disney procèdent à un détournement du règne animal qui, ce faisant, renversent les modalités d’existence au sein des sociétés consommatrices. A travers les scenarii de Disney, l’animal accède à tout ce que la pensée humaine lui a retranché depuis lors (raison, parole, histoire – philosophiquement parlant, l’animal devient alors logique, dialogique et mémoriel). L’ours s’extirpe de sa condition de brute épaisse pour devenir le représentant du bonheur (Baloo est une réminiscence plus ou moins convaincante de Sénèque) cependant que la hyène ne bénéficie pas de ce traitement de faveur (elle est voisine du cimetière des éléphants, donc confusion de mort et de mauvaise vie). En revanche, certaines ségrégations continuent d’exister parmi ces modèles fondateurs, et elles n’ont d’autre rôle que celui de préserver la hiérarchie des apparences. Pourquoi l’ours et pas la hyène ? Parce que l’ours, avec la rondeur de sa morphologie, est plus apte à incarner un symbole de sympathie. Ce n’est pas forcément un hasard si Walt Disney est le contemporain de la théorie gestaltiste. Dans la mesure où nous suggérons que la nature humaine est destinée à saisir le monde par des truchements géométriques, en l’occurrence par des formes prédéfinies (les Gestalts) et indépendantes d’une action de l’entendement, alors nous reconnaissons un symbole de confiance dans la rondeur par opposition à la rudesse du simple trait. En d’autres termes, la rondeur rassure parce qu’elle se rend visible tandis que la maigreur de la hyène nous rend sceptique dans sa propension à exiger de nous un effort de visibilité.
Ce que nous devons regretter, à part le fait que le décès de Walt Disney n’a malheureusement pas endigué cette ligne narrative de l’animal-roi, c’est que ces dispositions irrecevables ont donné beaucoup d’idées à ceux qui n’avaient pas encore remarqué le potentiel vendeur des animaux. Je ne vise pas le commerce des peluches car il vaut mieux être accompagné d’un ourson selon les circonstances. Cependant je ne peux définitivement plus supporter les animaux en tant que prismes d’éthique alimentaire. Si la vache se fend la poire, elle doit avoir des raisons de le faire. Selon la tripartition que j’ai établie (cf. supra), je vais décliner les suites dangereuses liées à la figure du bovin rouge et rigolard :

1. La vache riante (animal raisonnable) : sa faculté de rire signifie qu’elle reconnaît une ou plusieurs stimulations qui causent la présence du rire. Il faut pour cela que l’animal soit doué de raison, certes, et qu’il soit également supposé faire un usage très logique de la raison étant donné que le rire appelle un détournement des signes habituels (l’humour étant un travail ontologique de grande envergure car il donne à l’être des propriétés qu’il n’avait pas). Pourquoi la vache rit-elle ? Parce qu’elle comprend simultanément ce qui est matière et matière à rire, faisant la jonction entre les deux, jonction que l’on appelle aussi le sens de l’humour. La vache est par conséquent dotée d’un sixième sens ; son message possède en ce sens une légitimité communicationnelle.
2. La vache rit (animal parlant) : il se trouve que nous disons d’elle qu’elle rit en effet, c’est-à-dire qu’elle est dans la pleine effectuation d’une sonorité qui s’identifie comme rire intelligible. Ce rire est même suivi d’une expression riante, ce qui rend le son subalterne – nous pouvons de facto désigner une vache riante parce que nous repérons sur ses traits tous les indices d’un rictus joyeux. Cette assimilation humaine dérive du cadre publicitaire, si bien que le fromage vendu à cet effet sera grandement prisé par le jeune public. Ce que veulent les enfants, ce n’est plus le goût du fromage mais le fromage en tant qu’il est représenté par le rire efficient de la vache. Ici, les publicitaires s’apparentent au Prince de Machiavel car ce dernier recommandait au souverain de savoir « user de la bête » (usare la bestia). Il s’agit d’un coup de force incroyable : septième art et art de la publicité s’auto-alimentent de chimères signifiées mais insignifiantes.
3. La vache a ri (l’animal historique, historial et historicisé) : si elle a ri, c’est qu’elle le refera ultérieurement. Le rire bovin (expression de nos jours employée pour qualifier un rire ostentatoire souvent émis par une femme ronde) s’encastre désormais au milieu de la hiérarchie des rires humains. Ce rire « historique » est amalgamé comme suit : rire communicatif au sens polysémique du terme puisqu’il est rire de publicité (donc séquences du même rire avec prospective d’un effet de masse) ainsi que rire causal (nous rions de voir la vache rire car les seules vaches que nous connaissons sont enfermées derrière des clôtures électriques, bouffées par les mouches et les taons). C’est donc le paroxysme du renversement ontologique. J’ai même envie de parler de subversion ontologique tant l’animal s’est substitué à la parole humaine faite de règles syntaxiques. De plus, le schéma publicitaire, dans sa brièveté, fortifie ce nouvel usage des animaux où il n’est même plus la peine de construire des histoires à dormir debout avec des guerres intestines mettant aux prises quelques souris et quelques hommes (Bernard et Bianca II, luttant contre la braconnerie australienne). L’animal se fait excellemment histoire : il est sorti de la fiction et de la domesticité pour introduire un type de dialogue où nous avons perdu le sens de la parole.

Ainsi, comme vous l’écrivez, il y a fort à parier que ces nouveaux messages protectionnistes n’aient qu’une fonction de catalyseurs de violence. Depuis que l’animal est entré dans nos codes juridiques, des extrémistes de la nature pensent que l’homme bipède est une sous-race dont l’extermination devrait favoriser le règne animal à part entière. Ici je réfère au babouin philosophe dont la parole prophétique fait un étalage de toute sa sophistique dans Le Roi Lion. La parole est d’ailleurs juxtaposée au geste, sur fond de soleil couchant, ce qui accentue encore la symbolique de l’oracle en train de parler.
Le monde est malade d’une peste indicible et je ne suis pas sûr qu’un nouvel Œdipe viendra nous délivrer des questions paraboliques du Sphinx. Las ! Si mademoiselle P. ne se touche pas à cause de la raison suffisante exposée par les productions Disney, celle-ci oublie alors que l’animal lui-même se masturbe (nous observons le plus souvent ce phénomène lorsque les chiens se frottent le pubis ou bien lorsqu’ils miment l’accouplement sans partenaire – c’est bien la preuve qu’ils ont représentation de ce qui n’est pas présent). J’en appelle alors à la plus stricte vigilance devant ce nouvel état du monde. Nous devons commencer le rétablissement ontologique au plus vite car je constate que depuis que Dieu est mort, l’homme s’est inventé de nouvelles divinités dont les temples arborent un luxe délétère. En somme, nous devons arrêter de faucher les champs d’OGM et faire de ces priorités agricoles des priorités laïques : commençons par vandaliser les jardinières de Disneyland, ensuite nous verrons comment construire le bûcher sur lequel devra périr Mickey et toute sa ribambelle d’amis moralisateurs.

Magnanimement à vous,

Konstantinos Deveureux.

P.S : nous réserverons sur cet espace une tribune aux Gangs of Kinshasa – groupe qui mérite d’être plus amplement médiatisé. Leur nouvel opus est prévu pour cette année, il paraîtrait selon des sources intimes que l’album aurait une tendance philosophique.

Disney ta mère (chanson du groupe Gangs of Kinshasa).


Mon cher K,

Votre courrier me semble bâti sur de profondes convictions que je partage en tout point avec vous. Néanmoins j'ajouterai une nuance sociologique au comportement de mademoiselle P. Pourquoi nier son corps et son esprit par la non-masturbastion ? Quel contexte sociopolitique peut expliciter ce manque de clairvoyance ? Mon cher confrère vous nous donnez, bien sûr, quelques pistes avec la figure de la marâtre au sens premier des contes de fées. Ce qui m'amène particulièrement à parler de ce phénomène étrange que l'on croise chez les jeunes générations : « le complexe Disney ». La nouvelle génération, celle arborant une trentaine florissante, m'interpelle beaucoup en ce moment, par cette inadaptation sociale dont elle fait preuve. Beaucoup de sociologues ont remarqué l'âge tardif auquel les enfants de soixante-huitards se libèrent du cordon ombilical tenace de leurs parents. Ce fait s'explique par deux vecteurs essentiels à mon sens.
Le premier est la libération sexuelle des années 70 qui immanquablement a provoqué la rupture de la cellule familiale. Par pitié n'arborons plus ce voile obséquieux des bienfaits de la révolution sexuelle ! Ouvrons les yeux et regardons ensemble les terribles conséquences d'un tel mouvement de société. Nombreux, à l'heure actuelle, sont les jeunes issus d'une séparation ou d'un divorce. La consommation du plaisir, et nous l'avons déjà démontré, est incompatible avec une vie stable, propre et bien rangée. Les chiffres ont été largement usités quant à cela. Ainsi, n'ayant plus de repère bicéphal (un père et une mère), l'enfant se raccroche le plus souvent au seul parent qui lui reste (en général la maman). Le parent, imbécile la plupart du temps, croit qu'il faut compenser cette perte en doublant l'affection auprès de l'enfant, lui-même ayant grandi dans une structure familiale à deux pendants. Je ne parle même pas de l'influence néfaste de Dolto sur l'éducation et sur les dérives de l'enfant roi, vous aurez compris seul que cela est intrinsèquement lié. Le coup de grâce, qui va pousser notre chérubin dans les voies de l'incapacité à se masturber, c'est le dessin animé parfaitement aseptisé de Disney.
Je suis sûr que mademoiselle P. en est une inconditionnelle patentée. Walt a plongé la génération des trentenaires dans un monde où l'être aimé est la caricature immorale de l'enfant Jésus. Absence de sexe mais naissance quand même. Comment voulez-vous qu'un être puisse évoluer correctement avec l'inter-agissement de ces deux faits socio-éducatifs. Je ne peux éprouver du plaisir car les deux seuls modèles de comparaison dont je dispose sont l'amour écrasant et asexué d'un de mes parents ainsi que l'absence totale de plaisir charnel dans un monde où les animaux parlent pour ne rien dire (si encore ils étaient intelligents) et où les princes sont charmants. Mademoiselle P. est culturellement dans un schéma faussé de construction du moi. Je dirais même qu'il n'en existe aucune. On placarde sans fondement un bonheur parfait, sans faille, sans défaut d'aucune sorte, sur le front de notre chair. Si bien que la naissance d'un être ne peut se concevoir autrement que comme la concrétisation absolue de sa vie.
Mais que va-t-elle faire à cinquante ans ? Que va-t-elle faire lorsqu'elle se rendra compte qu'elle ne peut avoir la mainmise sur sa progéniture ? Dur sera le réveil... Je serais rassuré si le monde n'était pas peuplé de naïfs bêtas qui croient que la vie est un long fleuve tranquille et qui disposent à l’arrière, dans le jardin de leurs maisonnettes hansel-et-greteliennes, d'un trou où ils enfouissent sans arrêt leurs hontes, leurs faiblesses, en bref leur humanité. Je suis non pas scandalisé comme à mon habitude mais triste de me rendre compte que la société des hommes se dirige vers un gouffre sans fin d'égoïsme (et j’irai même jusqu’à parler d'égocentrisme). Mon cher Walt, je te méprise et je te condamne. Je suppose que de ton rocher putride tu ne peux imaginer le mal que tu as engendré. Le pire est à venir, car nous tentons par tous les diables à protéger nos enfants de la violence par des programme pédagogiques infantilisants et méprisants qui ne font que redoubler la puissance de celle-ci. Ne nous étonnons plus, qu'à l'heure actuelle où les gens descendent dans la rue, de renvoyer, tels des panurgéens, la faute sur un tiers et non sur soi.

Cordialement,
K. Bouachiche.

samedi 24 janvier 2009

Maître et disciple.


Cher collègue et ami,

Des lecteurs qui sont un certain nombre pourraient penser jusqu’à présent que nous mettons peu en valeur ce qui a établi notre renommée, à savoir les méthodes scrupuleuses de la recherche ainsi qu’un degré de reconnaissance intellectuelle à travers plusieurs revues scientifiques qui enjambent la seule influence des Universités. Vous avez assurément vos lecteurs et même vos fans d’après ce qui se publie autour des interrogations sociologiques du présent. De mon côté, en philosophie, je jouis d’une notoriété indiscutable sur tout ce qui analyse maladivement les grands principes de la métaphysique. Notre mérite, autant que nos plans de carrière, reposent également sur des tentatives jamais avortées de lire le monde par l’intermédiaire d’un prisme interdisciplinaire où se chevauchent tantôt les avancées anthropologiques où vous excellez, tantôt les dépassements ontologiques où je m’efforce de répéter que l’être est malheureusement trop souvent la caution des philosophes qui n’ont rien à dire sur la réalité objective des choses qui existent. Je voudrais alors justifier ce qui pourrait passer pour de l’orgueil, voire du terrorisme intellectuel dont on nous accuse sauvagement. Je le redis sous votre contrôle, mais ceux qui se servent de nos écrits pour fonder une pensée ne sont que des jaloux qui perdent leur temps alors qu’ils pourraient améliorer leurs conditions respectives de travail en proposant des travaux novateurs. Actuellement, des entreprises privées nous allouent des fonds monétaires substantiels parce que nous vivons pleinement le métier qui est le nôtre. Il fut un temps où je devais écrire mes articles sur le même bureau qu’un collègue et, croyez-moi, une réflexion sur les catégories aristotéliciennes n’est pas de tout repos quand tout près de vous un jeune épistémologue partage une conversation téléphonique avec la femme de sa vie. La persévérance ainsi qu’une passion toujours grandie m’ont permis de m’extirper de ces guêpiers universitaires de basse renommée.
Dans le sillage d’une existence votive envers les procédures heuristiques, j’aimerais aujourd’hui vous faire partager les résultats de mes investigations concernant le cas de la sexualité de mademoiselle P. Plus particulièrement, je souhaiterais aborder le sujet de l’onanisme sans souffrir d’un langage à double sens qui détournerait le lecteur des significations réelles et profondes sur la question. Des critiques avisés écriront que l’onanisme interroge la forteresse du Moi et que ce bastion s’éprouve davantage une fois qu’il a contracté un acte de mariage (Y a-t-il une légitimité à se faire plaisir quand on a promis cet acte à la personne qui, avec nous, construit et rend possible la situation maritale aussi bien que la pratique du plaisir ?). D’autres critiques, moins rigoureux dans l’analyse, m’accuseront de masturbation intellectuelle, ce à quoi je réponds précautionneusement qu’une telle accusation ne saurait peser bien lourd dans la balance des concepts qui vont être ici développés.
Nous avons acquis précédemment que mademoiselle P. ne vivait que pour elle-même et que, tout ce qu’elle touche, elle le dévore afin de se remplir d’un élan vital qui accentue son objectif constructiviste du JE dominateur et par conséquent du JE absorbant. Ce repli sur soi produit une sédimentation néfaste de l’identité car il secoue toutes les promesses de l’intersubjectivité. Le simple fait d’être né du ventre de la mère pose déjà un problème capital dans la mesure où un sujet tel que mademoiselle P. a beaucoup de difficulté à comprendre qu’il n’est pas un sujet sui generis ou causa sui. Mademoiselle P. serait la première à affirmer « Je suis la seule substance du monde » si elle possédait un lexique métaphysique. Or, comme elle n’est en possession que d’un vocabulaire rudimentaire, elle ne peut organiser une quête de l’intelligence sémantique. Elle est comparable de ce point de vue au personnage Calliclès, probablement monté de toutes pièces par Platon. Cet homme théâtreux est le chantre de la solitude : persuadé qu’il faille libérer la puissance des passions individuelles, il serait prêt à tout manger pour ne pas que les passions deviennent des manques. Pourtant, ce dont il ne s’aperçoit pas, c’est que ses actes sont des manques répétés qui désirent toujours plus qu’ils ne pourraient avoir, d’où l’itération de ces plaisirs qui, à force de reproductions continues, en viennent à perdre leur modus operandi. Favorable au droit naturel, Calliclès se croit le digne représentant de la nature telle qu’elle serait disposée dans le repérage du cosmos. Toutefois, le cosmos grec réfère à un monde clôturé qui n’accepte aucun débordement. C’est la raison pour laquelle Calliclès apparaît finalement comme une monstruosité cosmologique en ce sens qu’il affiche une outrecuidance immodérée qui le place d’emblée hors des limites du monde connaissable. Autrement dit, tout ce qu’il est, c’est tout ce qui ne peut pas être dans le cosmos car tout ce qu’il souhaite est par nature indisponible.
Nulle intention de ma part de gaver le lecteur d’un grain philosophique, j'ai peu de reconnaissance pour les cerveaux gras. Mais si j’en appelle aux thèmes explicites de la construction du Moi, de la solitude et finalement d’une improbable capacité de vivre en communauté, c’est que j’ai relevé chez mademoiselle P. une manière de vivre qui contredit sa position recroquevillée et qui, par le fait même, rend caduques ses intentions égocentrées. Elle poursuit d’une part, et non sans une imbécile acrimonie, la culture de sa personnalité en agissant selon les seules fins qui pourront grossir ses moyens tout en se persuadant de la bonne conséquence de la finalité sélectionnée, puis d’autre part elle répudie toute manifestation de plaisir solitaire en faisant de la masturbation une « pollution de soi-même », ce que Salzmann (auteur de On the secret sin of youth et naguère auditeur du féminisme naissant) détermine dans un allemand pur par le terme de Selbstbefleckung. Kant répondra à cela par des termes non moins explicites : Selbstschängung (abus de soi-même), Selbstbetäubung (« l’abrutissement de soi-même par l’usage immodéré de boisson ou de nourriture »).
L’autorité de la prononciation germanique me semble sur ce point incontestable, de même que les implications engendrées par cet accent teutonique. En outre, la tradition morale de la pensée kantienne, replacée dans son projet de sainteté où quiconque après sa mort pourrait être en droit d’espérer la sanctification immédiate au regard de sa conduite terrestre (le santo subito de nos frères italiens), illustre merveilleusement les contradictions internes du comportement de mademoiselle P. A la fois incapable de développer une sociabilité salubre et de favoriser l’imminence d’un plaisir potentiel à l’endroit de son corps, elle prétend néanmoins bâtir son SUJET sur des fondations solidement réfléchies. Ce qui me gêne, vous l’aurez compris, c’est moins le manque ou le rejet volontaire du plaisir que cette incompatibilité entre l’acte et la pensée. Par ailleurs, le vecteur judéo-chrétien plane sur cette personne sans qu’elle ait, à ma connaissance, suivi un enseignement théologique. Cela justifie le rôle joué par la figure maternelle, laquelle s’est substituée à l’icône d’un Dieu malmené par des écrits à tendance théocide (allant en gros de Friedrich Nietzsche à Michel Onfray, ce dernier pratiquant une philosophie de comptoir au sens polysémique du terme). La mère est ici doublement problématique : elle symbolise l’irréductible figuration de l’autre étant donné qu’elle a enfanté mademoiselle P. et, plus évidemment encore, elle incarne l’archétype modal qui prohibe l’idée même de masturbation en tant que la masturbation infère une frustration qui viendrait éventuellement bouleverser les schémas existentiels fondés à partir de critères subjectifs mais paradoxalement logiques. Se masturber, dans ces conditions, revient à arraisonner la raison sous la figure diabolique de la folie. C’est l’irréversible retour des stéréotypes où toute émanation du sujet masturbatoire devient un rapporteur du mari isolé dans un couple inefficace, ou encore de la figure tutélaire de l’adolescent prisonnier de ses ardeurs et, plus généralement, du problème de la représentation d’une fin qui n’est pas objectivement présente et qui pourtant sert d’outil à l’esprit pour juxtaposer le geste de l’excitation à la pensée de l’objet stimulant façonné par l’entendement. La masturbation est de ce point de vue un excellent exercice pratique qui rend hommage à la théorie. C’est ce qui fait dire à Rémi, dans Les Invasions Barbares, qu’il a longtemps couché avec les plus belles femmes du monde, effectuant des infidélités entre Chris Evert et Françoise Hardy.
On en revient alors à ce que vous déclariez incidemment sur le compte de mademoiselle P. Elle ne peut envisager une sexualité épanouie à cause de sa méconnaissance d’elle-même. Cette méconnaissance, simultanément provoquée par l’omnipotence du gourou maternel ainsi qu’une volonté de ne pas vouloir transgresser la dogmatique judéo-chrétienne, conduisent mademoiselle P. à une sophistique existentielle tout à fait pertinente du point de vue psychopathologique : elle se destine à des actions qui ont un fondement dans un esprit qui perpétue le divorce avec le corps. Si bien qu’elle agit selon des intuitions lointaines dont les échos sont peu ou prou récupérés par le gourou, pour se redistribuer en dernière instance au sein d’une quotidienneté répétitive que j’appellerais « masturbation symbolique ». Les actes obéissent au principe mécanique d’une masturbation compulsive à ceci près qu’ils ne réfèrent à aucun plaisir. Il y a manipulation de symboles dans la mesure où rien dans un tel monde ne peut bénéficier d’une réalité objective. Tout est donc sujet à la sur-motivation d’un sujet qui agit selon des fins, soit en ignorant délibérément l’impossibilité de la finalité puisqu’une telle capacité ne revient qu’à Dieu.

Amicalement vôtre,

Konstantinos Deveureux.

samedi 17 janvier 2009

Cavalier seul.


Monsieur Bouachiche,

La route est longue jusqu’à la terre promise de la vérité. Le désaccord vient du fait que sous des mots pourtant simples, peu de gens mettent les mêmes significations. Certains se plaisent à entretenir les controverses morales en discourant sur le bien le mal, convaincus de poursuivre une existence placée sous le sceau de l’éthique. D’autres désirent s’instituer « professeurs de vérité » et ce sont des personnalités redoutables car ils n’hésitent pas à brouiller le sens des mots pour obscurcir l’entendement des locuteurs fidèles. Au milieu de ces tumultes, vous avez les individus comme nous, c'est-à-dire les opiniâtres du bon sens. Ce n’est pas honteux de reprendre quelqu’un quand celui-ci tourne en rond dans son discours. Et je ne crois pas non plus que ce soit un crime de vouloir rétablir la justesse des opinions en montrant à quelqu’un le degré de son argumentation fallacieuse.
Toute persévérance est suspecte à partir du moment où ce n’est pas la vérité qui est visée. La vérité de l’amitié est alors bafouée dès lors qu’un membre utilise la situation amicale pour atteindre un dessein répréhensible, en l’occurrence un objectif souterrain à l’endroit duquel sévit une logique utilitariste diabolique. La majorité des relations amicales se construit autour d’un processus d’utilisation mutuelle. Depuis la nuit des temps nous entendons ce refrain : « Heureusement que je peux compter sur mes amis ». Un ami est-il un piquet orthopédique censé rétablir l’orthodoxie de l'ossature sociale quand les situations sont critiques ? A supposer que tout aille bien, avons-nous encore besoin d’un ami en vue de nous rassurer ? Que peut-on espérer une fois que le sentiment de plénitude se rencontre ? Le remplissage, le contentement, la satiété, ce sont autant de moteurs qui oeuvrent contre le dialogue et le partage. Qui est plein n’a plus de place pour loger un vide.
Au regard de cela, je trouve particulièrement ironique le fait que l’amitié se réduise à un concept d’enfance. Une fois que l’adulte quitte son passé juvénile en ouvrant la porte des voies administratives (l’obtention de la carte Vitale peut jouer un rôle là-dedans), il renie ceux qui l’ont jadis soutenu quand il élaborait maladroitement des châteaux de sable refoulant la pisse de chat. Pourtant c’était le même homme qui jouait à l’architecte des cours de récréation, heureux de ses montages ordinaires et poussant intempestivement des hurlements de joie étrangers à toute linguistique. C’est un peu comme si ses actes d’alors lui brûlaient les yeux. D’aucuns se demandent en quoi ils ont pensé que le métier d’éboueur avait une noblesse, d’autres, moins catégoriques, se souviennent qu’ils adoraient observer l’écrasement des poubelles quand celles-ci étaient jetées dans la benne. Il y a en chacun de nous un éboueur qui sommeille, prêt à monter sur le marchepied du camion, attentif aux boutons de la machine qui a pour vocation le broyage des ordures.
Cette immanence de l’éboueur est plus profonde qu’on ne croit. Devenir adulte, c’est en quelque sorte jeter ses anciennes connaissances à la décharge de la mémoire. Quand un ami fermente, il perturbe le cerveau car une indescriptible odeur de méthane provoque des migraines colossales. Faire le geste d’avouer à un vieil ami qu’on ne souhaite plus le fréquenter, cela s’apparente à l’enfouissement des déchets. Il faut oser pénétrer la décharge mémorielle et ses exhalaisons putrides. Le geste est honorable et il n’en est que plus efficace une fois que l’épreuve est achevée. L’hypocrisie, de ce point de vue, est ouvrière de persuasion. Elle favorise l’autosatisfaction, tout comme elle travaille à sélectionner ce qui mérite éventuellement un recyclage. Qu’on n’aille pourtant pas croire que le recyclage est un remède à l’exclusion ! Au contraire, celui qui réaménage ses fréquentations en façonnant des critères partiaux se fourvoie au plus haut point. C’est odieux de faire croire à quelqu’un qu’on l’aime encore parce qu’il ne fait que participer des critères qui assoient nos certitudes d’être correctement au monde. C’est la pire des exclusions que faire semblant d’accepter.
Y a-t-il dans ces conditions une amitié possible ? Qu’est-ce que nous sommes en droit d’espérer d’une société qui accentue le développement des individualités ? Les vraies amitiés se vivent donc cachés ; personne ne crie sur les toits qu’il est satisfait d’avoir des amis à moins de traverser une mauvaise passe à cause d’un encombrant tri sélectif. Nous devons protéger de la lumière artificielle l’ombre de nos intentions amicales. Entrer dans la lumière revient à se faire disséminer pour le seul plaisir d’une individualité pitoyable. L’avantage des pièces obscures, c’est qu’elles préservent des mauvaises images tout en donnant à la parole une place de choix. L’amitié n’est pas affaire de regards, elle est à mon sens une relation ambivalente où s’imbriquent le contact et l’écoute. Qui n’a qu’un droit de regard en amitié doit craindre le miroir qui lui renverra son propre regard médusant. Votre récente déception amicale n’est rien d’autre qu’une Méduse qui commence à se pétrifier d’avoir un instant imaginé qu’elle avait pétrifié les autres pour mieux les regarder, et de ce fait pour mieux les déplacer à l’instar de petits pions. A présent, c’est aux pièces noires de jouer parce que les blancs ont raté leur premier coup. Personnellement, mon cher Bouachiche, je crois que je vais sortir mon cavalier. Ensuite je penserai peut-être à attaquer de biais en me faisant passer pour un fou.

Au toujours bon plaisir de vous lire,

K. Deveureux.

Le concept du kleenex.


Mon tendre ami K,

Je vous remercie d'avoir apporté un semblant de réponse à mon interrogation. Mais je me demandais, à la suite d’une déception amicale, si finalement la matière humaine ne serait pas un immense stock d'objets individuels que l'on use à sa convenance et que l'on jette après qu’on s’en est lassé. Je note dans les sociétés occidentales, et je ne suis pas le premier des sociologues à en faire le constat, une déstructuration des modèles de solidarité et de cohésion. Les deux principaux totems, pour faire une courte allusion à Monsieur F., sont la famille et la religion. Je m'abstiendrai d'évoquer l'affligeant renoncement du libre arbitre au profit d'une soi-disant manifestation divine aux éclats purs et lumineux. La cellule composée de membres de même chair reste l'option la plus passionnante. Elle est un savant mélange de solidité et de porosité. L'effet solide s'explique naturellement par le fait que la famille est notre environnement primal qui conditionne nos futures actions. En effet, on ne peut contredire une mère ou un père puisqu'il agit au nom de notre bien. On a donc une fâcheuse tendance à se laisser guider par ce sentiment stupide, si bien que lorsqu'un drame arrive au sein de cette même unité, on ne peut y croire. Je parle évidemment de l'inceste. L'enfant subit une malveillance qu'il ne peut concevoir comme telle puisqu'il n'a pas accès à un mode de comparaison. Ainsi avec la libération sexuelle des femmes dans les années 68 et 70, on a poussé la nouvelle génération juvénile dans les bras du divorce et de la relation amoureuse consommée, voire condamnée. La consommation force tout individu à se lasser d'une personne (pardon d'un objet) une fois tout déballé, rongé, usé et rompu. Ce qui entraîne un nouveau monde d'individualité, difficile à supporter puisqu'elle n'est pas choisie mais subie. Alors on se regroupe dans des communautés de gens qui nous ressemblent trait pour trait. Je ne suis pas contre une certaine forme de rassemblement tant qu'elle n'est pas cloisonnée. Or dans notre société actuelle, on cloisonne ces regroupements, et l’on se retrouve parfois à dire « désolé, je ne peux pas te fréquenter car tu as fait le choix de vivre seul. Mon schéma est trop différent du tien. Par conséquent, je t'exclue de ma vie ». Une émission de télé américaine dont un étudiant m'a parlé a repris à merveille ce concept de la lingette jetable. Le principe est simple : un homme ou une femme célibataire doit rencontrer cinq autres « singles ». Si le premier ne convient pas, il suffit de dire « au suivant ». Et comble de l'horreur, si jamais l'objet de toutes les convoitises décide que l’un des cinq protagonistes lui plaît, celui-ci se retrouve soumis au choix cornélien de l'être plébiscité, à savoir « un autre rendez-vous ou une somme d'argent relative au temps passé ensemble ». Cela illustre parfaitement mon propos : le concept du Kleenex. Cette dérive est sanglante car elle redynamise ce fléau de notre époque (je veux bien sûr parler de l'exclusion).
L'exclusion est la forme de violence la plus barbare de notre société. Elle déstructure les individus, les rendant asociaux, formant une dynamique de colère et d'agressivité qui un jour ou l'autre nous explosera en plein visage. J'attends ce moment avec impatience car, croyez-moi cher collègue, je regarderai ce beau spectacle avec condescendance et cynisme.

Futurement vôtre,

K.B

dimanche 11 janvier 2009

Rhumatismes ontologiques ou espéranto métaphysique.


Cher ami,

Il me fait plaisir de recevoir de vos pensées en cette année qui commence. Les pauvres esprits y voient déjà l’intuition d’une épitaphe tandis que les grandes structures de l’information rédigent en avant-première les nécrologies vraisemblables. Quelle sera l’agonie de cette année ? Aura-t-on droit de nouveau à une disparition papale après quatre ans de répit ? Fera-t-on le pied de grue devant le portail d’un manoir alsacien en attendant que s’évade l’âme d’un vieil écrivain gothique ? Par esprit de contrariété, je préfère me demander si Bernadette Soubirous reviendra se matérialiser dans une grotte de Lourdes.
Toutes ces excitantes questions se disent au futur. Or vous l’avez parfaitement relevé : même si la fuite en avant se promet de fermer à jamais le rideau sur les scènes précédentes, personne ne peut intégralement justifier une action qui serait née ex nihilo. Mon propos ne souhaite pas pour autant accorder un bénéfice intellectuel aux cérémonies qui justifient le devoir de mémoire en étant accompagnées d’un orchestre guimauve. Je trouve qu’une fanfare agglutinée sur une pelouse municipale, jouant quatre notes sépulcrales en l’honneur des disparus, quelquefois transie de froid sous la pluie battante, atteint des sommets de ridicule. Regardez-les ces hommes du seul passé, non mais regardez-les ! Ce sont des vieux aux lèvres pincées d’amertume, costumés chez la friperie du coin, fiers de leur goitre et persuadés de détenir les vérités absolues sur les choses de la vie (en général ils ne supportent pas les corps étrangers et, ironie du sort, un cancer finit par les habiter). Ils parlent avec des airs péremptoires, achevant leurs phrases en mimant un air de défi à qui désirerait questionner la pertinence du propos tenu, et ce parce que le fait d’avoir fait une guerre devrait excuser d’être un abruti vétéran. Si la vieillesse est un naufrage, je le comprends allègrement par le prisme de la métamorphose du vieux con. Je n’ai vraiment pas d’autre locution pour dénommer ces personnages encombrants. De plus, je répugne les journaux qui trouvent de l’intérêt à publier des articles relatant la dégustation de la galette des rois dans un quelconque Rotary Club. Il faudrait que nous tirions de ces informations dégoûtantes la preuve d’une avancée théorique mais je ne vois pas exactement laquelle. Cela ne fait que perpétuer le non-être que vous dénoncez.
En réalité, j’aurais tendance à penser que nos attentions pour les aînés sont autant de prétextes pour nous dédouaner d’une véritable confrontation avec ce problème massif. La majorité des êtres vieillissent mal, c’est un état de fait. Le problème s’agrandit car nous considérons le prolongement de la vie non pas de facto mais de jure. Il y aurait un soi-disant droit de vie parce que notre pays n’a pas encore offert le droit de mourir. Ainsi le suicide devient un crime envers soi, la honte du village ou la peur sur la ville. Honte aux pendus anonymes ! Malheur aux intrus qui ont l’indécence de vouloir mourir en dehors de l’hôpital ! Bien mourir, c’est mourir très âgé, quitte à s’acoquiner de médicaments en torturant moralement ceux qui restent. Il est de notoriété publique de faire de l’abuelo un chantre de la mémoire – « me recuerdo un tiempo ». Oui, le papet se souvient du temps où c’était irrévocablement mieux. J’ai une sainte horreur du « c’était mieux avant ». Non pas que je veuille déraciner l’histoire, toutefois je désire lire le fruit d’une action comme la tentation d’un monisme, soit comme une solidarité du passé et du présent où les deux se répondent en s’actualisant mutuellement. Il n’y a qu’un temps qui passe et tout ce qui advient au présent est chaque fois susceptible de réveiller quelque chose qui n’a pas encore été dévoilé. La beauté de l’action, c’est qu’elle peut éventuellement faire exister ce qui n’existait pas, tout comme elle peut enfouir ce qui existe au profit de ce qui existait mais qui n’était pas tout à fait visible. La vraie mémoire, de ce point de vue, est celle qui rend visible – elle est l’envers du visible. Par conséquent, si vous analysez correctement les commémorations grandiloquentes, vous vous apercevez qu’elles jettent un voile de bonheur sur l’atrocité à dessein de ne remplir que leur contrat coutumier. Puis on nous assène le coup de grâce à faisant parler les vieillards extrémistes qui regrettent la société de consommation en trouvant des points positifs à la guerre qui, comme vous l’aurez aussi remarqué, est souvent leur guerre. Dès lors, le devoir de mémoire est rogné de tous les côtés. D’une part le passé se replie sous un drap de faux-semblants ostentatoires, et d’autre part il s’agrège de personnages irréductiblement gaulois qui ont peine à comprendre qu’un changement du monde devra nécessairement passer par une logique moniste. En d’autres termes, nous avons besoin d’assassiner le dualisme rationnel.
Par voie de conséquence, et dans le plus hilarant des paradoxes, nous ne fêtons que des souvenirs désagréables tout en infléchissant les doctrines du bonheur immédiat. Aussi, monsieur Bouachiche, si vous n’avez pas de solutions à ce non-être général, je vous propose de célébrer l’être. Un vieux crapaud s’était pris pour un génie en faisant descendre dans la rue des musiciens ratés une fois l’an. A cette initiative brouillonne j’aimerais substituer une BE PARADE dans le plus pur style heideggérien. To be or not to be, that is not the question. The question is : to be or to be, that is the answer. Et si c’est la réponse, c’est qu’elle était déjà dans la question.
Si les jeunes souffrent autant, c’est qu’ils n’ont pas encore compris qu’il est moins important d’être quelque chose que d’être. Etre à l’être renferme beaucoup plus de richesses qu’être le mari d’une femme par exemple – je vais dès après éclairer ce qui peut paraître contradictoire et, de fait, couper court à ce qui pourrait donner de l’eau aux moulins des égocentriques. En célébrant l’étance de l’être, nous pouvons être tout ce que le non-être veut faire être avant que nous ne soyons mutilés par des apparences d’être. Car être, c’est anticiper la totalité des êtres qui ne seront plus quand d’autres êtres auront cru les phagocyter. Autrement dit, il faut dès maintenant divorcer des phénomènes de mode qui ne sont que des êtres simulés. Le « Je suis » implique un rapport solidaire entre l’être qui se célèbre et l’être qui sera quand le « Je suis » deviendra un « J’étais ». Quand nous aurons assimilé la puissance exhaustive de l’être, nous aurons enfin fini de faire de nos êtres des non-êtres de tous les êtres qui ne sont pas et qui font semblant d’être. C’est pourquoi deux êtres qui s’aiment se consument s’ils disent « Je suis à cet être comme cet être est à moi ». Bien au contraire faut-il être ce que l’être est pour être tout ce qu’il y a à être. Donc deux êtres qui s’aiment doivent chaque jour célébrer la chance de faire être l’être qui les maintient êtres de conscience d’un étant qui est. Il y a donc dans « Je t’aime » une erreur d’allocution. Il faudrait dire à la place : « J’aime être quand l’être de toi aime l’être de nous qui est l’être qui reconnaît l’étance ».
Notez alors l’obscurité de nos langages. Vous rencontrez un étranger dans les rues de Gabès et celui-ci vous interpelle : « Qui êtes-vous ? » Vous répondez à cet impertinent : « Je ne suis pas car si j’étais, je serais vous et tous les autres. Je reformule donc votre question du point de vue de l’être qui est réellement : Quel être vous n’êtes pas à mes yeux quand l’être que vous êtes n’est pas ce qui est tout en étant l’être étant étance ? » Bien sûr, la particule « étant étance » se théorise ontologiquement comme suit : il s’agit de l’étantéïté ou, plus spécifiquement, l’être de l’être qui n’est que ce qu’il est en tant qu’être. Si bien que la question pourrait se contracter ainsi : « Connaissez-vous l’étantéïté de votre JE ? », voire « Etantéïtez-vous ? » Et comme la langue doit chercher à s’améliorer, c'est-à-dire à faire plus bref que la question « Qui êtes-vous ? », nous achevons de traduire cette question opaque par la clarté de la question suivante : « Téïtez-vous ? ». Faites alors le même raisonnement logique avec le « Je t’aime » et vous obtenez un formidable « T’es toi » où il faudrait rajouter un tréma sur le « e » pour sémiotiquement distinguer l’assertion d’être que suppose « Tu es toi » de la déclaration amoureuse d’un être à un être qui donnerait en dernière instance « T’ë’soi » avec élision du « t » qui se redistribue dans le « T » initial comptant double vu la reconnaissance univoque de l’étantéïté.

Bien à vous,

K. Deveureux.

samedi 10 janvier 2009

Fuite et fin.


Mon cher Deveureux,

Je ne vous souhaiterai pas une excellente année, nous sommes, vous et moi, conscients du mal être de la société occidentale qui pervertit de manière significative les groupes de civilisation aux traditions plus « archaïques ». Je reviendrai sur cette notion un peu plus tard.
Je suis amplement d'accord avec vous sur ce côté irréversible de la vie. Comme si, finalement, elle n'avait qu'un seul sens, la mort. On est bien bête de succomber à une croyance conservatrice du vivant ; je pense que nos choix ne sont jamais définitifs et nos souvenirs ne sont jamais révolus. Les récits oraux des patriarches familiaux tel que vous en parliez dans un courrier précédent en sont la plus belle des preuves. On a tous remarqué, lors de réunions de famille houleuses, que le récit des anciens évolue au fur à mesure des générations nouvelles qui se joignent à la tablée. La mémoire humaine a cette faculté, comme le bon vin d'ailleurs, de se bonifier avec le temps qui passe, si bien que les faits historiques se retrouvent altérés et interprétés. Les amnésiques ne sont-ils pas les personnes les plus chanceuses au monde ? Avoir la chance de se réinventer totalement, n'est-ce pas un cadeau des dieux?
Je fais un parallèle avec les musées et les antiquités qui y séjournent. La Joconde n'est finalement plus une toile peinte par De Vinci mais une oeuvre collective d'artistes ratés qui, par désespoir de cause, se sont orientés dans la restauration d’oeuvres d'art. Ne serait-il pas plus intelligent de recréer une oeuvre nouvelle sous l'impulsion de l'artiste ? Encore un « pathétique » de plus qui s'ajoute sur la longue liste de mes indignations.
Nous sommes donc condamnés à évoluer dans un seul sens et ce sans retour possible. Eh bien je conteste, je revendique et je proteste, puis en un seul geste je retourne ma veste. Rien n'est gravé dans le marbre funéraire. La souffrance tout comme la douleur peuvent être des facteurs décisifs sur l’orientation de notre chemin. Il est vrai que nous évoluons mais les décisions prises peuvent être révocables, des retours en arrière sont possibles. Ces « gens » qui gardent des objets souverainistes, tel un in memoriam inébranlable de leur vie sans consistance, traînent le poids du regret et de l'amertume puisqu'ils pensent que tout est définitif. L'immuable, voilà une notion terrifiante érigée par des nations croupissantes, refusant d'ouvrir les yeux sur des états de fait. Attention, cher collègue, je ne renie pas le concept de passé, au contraire celui-ci ne peut que nous aider, toutefois je condamne seulement cette fuite en avant, cette course effrénée du progrès motivée par une peur incommensurable de la mort et de la fin éternelle. Évidemment je répondrai à mes détracteurs que la peur de la mort n'est pas la seule cause de cette fuite. Je prends l'exemple des personnes sans domicile fixe : ces individus ne fuient pas à cause de la grande faucheuse. Au contraire, ils tentent d'appesantir leurs lots de souffrance en niant leur existence au monde, en vivant dans les interstices de notre société. Si je n'existe plus, les peines que la société m'envoie en pleine figure ne sont plus. Je fuis ce monde des apparences, j'annihile mon identité sociétaire qui me fait tant mal. Ce phénomène est de plus en plus présent chez les jeunes générations, le fardeau de l'être devient trop lourd à porter dans cette société si écrasante de morale. Et ce phénomène sociologique existe sur la planète entière... Il est bien sûr passionnant de se pencher sur ce problème. Que faire ? Quelles solutions possibles face à ce non-être ? Eh bien je n'en ai pas....

Culturellement,

K.B