mercredi 31 décembre 2008

L'éternel retour du bonheur porcin.


Monsieur Khalid Bouachiche,

Revenir parmi les décombres de sa vie, projeter son regard en arrière, vers les souvenirs qui jonchent le parterre de nos actions oubliées, en fait éprouver la douleur du retour qui habite étymologiquement le sentiment de la nostalgie, c’est quelque part se réfugier au creux d’un monde où les systèmes d’autrefois sont réduits à d’incertains supports. Je n’adhère pas à la doctrine ancienne de l’éternel retour, le fameux ewige Wiederkunft de Nietzsche, pourtant repris différemment de sa traditionnelle acception antique au cours de ce grand livre qui fait de l’homme un géant de papier mâché : Ecce Homo. Voici l’homme, monsieur Bouachiche ! Le voici dans son costume de circonstance, indisposé devant la mort, prêt à tous les stratagèmes pour faire revenir le temps où la pensée du mourir n’était tout au plus qu’une paisible intuition. Adolescents nous ne pensions pas que les nécrologies puissent avoir un rapport avec nos manières de vivre. Devenus adulte, nous avons quelquefois assisté aux décès consécutifs de nos aïeux, bravant les mises en terre comme autant d’instants greffés à la continuité de l’existence. Et puis désormais lancés à pleine vitesse en direction du dernier soupir (ô soulagement !), nous voilà condamnés à ce choc frontal pendant que des millions d’enfants verront le jour en inspirant le souffle que nous aurons égaré, ce pneuma antique, sorte d’inspiration divine.
Que nous apporte la croyance en l’éternel retour ? Si tout doit se reproduire à l’identique, c’est parce que le bonheur que nous avons éventuellement approché devient parfaitement adéquat dès lors qu’on le soupçonne de devoir se réactualiser à l’infini. Le monde se reconstruisant au cours d’une nouvelle genèse, il duplique exactement ce que nous avons vécu de meilleur et, ce faisant, il détruit l’idée de disparition. Tant pis pour ceux qui auront traversé de nombreux malheurs, après tout ils l’auront bien mérité, inaptes à concevoir des architectures positives. Un nietzschéen tardif est un individu qui connaît l’intérêt du monde. Autrement dit, s’intéresser au monde, c’est d’une certaine manière opiner devant les choses en acceptant le fait que les possibilités soient de l’ordre de la finitude, et donc de l’ordre du manipulable (tel pourrait être, ce me semble, un exemple de l'amour froid). Si le monde me donne la possibilité d’instrumentaliser mon bonheur, c’est que je peux l’expérimenter à ma guise et ensuite souhaiter le recommencement de ce qui m’a autorisé à fabriquer les artefacts d’un joyeux drille.
Cependant, en dépit des pléthoriques promesses qu’une telle théorie nous laisse apercevoir entre deux brouillards d’une épaisseur traître, je me demande comment le concept de finitude parvient à s’accorder avec le concept d’éternité. En effet, si nous devons irrémédiablement nous éteindre en tant que mortels, comment se pourrait-il que nous soyons crédules à propos de ces fantasmagories d’un monde causa sui qui chaque fois nous ressusciterait selon notre bon plaisir ? Monsieur A. se prendrait-il pour Lazare de retour à la vie ? Alors dans ce cas pourquoi s’investir autant en ce qui concerne la récupération compulsive d’objets de toutes sortes, objets censés représenter les cadavres de son passé ? Il me semble que monsieur A. est un fossoyeur qui aménage un petit cimetière sous le matelas de sa couche, histoire de s’exorciser un peu de sa finitude nécessaire. Sans doute se dit-il qu’en rendant hommage aux vestiges de sa vie révolue, il conjure chaque jour un peu plus le moment où il faudra malgré tout s’absenter de ce monde en direction d’un je-ne-sais-quoi fantasmatique. Assurément, que ce soit monsieur A. ou mademoiselle P., ces gens d’une maigre culture ont une vision manichéenne de la déambulation humaine. Tant qu’il y a vie, il y a accession au bonheur. Quand la mort vient, drapée de son manteau noir et armée de son immense faucille, elle nous coupe les vivres pour nous entraîner à l’intérieur d’un monde où règnent les ténèbres. C’est une vision étroite des choses, un manichéisme obèse qui fait s’opposer maladroitement le jour et la nuit, l’ombre et la lumière, la vie et la mort.
Il faut penser plus loin et avoir à l’esprit que la mort, n’en déplaise à ceux qui s’éternisent à militer pour le bonheur artificiel et médiatique, est quelquefois l’occasion d’une délivrance pour ceux qui souffrent de vivre. Dieu a donné aux hommes la possibilité de choisir la mort au détriment d’une vie sans consistance. Ceux qui croient détenir les solutions éthiques en vue de résorber le problème de l’euthanasie sont les mêmes qui s’insurgent de la moindre douleur qui viendrait perturber le cycle de leur bonheur bouffi de faux-semblants. Je crois, de ce point de vue, qu’il est aisé de discourir à grands traits sur la douleur tant qu’on ne l’expérimente pas vraiment. Pourtant, tous ces aficionados de la morale, ils devraient prendre en compte la douleur du retour impliquée par la nostalgie. En effet, que font les nostalgiques ? Ils essaient d’abolir cet état désagréable en revenant invariablement sur le chemin de jadis, se persuadant de la sorte qu’ils sont parvenus à recréer ce qui n’avait déjà plus aucune qualité d’existence. Alors nous les voyons engloutir les madeleines, citer Proust comme des profanes, et finalement nous constatons qu’ils vomissent sur le présent en se détournant de l’avenir pour mieux se convaincre d’avoir déjà pris toutes les décisions capitales dans les premières années de leur vie ennuyeuse. Je l’ai déjà écrit : l’enfance ne sert à rien. Par conséquent je trouve que l’outrecuidance de ces adultes qui persistent à vouloir être des enfants dépasse les bornes de l’acceptable. Qu’ils cessent de vouloir mourir avec leurs théorèmes de hippies ridicules et, par-dessus le marché, qu’ils suspendent définitivement leur volonté d’imposer à ceux qui vont mourir bientôt la logique selon laquelle il serait convenable de trépasser. Qu’ils le sachent d’avance, quand monsieur Deveureux décèdera, il fera de son dernier souffle une exhalaison grimaçante afin de graver sur son visage l’apparence d’une douleur qui ne cessera de les terrifier.

Au plaisir de continuer avec vous cette correspondance au millésime suivant.
Bien à vous,

K. Deveureux.

Quatre-vingts milliards de gens l'ont déjà fait.


Mon cher et tendre Konstantinos,

Permettez-moi cette petite fantaisie d'expression digne du romantisme mais je suis d'humeur guillerette. Je sais que cela contrebalance un peu avec notre sujet actuel de discussion mais un peu de gaieté ne tue point. La mort est un sujet vaste et passionnant. Mais pourquoi nous fascine-t-elle autant ? Probablement parce qu'on ne peut la cerner et qu'elle arrive souvent quand on ne l'attend pas. J'ai beaucoup aimé votre raisonnement quant à l'influence de la vision personnelle de la mort sur l'expérience de celle-ci. Je vous donne mon approbation sans retenue. Ce qui est intéressant, c'est cette personnification que prend la mort sur l'individu comme si, finalement, sa manifestation n'était que le reflet de nos pires craintes. J'adore ce cynisme. C’est d'autant plus cynique dans la mesure où il y a inscription d'une vérité absolue. L'expérience de la mort est pour moi un formidable regain de joie ; non pas d'avoir perdu un être cher, mais de me dire la vie m'offre encore tant de choses à découvrir. La douleur et la tristesse nous accompagnent, bien sûr, mais succomber au mal est un renoncement qu'il m'est impossible d'accepter. Et pourtant, j'en ai perdu des amis, morts de toutes sortes de façons, si bien que je pourrais me sustenter d'un catalogue dans lequel je notifierais toutes les souffrances qui les accompagnent comme une sorte « d'herbier de la douleur ». Mais je ne peux m'y résoudre sincèrement et lorsque je fais face au décès d'un proche, je ne cesse de me rappeler ces paroles d'une chanteuse peu ordinaire. Je vous fais part, mon cher ami, de ce petit joyau :

(Refrain)

C'est le moment de mourir,

Plus le moment de vivre,

Il va falloir vous quitter

Comme quatre-vingts milliards de gens,

C'est le moment de mourir,

Plus le moment de vivre,

Il va falloir décéder

Comme quatre-vingts milliards de gens

L'ont déjà fait.

Une clinique un soir d'été,

Ca donne envie de chanter,

La vie, le vent et les amis

Même si c'est pour dire que c'est fini,

Avant de choisir pour demain

Le chêne ou bien le sapin,

J'oublie les tumeurs, les remords,

Je laisse courir mon coeur

S'il bat encore

J'aurais tant de choses à vous dire,

Si j'arrêtais de vomir,

Même pas de mots qui gonfleraient vos yeux,

Non, pas de mots qui suintent,

Pas de mots têtieux,

Je serais pas chiante à mourir,

Patafiole à refroidir

Est-ce qu'un poisson pérore quand il pourrit ?

Mais assez discuté,

Il est l'heure de s'en aller,

Plus le temps de vous dire merci,

Plus le temps de revoir ma vie


Ce texte exprime parfaitement le relent de sympathie mièvre et écoeurante que les gens ont à votre égard lorsque vous vous apprêtez à franchir le miroir sans tain. Le sentiment le plus infect, qui accompagne toujours ces tragédies grecques de la mort, et qui pourrit réellement les hommes, c'est la nostalgie. Et là, cher confrère, autorisez-moi à faire un pendant à mademoiselle P. avec un étudiant que j'ai connu il y a quelque temps, monsieur A., qui, tel le plus grand des paradoxes, revendique fermement la paternité de ce fielleux « feeling » tout en fuyant à toutes jambes le pâle reflet d'une vie pas folichonne. Cet élève, dont j'ai tenté à plusieurs reprises de fléchir son incapacité à la culture, est l'essence même de la torture passéiste du souvenir. A tel point que ce Monsieur garde sous son lit de grandes boîtes en plastique dans lesquelles il conserve chaque centimètre carré de sa vie passée. Cela est proprement prodigieux ! Mais le pire ne réside pas dans cette manie de vieil acariâtre. Il devient antinomique au moment où il refuse de se poser cinq minutes en face de lui-même ainsi que de ses choix afin de s'affronter, et de la sorte voir ses erreurs et ses faiblesses. Ceci est tout bonnement inconcevable dans cette caboche de nain de jardin. Comment peut-on être aussi conservateur et ne pas regarder le fondement de son existence ? Cela me dépasse et je dois dire que « cet enfant » est une énigme pour moi, un défi de tous les jours auquel je prédis, tel une madame Soleil du 21ème siècle, une mort des plus atroces, avec une lente agonie et une souffrance le clouant au lit, l'obligeant à refaire le tracé de son destin misérable et nauséabond dans les boulettes de chewing-gum collées au faux-plafond de l'hôpital. Une fois de plus je suis consterné, et une fois n'est pas coutume, je m'emporte à nouveau. N'allez pas croire, mon ami, qu'il s'agit d'une fougue amoureuse ! Bien au contraire ce jeune homme est pour ma part inapte à être aimé. Et j'en suis fort désolé pour lui. Nul ne peut fuir sa propre existence, on finit toujours par être rattrapé et, comme vous le dites si bien, fauché en plein vol. La nostalgie, tel un tableau de Monet, Impression au soleil levant, présente l'incandescence même de ce sentiment usité par les faibles, par des individus incapables de faire face. Et Dieu sait combien il y a de nombreuses copies de ce peintre sur cette planète. Il est tellement facile de faire semblant de ne rien voir et de ne jamais rien assumer de ses choix. Je déteste la mélancolie, laquelle donne du crédit aux politiques révisionnistes. Pourquoi ne pas regretter les chambres à gaz alors ? Ces narrow-minded me donnent la nausée. Il est là le véritable danger d'une société : nier ses erreurs et refuser d'aller de l'avant, soit vers un élan neuf et créatif. Je suis abasourdi... Je le répète encore, nous devons mourir. Et je rajouterai même que nous le devons comme quatre-vingts milliards de gens l'ont déjà fait avant nous.

lundi 29 décembre 2008

Le teint cadavérique de la vie.


Professeur Bouachiche, cher ami,

Ne vous faites aucune question alarmiste sur mon état de santé, tout va pour le mieux. Un récent bilan sanguin m’a rassuré sur les maladies vénériennes – nous ne sommes jamais trop à l’abri d’une étudiante malintentionnée qui, pour se venger d’un semestre catastrophique, se fabriquerait une personnalité de séductrice intéressée par les dialogues philosophiques. J’ai appris, non sans vigueur, à me protéger de ces incursions hypocrites. A ce propos, la mascarade de mademoiselle P. n’aura duré que dix-huit jours. Je me disais bien que ses motivations étaient un peu trop grandes pour un si petit esprit. Cela a fini par déborder.
Permettez-moi de juguler ce préambule avec ce que vous écriviez concernant votre collègue de travail qui a rendu l’âme en Roumanie. Je crois percevoir entre votre ami défunte et mademoiselle P. des points communs patents. L’une faisait semblant de faire de la sociologie alors qu’elle était en réalité maîtresse en égologie, l’autre prétend contribuer à une science de l’éducation tout en étant incapable de transmettre. Ces deux femmes, pourtant à mille lieues l’une de l’autre maintenant, ne connaissent pas la fonctionnalité d’un principe transitif. Elles jouent pour leur propre compte, et donc elles rendent intransitif tout ce qui entre en contact avec leur être. C'est-à-dire qu’il est impossible de fonder une communication quelle qu’elle soit avec des personnalités pareilles. Comme l’une est décédée, nous dirons qu’elle a rejoint son lieu naturel. Quant à l’autre, elle est, je le rappelle, culturellement suicidée malgré l’aspect vivant de son enveloppe biologique.
Pourquoi est-ce que je m’acharne sur mademoiselle P. ? Tout bonnement parce qu’elle a une sainte horreur de la mort et de tous ses avatars. Elle anticipe la mort faute de participer à la vie sociale. Donc elle se donne des prétextes de vie, des échéances ménagères, voire une série de devoirs conjugaux relativement comique dans la mesure où tout doit être intransitif. Elle ne fait pas l’amour, elle s’essuie sur le tapis qui accepte ce rôle si pratique. Par ailleurs, entre vous et moi, lorsque j’ai eu à gesticuler lors de ces devoirs conjugaux au printemps dernier, je n’ai pu prolonger la tapisserie qu’elle était en train de coudre. J’ai rapidement défait les liens principaux de l’ouvrage et je n’ai même pas eu la courtoisie de lui raconter le mythe de Pénélope. Toujours est-il que je ne désirais pas pénétrer dans la peau d’Ulysse ! L’interminable voyage est encore plus souhaitable qu’une escale définitive en Ithaque, surtout quand la ville de l’enfance se trouve être souillée par la présence d’une épouse irresponsable et profondément vide. Aussi, ma Pénélope, je ne la connais qu’à travers les hexamètres homériques.
Tout ceci nous confirme que les hommes n’ont jamais réellement appris à mourir, si bien qu’ils n’ont jamais compris ce que c’est que vivre. Mademoiselle P. survit à ses fantasmes en répétant misérablement les erreurs du Bunker (à ma connaissance elle n'a pas suivi vos cours bien qu'elle m'ait parlé incidemment d'un intérêt pour un UFR de sociologie basé en Afrique du Nord et dirigé, je cite, par un "ponte" - depuis lors, elle a dû relever que vous faisiez partie de mes amis et son opinion pontificale à votre sujet en a été très certainement altérée). Elle recommence ce qui n’a pas fonctionné car tout était individuellement décidé et, vous en avez l’intuition, ce qu’elle a décidé doit représenter la solution vraie. Il y a en revanche un vice de forme : bien qu’elle se glorifie de faire des choix définitifs qui prouvent néanmoins leur faiblesse une fois que l’action est achevée dans le temps, elle trouve quand même le moyen de rejeter plusieurs accusations sur autrui. Dans cette perspective, elle pointe un doigt incisif sur Dieu en lui proférant : « Nous mourons à cause de Toi ! » (traduisez par : JE meurs par ta faute). Elle infère que Dieu existe en lui disant qu’il a mal fait son travail. Cette vacuité est risible mais elle est aussi dangereuse. Disons que mademoiselle P., dans ces conditions, ne se prépare pas à la lecture des grands textes formateurs. On a pu reprocher à Descartes d’avoir parlé d’un Dieu paradoxalement parfait et cependant incapable d’avoir été assez habile pour engendrer des créatures parfaites. Quel aurait été l’intérêt de mettre sur Terre un troupeau de petits dieux, tous identiques, corporellement et intellectuellement parlant ? Si Dieu nous a créés imparfaits, êtres de finitude, c’est justement pour nous aider à embrasser le monde à pleine bouche, et non pour le dévorer en risquant l’indigestion. Comprendre Dieu, c’est revenir sur Terre et s’apprêter à considérer que chaque chose est le lieu d’une vérité éternelle que l’esprit pourrait apercevoir s’il avait à chaque fois l’extrême bonté de se référer au Père de l’univers.
L’existence est de ce fait un roman infini ouvert sur des pages volantes. Ici le texte paraît clair, là-bas il est obscur, entrecoupé de blancs typographiques qui sont autant de défis à relever. La mort est l’un de ces blancs typographiques, peut-être le plus gros. Vivre humblement implique le fait d’écrire sa mort. Celui qui se refuse à la finitude mourra par surprise, fauché en plein vol. Il s’agit bien sûr du meilleur des cas. Au pire, celui qui renie l’idée du mourir et qui fait tout pour retarder cette échéance, mourra péniblement après une longue agonie qui devait de toute façon commencer dès le jour de sa naissance. La mort est consubstantielle à la vie et l’une sans l’autre est un phénomène dépourvu de logique. Mieux : c’est une contradiction ontologique que de vouloir se persuader que la vie enjambe la mort. Le berceau ne fait que devancer le tombeau. Parfois même le cercueil se charpente au cœur même du ventre maternel, accouchant d’un polype informe, masse purulente qui rappelle à la mère consternée à quel point la région de la vie est éminemment réversible.

Avec mes vœux de bonheur qui ne se dispensent pas de garder à l’esprit la présence du malheur,

Konstantinos Deveureux.

P.S : n’allez pas croire que j’ai volontairement esquivé le thème de l’éducation. Au contraire, il est si capital que la brièveté de ce courrier n’a pas trouvé judicieux d’en parler à contre-courant d’un propos qui se doit encore, manifestement, de tourner autour de la question funéraire. Je vous remercie en ce sens de faire allusion aux travaux d’Alan Ball. Nous y reviendrons assurément.

dimanche 28 décembre 2008

Nous devons mourir.


My dear friend,


Je vois que votre prise d'âge supplémentaire vous tourmente durement. J'espère seulement qu'il ne s'agit pas d'un problème de santé qui interfère sur votre réflexion. Un cancer est si vite déclaré. Votre dernier courrier m'a stupéfait par votre approche en filigrane de la fin des fins, le néant, la grande inconnue, en d'autres termes la mort. Il est plaisant de regarder les traditions funéraires en occident. Nous, vieux continent, tentons inexorablement de conserver des reliquats de nos chers disparus. J'ai assisté à un grand nombre de cérémonies mortuaires, à travers beaucoup de pays, et j'ai noté une certaine analogie entre le déroulement de celles-ci et le caractère marqué du défunt. J'ai perdu, il y a peu de temps (moins de deux mois), une collègue de travail qui, lors d'un voyage en Roumanie, mourut étouffée par son amertume. Eh bien croyez-moi, cette femme d'une hypocrisie sans borne, dont la seule motivation était de bâcler ses recherches en sciences sociales au profit d'une liasse de papier imprimé, a eu une mise en bière à son image. La messe ne fut qu'une suite de publicités racoleuses pour la paroisse d'un Don intégriste qui passait son temps à poursuivre chaque chrétien avec sa corbeille, en priant ceux-ci de se taire par un « chut, chut » des plus bruyants. Si bien que me connaissant, je n'ai pu tenir sur la totalité de la séance et je me suis éclipsé lors de la sortie d'église.

Je ne crois pas au manichéisme de la vie future dans l'au-delà. Néanmoins je crois à l'ultime implication sociologique du bout de viande en décomposition en fonction de l’hommage rendu. Je réadapterai l'expression « tel chien, tel maître » par « tel enterrement, tel défunt ». Le mimétisme est plus que flagrant. Cette épreuve de la mort est davantage redoutée par l'entourage que par le mourant lui-même. Ainsi, il s'opère une tentative désespérée de conservation de l'être bientôt fauché. Et vous le dites parfaitement dans votre précédente lettre, notre société vieillissante tente irrémédiablement de garder, dans un égoïsme affligeant, un corps qui au fur et à mesure que le temps passe se vide de son essence. Et tout un dispositif médical existe pour essayer de remplir à nouveau ce corps d'un substitut d'âme. Voilà pourquoi notre société occidentale ne peut admettre l'euthanasie, et quand elle est permise dans certaines contrées, elle se définit uniquement par le profit engendré. On ne peut donc pas admettre la disparition de soi, le fait de ne plus être, il faut qu'on garde des souvenirs de l'individu, des photos, des reliques de cheveux et autres... Cela est, à mon sens, prodigieux de connerie, pardonnez-moi l'expression ! Chaque mort est pour moi, à l'image de cette formidable série d'Alan B., une nouvelle page blanche sur notre livre de la vie. Elles nous ouvrent de nouvelles perspectives sur notre propre chemin de vie. Ce qui fait peur, finalement, dans la disparition d'un proche, c'est l'impossible assimilation, par notre conscience, que l'autre fait partie maintenant d'un infini néant. Et ce propos se retrouve dans tous les domaines, on ne cesse de chercher à reproduire et conserver une mémoire collective des choses passées. Cela nuit à notre civilisation, à tel point que nous referons, un jour ou l'autre, les mêmes erreurs que celles de nos ancêtres. Un jour, lors de mon cours de sociologie active, j'ai proposé à mes étudiants de faire un petit exercice nommé « Le Bunker ». Je pense, cher confrère, que vous en connaissez le principe : il s'agit de proposer tout un tas de personnalités, comme un vieux médecin, une femme enceinte etc. et de les confronter à la fin du monde. Le rôle du Bunker est de sauver cinq entités qui auront la lourde tâche de reconstruire la société terrestre. Croyez-moi, les résultats sont excitants au possible. Les trois-quarts de mes élèves recommencent le même schéma que celui qu'ils ont connu. Aucun d'eux ne fait le terrible constat que c'est le système qu'ils ont connu qui les a menés à leur perte. Un parallèle est à faire en matière d'éducation ; elle est fondée sur cette « transmission du savoir ». La faculté n'est pas là pour vous recracher des connaissances altérées mais plutôt de vous aider à émettre une véritable pensée progressiste et innovatrice. Ce désir impétueux d'immobilisme est en train de scléroser notre évolution. Nous nous devons de mourir intellectuellement pour renaître tel le phénix...

See you soon my dear...


K.B

vendredi 26 décembre 2008

Point de fuite entre gérontocratie et pédocratie.


Mon cher Bouachiche,

La prudence est la bienvenue devant la menace d’un pouvoir gérontocratique. Les relents de la vieille Russie ne sont pas loin. Souvenez-vous de ces années 70, lorsque les têtes blanches menaient la Douma, pendues aux lèvres desséchées d’un orateur âgé succédant à d’autres orateurs du même genre. Ils ont maçonné un gouvernement dont l’idéologie prêtait à discussion. C'est-à-dire qu’il leur fallait insister sur la puissance des idées pour ne pas avoir à recourir à des actions menaçant leur endurance affaiblie. La vieillesse a la parole. Elle est sage parce qu’elle est vieille. Soit. Mais la parole est-elle sage en raison de son âge ? On a dit que l’enfant n’était pas efficace jusqu’à l’âge de raison sur lequel je reviendrai en temps utile. De plus, nous ne pouvons pas accorder le bénéfice du doute à un gouvernement qui ferait la tentative d’une pédocratie. Les enfants ne savent pas ce qu’ils font et les vieux sub-crevants ne savent plus ce qu’il faudrait faire.
La réhabilitation du philosophe-roi est souhaitable dans ce climat d’âgisme. Beaucoup de journalistes médiocres me demandent si l’âge fait le philosophe. Je réponds à ce truisme annoncé que la philosophie est une manifestation qui s’effectue dans l’âme et qui, à un certain moment de la vie, coïncide avec le savoir que l’âme peut développer en réfléchissant sur sa propre nature. Au courant de l’existence des âmes, le philosophe se dispense judicieusement d’un savoir impossible sur le monde et ses scories. Descartes le disait : l’âme est plus facile à connaître que le corps. Il disait exactement : l’âme est notior.
Votre démarche d’enquêteur fut en ce sens typiquement cartésienne. En profilant, vous n’avez pas empilé des indices « sensationnels ». Vous avez préféré démouler la configuration étrange qui donnait droit de cité à ces esprits tourmentés. Les cerveaux endommagés par la vieillesse sont très souvent porteurs d’une revanche sur la vie. L’homme qui n’a pas réussi a bien vivre désire la plupart du temps que quelqu’un s’en aille avant lui. Le sacrifice est donc une notion majeure. Heidegger rappelle dans Etre et Temps que nul ne saurait mourir à notre place, ce qui fait de nous des êtres dont la destination est essentiellement funèbre. Par conséquent le sacrifice pose la question « qui doit mourir maintenant ? » quand le choix du sacrifié est autorisé. Pourtant je ne crois pas que substituer la mort d’un individu à un autre délocalise réellement la mort de celui qui devait mourir le premier et qui, en dernier recours, a pu être sauvé par son camarade. Au final, il nous faudra bien être un jour le gisant de quelqu’un. D’ailleurs l’expression consacrée à une telle situation serait la suivante : « Il a failli mourir ». Non seulement, donc, en me dédouanant de la mort grâce au courage d’un pair, j’ai failli mourir car l’autre aurait très bien pu s’abstenir, mais j’ai aussi failli devant la mort du fait de mon incompétence à mourir. Aussi la mort me rattrape quand je crois l’avoir détournée de sa cible. Elle est même encore plus étouffante quand on l’a esquivée de justesse parce que sa réalité devient effective alors qu’auparavant elle n’avait qu’une existence tout au plus théorique dans notre entendement.
Qu’est-ce à dire pour nos milices blanches ? Qu’elles vivent comme des angoissées de la vie. L’ego du grand vieillard est titanesque. Combien de grands-pères, emportés par la croyance d’une traditionnelle autorité masculine, prennent la parole au cours des grands repas familiaux en faisant jouer leur voix parmi les glaviots d’une gorge obstruée de ces viscosités habituelles, endossant de ce fait le costume du maître de vérité ? Ils se repaissent du silence progressif à mesure qu’ils observent les regards attentifs de l’auditoire. Le raclement de gorge peut alors se faire car l’attention est désormais captivée. Puis ils reprennent de plus belle, conduits par une transe chamanique, pour nous dire en fin de compte qu’ils font semblant de connaître ce que le pire des ignorants sait déjà. Où donc est Socrate, professeur d’ignorance ? Tué par ces avocats d’un autre âge, appuyés par l’aspect officiel du tribunal.
La méthodologie d’une gérontocratie s’avère possible. Je vous en livre, selon moi, les étapes principales. 1. Faire de la vieillesse la condition d’une compassion en dépit de son caractère universel. 2. Jouer sur le grossissement de l’expérience proportionnel à l’âge. 3. Dénoncer les maladresses de la sénilité en accusant les jeunes d’égocentrisme (s'ensuit une leçon hypothético-déductive sur le principe de précaution). 4. Se regrouper tacitement en maison de repos pour reformuler la question d’une sédition par l’absurde. 5. Mourir par défaut lors des grandes chaleurs et donc faire de la saison estivale une nouvelle crainte au moins aussi inquiétante que les habituels doutes de la saison hivernale. 6. Entamer une propagande pour les saisons difficiles, en l'occurrence les saisons n'ayant pas encore une étiquette redoutable, à savoir le printemps et l’automne (solutions potentielles : suggérer le danger des allergies printanières et somatiser le symbole automnal des feuilles mortes). 7. Particulariser à satiété le phénomène de l’âgisme : insister par exemple sur l’obtention du baccalauréat par un septuagénaire ancien métallurgiste. 8. Colliger des faits disparates en les réunissant autour d’un thème fédérateur : chutes inopinées dans la rue, mortalité des indigents, publicités amorales sur les contrats obsèques = ontologie d’un malaise gérontologique. 9. Multiplier des initiatives grand public comme l'émission télévisuelle « Plus de vie » en convoquant des personnalités représentatives du milieu vétéran – Bernadette Chirac, Line Renaud, Michèle Morgan et l’incontournable Charles Aznavour pour nous pousser la chansonnette bohémienne. 10. Feindre l’espoir, l’ouverture d’esprit, et donc mieux tromper les foules en refusant de mettre le doigt sur le vrai problème de nos aînés, à savoir la dignité au moment de mourir (inutile, à cet égard, de vous dépeindre l'extrême difficulté pour les associations qui réclament un droit de mourir dignement - c'est ici, sans équivoque, l'exemple d'un dommage collatéral causé par l'oligarchie gérontologique).
Ces dix étapes sur le chemin du mourir ne sont pas gravées dans le marbre, elles peuvent se décaler à loisir dès lors qu’il est question d’y apposer une logique plus convaincante. En tout cas, je suis alarmé par cette négation de la mort et donc, nécessairement, par cette négation de la vie. Ces crapules ont d’une certaine manière condamné Iddo Jacobi à l’exil avant que votre travail empirico-sociologique ne rétablisse la vérité mutilée. C’est pourquoi je pense que Samuel Huntington a tort de nous casser les oreilles avec son concept has been de « choc des civilisations ». D’ailleurs Huntington n’est rien d’autre qu’un de ces vieillards vindicatifs qui militent pour un dernier baroud d’honneur. Mais cette volonté de faire date les empêche de voir le monde avec la sagesse cartésienne. Ceci étant, nous devons récupérer le « conflit des générations » et le réfléchir de nouveau. C’est lui, selon toute vraisemblance, qui provoque les maladies du monde contemporain.

Avec mon amitié,

K. Deveureux.

jeudi 25 décembre 2008

Mafia et vieilles figures.


Mon cher collègue,


Les fêtes de fin d'année viennent de se dérouler et l'actualité familiale est brûlante. Je pourrais vous en dépeindre quelques aspects à la manière de notre ami Émile mais je n'en ferai rien.


Je me contenterai de répondre à cette formidable archive (et témoignage) de MONSIEUR Jacobi. Il est vrai, et je n'aime pas me flatter, que ma recherche a permis aux enquêteurs de mettre fin à ces odieux agissements. Mon premier travail fut d'établir des profils sociologiques haineux envers la différence. Il fallait donc en exclure toute personne vivant dans une marginalité relative. Il est vrai aussi que je pouvais inclure dans les coupables des individus régis par des frustrations terribles, frustrations générées par une certaine forme de marginalité refoulée. Mais mon instinct me disait le contraire. Ainsi, il ne s'agissait point de personnes ayant un passé épidermique avec forte pigmentation, ni même de personnes ayant une sexualité divergente. Une chose me stupéfiait : il y avait dans ces lettres d'insultes une propension haineuse peu commune aux jeunes gens. En effet, lorsqu'on a moins de 25 ans, il est rare d'être aussi agressif envers des personnalités politiques. On s'attache davantage à aduler ou à détester des vedettes de la chanson. D'autant plus que la délinquance juvénile s'attarde davantage sur des actes liés à la recherche d'une identité profonde et stéréotypée, je veux parler de drogues et de trafic en tout genre. Ces délits sont souvent marqués par la spontanéité acnéique qui s'inscrit dans une fougue sexuelle régie par des hormones bouillonnantes. Ainsi, ces lettres réfléchies et organisées autour d'un groupe de réflexion malfaisante ne pouvaient être à l'origine de personnes de moins de 40 ans. Le facteur « jeunesse aryenne » me mit tout de suite sur la voie de personnes possédant une connaissance précise de la seconde guerre mondiale, comme si ce fait d'histoire était ancré dans la moindre petite parcelle de la mémoire collective de leurs cellules organiques. Je tiens également à signaler que les mass medias nous spolient allègrement en nous faisant croire à la thèse de jeunes militants d'extrême droite et néo-nazis qui taguent les cimetières juifs et musulmans, voire qui commettent encore des agressions dans les stades de football. Cela est parfaitement ridicule et stérile. Il s'agit bien, en vérité, de délinquance sénile. Des groupes de septuagénaires extrêmement bien organisés et implantés dans la vie politique locale qui, sous couvert de la respectabilité gériatrique, commettent des infractions honteuses et malhonnêtes. Nous faisons face à une véritable camorra de personnes âgées. Leur lobby est parfaitement solide. Ils arrivent à incruster, dans nos journaux télévisés de 13 heures, des reportages sur leur maltraitance et leur pseudo-solitude, leur donnant ainsi une posture de victimes inébranlables. Je ne cède cependant pas à la thèse du complot conservateur d'un Etat géré par des peuplades vieillissantes, néanmoins il est nécessaire de dénoncer cette délinquance organisée. Et si notre cher ami Iddo Jacobi n’a pu accéder à la mairie de cette petite ville de la Côte d'Azur, c'est essentiellement dû au fait de cette pression gérontologique. Et là encore je ne peux que m'indigner. Ils ont un système parfaitement rôdé et lorsque l'un des leurs se retrouve découvert, ils le sacrifient. Ce rituel du sacrifice est plus qu'intéressant. Soit il procède à la destruction physique du membre défaillant et font passer cela pour une mort naturelle. Ou bien ils envisagent une solution plus perverse encore. Ils n'hésitent pas à l'accuser de faits impliquant des mineurs et le font condamner par notre caste judiciaire. Je ne peux donc pas décemment croire à la théorie crapuleuse de la canicule de l'été 2003. Il s'agissait purement et simplement d'une grande purification ethnique. Il fallait redynamiser l'équipe car l'influence sur les politiques était en déclin. Je me plais à croire que cette armée de vieux débris ne peut en rien parvenir à régner sur une société de plus en plus rapide en communication. L'influence des puissants lobbies devient disparate sur la toile, et la concurrence est difficile. Plus l'information est diffuse dans la masse médiatique, plus la difficulté de maintenir le contrôle est grande. Il est donc très excitant d'observer cette évolution des flux et des reflux informatifs qui, devenue insaisissable, nous rend totalement dépendants. Et le concept enlevé de ce film avec K. Reeves faisant face à cette matrice semble s'imposer petit à petit comme réalité. Je suis donc partagé entre fascination et stupeur.

Chaleureusement,
K.B

mardi 23 décembre 2008

Iddo Jacobi témoigne.


Cher collègue, de nouveau je me manifeste à vous car je n'ai pas été indifférent à votre nostalgie légitime envers Iddo Jacobi, fin politicien du millésime 2001. J'ai retrouvé un document que Le Figaro avait publié en substance de ses pages politiques. En fait, Jacobi témoigne des péripéties qui ont été causées par son engagement politique novateur. Devant l'incompréhension générale de son attitude pourtant altruiste, je crois nécessaire de publier ici ce document qui a trop été endigué par les lourdes actualités de l'époque. Vous le savez sûrement mais ce n'est pas le cas de nos lecteurs, Iddo Jacobi est ensuite décédé quelques mois plus tard dans la paisible ville de Nicosie. Relisons donc ce témoignage éclairé et imprégnons-nous de cette sagesse insigne.


« La nature est ingrate. Je fais ce constat car tous les jours je m’aperçois que la dimension du corps dépasse allègrement les mérites de l’esprit. Mon entrée en politique a fait des vagues parce que j’ai osé présenter le visage de ma politique en exhibant mon portrait sur les affiches électorales. J’estimais que mon visage était le meilleur accès aux fondements de mes projets. Projeté sur l’affiche, je croyais en dire plus que lors d’un éventuel discours sophistiqué qui aurait ennuyé tout le monde, à commencer par moi. C’est la raison pour laquelle j’avais opté pour un slogan sommaire et tout à fait synoptique de cet engagement populaire : DIFFERER POUR MIEUX REGNER. Des critiques tout ce qu’il y a de plus abject m’ont reproché de vouloir instaurer une royauté néfaste aux principes démocratiques. N’ayant pas saisi l’objet d’un tel assaut, j’ai décidé de clarifier mes intentions. Je comptais sur l’esprit ouvert des électeurs, je n’ai récolté que mépris et moqueries diverses. Je réponds qu’une royauté exige la présence d’un royaume, or je ne pouvais pas édifier un royaume dans la sphère locale puisque je me présentais à des élections municipales. Dans cet ordre d’idée, j’aurais trouvé stupide de ma part de jouer sur les émotions en organisant des réunions de quartier dans le seul but d’expliquer les tenants et les aboutissants de mon handicap. A ce titre, l’image s’exprimait mieux que la parole. Aujourd’hui je l’affirme sans aucune vergogne : je souffre de franco-céphalite, c'est-à-dire que mon profil est comparable à la France en ce sens que ma bouche, ostensiblement incurvée, se superpose au bassin d’Arcachon, tout comme le haut de mon crâne, fortement bosselé et accidenté, se réfléchit dans les contours du Nord ainsi que du Pas-de-Calais. Ce ne sont que des exemples non exhaustifs, je crois que vous comprenez l’ampleur d’une situation comme la mienne.

Mon désir le plus subtil n’a pas été exaucé. J’aurais aimé que l’on arrête de me dévisager avec des regards inquisiteurs. J’aurais aimé qu’on transcende le visage pour aller chercher la cause de sa présence sérielle sur les murs de la ville. Las ! La plupart n’y ont vu qu’une mosaïque infâme, une répétition du pire, voire une offrande franc-maçonnique. N’ayant su trouver les ressources nécessaires pour faire succomber ces manifestations belliqueuses, j’ai convoqué en dernier recours ma liste électorale ainsi que les personnes qui s’étaient abonnées à mon parti (IDF : Infirmes de France). Le chapiteau que la mairie nous avait alloué a été saccagé par des vandales. Le lendemain, j’ai reçu une lettre anonyme particulièrement désagréable, revendiquant cet attentat au bon sens, et signée par un groupe d’opposition répondant à l’acronyme suivant : JADF (Jeunesses Aryennes de France). J’ai voulu supposer une mauvaise plaisanterie juvénile, or une enquête de terrain conduite par Khalid Bouachiche et un contingent de policiers compétents a conclu tout autrement mes faibles prémonitions. Il s’avérait que ces jeunesses n’étaient en fait qu’un affreux masque de dissimulation, masque qui n’aurait trompé qu’un esprit primesautier. Nous avons alors consécutivement arrêté le cerveau des prétendues JADF, à savoir M. Jean-Daniel Rouif, ainsi que ses thuriféraires, tous âgés de plus de soixante-dix ans et considérablement motivés par des relents fascisants d’une extrême pauvreté intellectuelle. J’ai asséné le coup de grâce en même temps que j’ai quitté la vie politique. Ces mots ont clôturé ma démarche : « Que le nature est ingrate, je le savais, mais que les gens puissent autant se foutre de votre gueule, ça, je l’ignorais. ». En sus, j’ai pointé du doigt une nouveau type de délinquance : la délinquance sénile ».

Le corps rencontré.


Cher professeur Bouachiche,

Je souscris à cette présentation avisée du bonheur conjugal soi-disant sublimé par la venue au monde de l’enfant prodigue. Parlons-en de cette prodigalité infantile ! Le nouveau-né ne s’engage en rien, il ne fait qu’accroître le sentiment du bonheur latent que le couple s’imagine percevoir par un intermédiaire braillard. Même Jésus-Christ, qui fut aux yeux de tous l’incarnation de la passivité du désert, était un être davantage engagé que le nourrisson gémissant, attaqué par la nouveauté du monde, surpris par la lumière et assurément hébété par l’imbécillité naissante de sa mère qui se dit avoir produit le chef-d’œuvre de l’humanité en donnant le droit de vie. Par opposition, le Christ est descendu du ciel en terrain conquis. Fils de Dieu, il savait ce que c’était que d’avoir un projet. Certes l’accueil n’a pas été courtois mais le Christ a su pardonner ses assiégeants, ce qui prouve la valeur de son action en même temps que la consistance de ses espoirs. Il n’a pas pleuré avant de recevoir les coups. A l’évidence, c’était un personnage flegmatique qui connaissait la bienséance, tout comme il ne paraissait pas souffrir d’un abominable relativisme en matière de jugement. Ce faisant, j’éprouve un respect incommensurable pour ce saint homme car son voyage terrestre, à mon sens, avait de quoi le déstabiliser même si Dieu l’avait très certainement briefé avant de l’envoyer parmi les barbares. En comparaison, que fait le bébé ? Quelles sont ses promesses, ses projets ? Y a-t-il une politique de l’être surgissant dans le monde ?
Le cœur du problème vient du fait que le couple, aveuglé d’admiration, n’est pas enclin à être immédiatement exigeant envers sa progéniture. L’enfant est couvé, on lui adresse la parole à l’instar d’un mongolien qui jadis aurait été l’architecte malheureux de la tour de Babel. N’ayant pourtant encore rien fait, on reconnaît à cet enfant des qualités qu’un esprit perspicace n’oserait jamais inférer. L’enfant en bas âge, jusqu’à une époque tardive de son existence inefficace, est l’esclave du corps. A tel point d’ailleurs que le moment où il apprend à localiser les endroits assermentés pour les soulagements corporels devient une période charnière de sa courte vie. Des applaudissements nourris accompagnent l’exploit de cette identification cartographique : enfin l’enfant n’a pas insolemment souillé ses sous-vêtements ! Vous comprenez, corollairement à cet exemple, que l’étape du bon usage des toilettes est logiquement repoussée dans le temps, signe d’une tolérance sanitaire remarquable de souplesse. Ce n’est que plus tard que l’enfant, devenu alors un adolescent soucieux de son hygiène, et ce dans le meilleur des cas, comprend que les bonnes manières ont aussi un rapport avec la façon de rendre son passage aux toilettes discret d'un point de vue strictement sémiotique. En d’autres termes, ce n’est pas poli de refuser l’indiscrétion quand celle-ci éviterait aux parois de la cuvette d’être assaillies par de violentes selles. C’est que le bruit de l’eau perturbée par le dépôt des selles, particulièrement aux Etats-Unis où les cuvettes sont presque comparables à de grands verres pleins (quoique dans ce cas la question se pose en ce qui concerne l’acte d’uriner), est un délicat moment à supposer qu’un témoin auditif puisse comprendre avec véracité la provenance d’un son aussi aqueux. Le dilemme est inévitable : doit-on préférer salir la cuvette ou bien entreprendre l’activité de la selle comme dépendante de la propreté du réceptacle ? L’un dans l’autre, les deux branches de l’alternative conduisent à un malaise : ou nous manquerons de discrétion en utilisant ultérieurement la balayette (à condition qu’il y en ait une et que le bruit de la chasse d’eau parvienne à couvrir notre initiative de nettoyage), ou alors nous manquons présentement de discrétion en signifiant par un bruit caractéristique le fait que nous sommes précisément en train de libérer notre corps du poids de nos digestions antérieures, et par conséquent nous gagnons le combat sémiotique qui, le cas échéant, trahirait de toute façon notre passage, qu'on le veuille ou non.
Ceci exige un travail d’abstraction important dont l’enfant est rarement capable. Or je trouve excessivement hypocrite de pardonner à l’enfant toutes ses dérives corporelles pour l’admonester, bien plus tard, à cause de son rapport au corps inadapté aux normes sociétales qui vous tiennent tant à cœur. En ce sens, le simple fait d’aller se soulager nous transporte vers des introspections alambiquées parce que les parents, trop fiers d’avoir créé la vie, n’ont pas pris conscience que le corps de leur enfant, une fois parvenu au seuil de la moindre activité humaine, se doit de se dompter comme on dompterait un fauve épileptique. L’école a bon dos quand on l’accuse de rendre crétin. Je crois de la sorte que le thème des « besoins naturels », considéré dans ses implications afférentes à la petite école, est un thème nécessaire pour ne pas dire fondamental. La formation de l’esprit scientifique passe inextricablement par la formation du corps spiritualisé. Il y a de la sorte une posture sanitaire. La salubrité des esprits est conjointe à la salubrité du corps en tant que ce dernier a su éclipser la tentation du laisser-aller. Arrêtons donc de chouchouter bêtement nos enfants et apprenons-leur plutôt à savoir être un corps.

Bien à vous,

K. Deveureux.

Descendance et décadence.


Mon très cher K,

La progéniture, quelle ouverture incroyable à notre débat sur les relations de couple ! Il est vrai que j'avais occulté cet aspect, mais pour ma clémence, je ne peux être défini comme reproducteur. Hélas, « la nature est parfois ingrate » comme le disait si bien mon ami, Iddo Jacobi, un brillant politicien méconnu de tous qui mériterait aujourd'hui certains honneurs. Mais je divague et me laisse aller à la nostalgie. La descendance, voilà un thème qui relance parfaitement notre discussion quant au bonheur propre à l'homme. Être parent est une douce illusion du devoir accompli. Je peux enfin mourir puisque mon patrimoine génétique est sauf. Cela est parfaitement sublime : l'objectif numéro un du droit au bonheur est de se lever toutes les heures pour réamorcer la pompe à braillements. Ce petit corps qui se résume à ingurgiter des quantités astronomiques de lait et à en déverser tout autant dans sa couche semble faire foi en matière de bonheur comparé. Et on se surprend à entendre des conversations mielleuses sur la première varicelle de Junior. Proprement écoeurant. La famille est pour moi l'antithèse de la joie. On porte cette croix toute sa vie, nos ancêtres parlent à notre place, et nous restons bloqués dans un carcan d'éducation doltoïenne qui provoque plus de dégâts qu'il n'en répare. L'enfant transforme le couple en cellule disgracieuse qui se suffit à elle-même. On est pris au piège par ce microcosme car on le veut parfait, on se sacrifie, on agit pour son bien, on tente de le modeler aux normes sociétales, mais lorsqu'on perce cette bulle avec une aiguille et qu'on la laisse s'éclater, alors on découvre que ce micro monde est le théâtre des plus grandes perversions humaines. Et on ose me parler de bonheur familial ! Laissez-moi pouffer de rire, autant s'en remettre au bonheur idéologique d'une secte quelconque ! Je suis consterné. La famille, pour l'avoir vu dans mes nombreuses recherches, est souvent le seul territoire où le sentiment de parfaite communion avec soi et son environnement ne peut exister. Et je ne parle pas seulement des civilisations occidentales ; l'appartenance à un groupe est bien sûr nécessaire quant à la survie de notre espèce, mais s'en remettre entièrement à cela est nuisible à la diversité des cultures et, en bout de chaîne, à celui de l'épanouissement individuel. Pour moi le bonheur réside dans notre capacité à s'accomplir individuellement au profit d'un groupe et même de plusieurs groupes. Le groupe évolue et fait évoluer l'individu : intrinsèquement l'individualité de l'être peut enfin s'exprimer et permet également de faire avancer ce groupe. Elle est là, la prodigieuse alchimie du bonheur...

Cordialement,

K.B

mardi 16 décembre 2008

Les vagissements dérisoires.


Cher K. Bouachiche,

Un déterminisme intellectuel me souffle des réponses que je ne saurais adopter. Votre propos sur le bonheur est remarquable. Non seulement il révolutionne les discours épuisés sur la question (je pense aux écrits vieillots d’Alain), mais en plus il inaugure des chemins de pensée tout à fait stimulants. Naguère l’idée du bonheur était associée à une forme de chance. En déterrant un passé encore plus lointain, on se positionne en face d’un bonheur considéré comme pratique privée. Toutes ces idées sont périmées. Elles ont été chassées par la vague d’une époque où la relation aux autres est essentiellement définie par la notion de combat. Notre combat, notre kampf, consiste en une stratégie d’évitement de l’autre en vue de préserver ce que nous pourrions appeler le combustible de notre être. Nous sommes comparables à des locomotives individualistes : pas question de tracter les wagons de l’amour ou de je ne sais quelle relation humaine, nous sommes le seul ouvrier de la machine à pouvoir saisir les pelletées de charbon pour les introduire dans le ventre de la bête. Il est donc aisé de conclure cette réflexion en effectuant des rapprochements sémantiques. Le mouvement naturel du crémaster est aux testicules ce que notre charbon ferroviaire est à la crémation de notre combustible. Toutefois ces deux fonctionnalités ne sont pas renouvelables, ce qui nous enjoint de la sorte à nuancer nos méthodes d’évitement. Il faut donc se mettre en quarantaine avec parcimonie. L’attitude inverse correspond à l’épouvantable nihilisme de mademoiselle P.
Je crois, concernant cette nécessité de la nuance, qu’un muscle tel que le crémaster est profondément didactique. Parce que le crémaster possède une capacité d’adaptation époustouflante, il n’est jamais en disgrâce avec le binôme testiculaire. Or cet ajustement perpétuel entre le chaud et le froid nous apprend que le système du « couple » n’est jamais aussi bien portant qu’au moment où il évolue tièdement. Seule une agression violente serait susceptible de perturber l’entente testiculaire. J’entends par là un coup de pied dans l’entrejambe ou n’importe quel autre choc malvenu qu’on voudra bien admettre. La douleur devient alors prévalente sur le mécanisme : le mal précède le bien futur, ce qui moralement nous enseigne qu’un mauvais coup n’est jamais qu’un accident de parcours. Réjouissons-nous quand notre crémaster est agressé, cela prouve qu’il est vivant, organiquement solidaire et particulièrement soucieux de la façon dont les testicules s’arrangent. Vous avez à peu de chose près un phénomène similaire quand l’individu masculin est excité. Le crémaster dispose les testicules à répondre favorablement à l’excitation visée, ce qui signifie qu’il est capable de résoudre toutes les équations du plaisir tant que celui-ci n’est pas contre-nature.
De ce fait, l’activité et la passivité sont déjà des états de l’être qui n’impliquent pas forcément la présence d’un autre. Nous sommes constitués d’énergies antagonistes selon des intensités variables. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les femmes sont cyclothymiques : elles font alterner joie et malaise, quelquefois indécises jusqu’au bout du raisonnement, désirant ceci ou désirant cela sans procéder à un choix souverain. Et comme le bonheur, en principe, est une finalité de la volonté humaine, cela explique le malheur des femmes dans la mesure où elles aspirent à quelque chose qui se dégrade continuellement faute de pouvoir le saisir fermement. Les menstrues ne sont à ce propos qu’un rejet organique de toute l’aigreur accumulée pendant les semaines qui devancent les défécations sanguinolentes. C’est la raison pour laquelle une femme qui « a du retard » est faussement inquiète : elle commence à se réjouir puisqu’elle constate une vie intérieure apaisée, c'est-à-dire une vie qui, momentanément du moins, n’éprouve plus le désir d’évacuer la mauvaise herbe si vous me passez l’expression.
Je complète ainsi votre thèse : l’orgasme est un bonheur féminin éphémère qui tend à se compléter grâce à l’espérance d’une gestation – d’où le fait que certaines femmes nous font des bébés dans le dos. La venue d’un enfant est salvatrice à plus d’un titre. L’enfant est d’abord objet de création, source des fiertés imbéciles en cela que la conception de l’enfant est indépendante de toute volonté artisanale. On ne fabrique pas son enfant comme on élabore une sculpture en pâte à sel. A la suite de quoi, une fois que ces émerveillements insupportables sont consommés, l’enfant permet aux femmes d’oublier leur condition irrégulière. Elles se promènent dans les parcs en faisant la rencontre d’autres mères béates. De longues discussions s’entament sur les manières de porter la progéniture, ou bien sur l’utilité de faire l’acquisition d’une poussette dont les roues avant sont pourvues d’un système de freinage. Bref, au moment où elles ont perçu un indice de vie en elles-mêmes à travers la gestation, ces néo-accoucheuses oublient de vivre dès lors que l’enfant vient au monde. Le cercle est progressivement vicieux : plus une femme a d’enfants, moins elle se rend apte au bonheur. Parallèlement, plus un homme a fait l’erreur de faire des enfants, plus il s’interdit la tiédeur du « couple ». Si bien que cette sacro-sainte manie de vouloir des enfants m’apparaît comme le commencement d’une incompréhension vis-à-vis des équations qui ont des inconnues opposées à ce modèle particulièrement réducteur. Vous le savez ou vous le déduisez de nos propos : il n’y a pas pire qu’un enfant qui se découvrirait homosexuel dans une famille nombreuse.

Commodément à vous,

K. Deveureux.

Crémaster, scrotum et testicules.


Mon cher Deveureux,

Permettez-moi, l'inélégance de ce rebondissement sans rapport avec votre précédent courrier, mais j'ai quelques questions qui m'assaillent ces temps-ci. En effet, après un nombre incalculable d'années passées sur le terrain, une interrogation reste en suspens concernant le bonheur et son droit d'accès. Nous avons démontré ô combien il est nécessaire d'obtenir un équilibre entre notre âme et notre corps pour avoir accès au saint plaisir ou au plaisir sain. Mais passons cette étape et admettons que deux personnes possèdent chacune cette parfaite symétrie. Ne sommes-nous pas en proie à un autre déséquilibre, je veux parler, bien sûr, du rapport dominant-dominé ? Dans les cultures fortement religieuses, cette notion ne se pose pas puisque l'homme est symbole de toute-puissance comparé à la femme qui l'accompagne, quand il ne s'agit pas d'un objet sexuel qu'on bâche pour son plaisir égoïste. Je sais que ce discours machiste est en passe d'irriter certaines féministes hystériques et frustrées (j'appelle une vrai féministe une femme qui a une sexualité assumée et non une position sociale élevée et enviable), néanmoins mon propos est intrinsèquement lié. Nous le savons, dans toutes les relations bicéphales existantes, apparaissent un interlocuteur dominant et un autre dominé ; ceci est une condition sine qua non pour tout binôme. Lorsqu'il s'agit de l'équation « un homme plus une femme et une religion », le résultat est simple. Mais lorsqu'on ajoute une inconnue supplémentaire, à savoir une relation du même sexe, alors il y a complication. Souvent les intellectuels étriqués tant par leurs vêtements que par leurs esprits me disent en riant : « Alors qui de vous deux endosse le rôle de la femme ? » En revanche lorsqu'on passe dans le milieu homo branché, que je ne fréquente plus au vu de ma date de péremption, on devient passif ou actif. Ce langage m'interpelle quant à la question de la dominance concubinesque. Finalement, ce bonheur auquel je ne crois pas, ne serait-il pas une double symétrie qui s'exprime dans une perfection naissante ? Je me le demande. Tout bien considéré, ce moment furtif et souvent fictif du bonheur est étonnant. On pourrait le comparer au crémaster, ce petit muscle qui recouvre les testicules. Sa fonction est de soulever ou abaisser le scrotum afin de réguler la température des testicules pour favoriser la spermatogenèse. Dans un environnement froid, le crémaster se contracte et rapproche les testicules du corps pour les réchauffer. Quand il fait plus chaud, le crémaster se détend, permettant aux testicules de se refroidir. Voilà la métaphore parfaite du bonheur. A noter que celui-ci se retrouve atrophié chez la femme. Quelle conclusion en déduire ? Que les femmes n'ont pas accès à ce bonheur ? Eh bien oui ! Les femmes sont inaptes au concept même du bonheur, elles y ont accès seulement lorsqu'elles atteignent un orgasme. Il est vrai que je conclus un petit peu vite mais on ne peut pas nier les évidences. Les émotions de la femme sont régies par son système nerveux auquel il faut rajouter les périodes de menstruations tandis que l'homme reste avec un fonctionnement plus basique, celui du crémaster. Le crémaster ne serait-il pas l'équivalent masculin de la menstruation ? Mais revenons à nos mammifères ruminants, à l'épaisse toison frisée. La fonction de dominant et de dominé est inhérente au système « couple » et cela ne fait que rajouter une multitude de combinaisons comme s'il existait un rubicube du bonheur. Il faudrait que toutes les faces du cube soient de couleur différente et unies. C'est en cela que je ne crois pas au bonheur béat et mielleux de nos chères publicités pour lessive. La complexité de l'être humain est grande voire infinie. Chaque douleur, chaque peine, chaque épreuve est une inconnue de plus dans la grande équation de la vie. Je dois dire que cela me passionne. Le genre humain est un vaste territoire qui ne cesse d'évoluer, et plus on atteint les méandres de notre esprit, plus le jeu en vaut la chandelle. Sur cette humeur légère, mon cher collègue, je vous laisse papillonner.

K.B

mardi 9 décembre 2008

Les cogitations solidaires.


Cher monsieur Bouachiche,

Voilà donc un article qui institue une virulente critique contre une sexualité cartésienne – entendons un cartésianisme vernaculaire. L’histoire de la philosophie nous apprend que Descartes a constitué un sujet souverain. C'est-à-dire que le sujet se fait sujet en tant qu’il reconnaît en Dieu le porteur des vérités naturelles. Autrement dit le sujet se construit d’abord comme une chose qui pense (res cogitans) et, plus spécifiquement, comme une chose qui pense Dieu après avoir absorbé le doute effroyable du malin génie. De plus, Dieu est le garant de la création continuée qui nous permet de fonder notre existence. Après quoi, lorsque le mouvement ascendant s’achève non sans un soupir de soulagement, le sujet commence à redescendre parmi les choses du monde. Tel serait, très schématiquement, le mouvement des Méditations métaphysiques. Descartes esquisse en quelque sorte une pyramide où le sujet ne peut dépasser la pensée des attributs divins, sorte de sommité de l’intellection. Ces attributs infinis sont une exigence d’humilité pour nos entendements finis.
Cette sécheresse philosophique devient plus excitante quand on la mesure à votre propos. Si vous permettez, je vais moi aussi reprendre le propos cartésien en modifiant la première phrase du Discours de la méthode : « Le sexe est la chose la moins partagée du monde. » Je vous soutiens totalement dans votre démonstration et je vais m’en expliquer présentement.
Prenons l’exemple de celui (ou celle) qui ne se masturbe pas. Nous savons que l’onanisme est une éducation sentimentale primitive. Toucher son corps, c’est connaître son terrain et c’est du même coup apprendre à déminer les bombes de la frigidité. Descartes nous dirait qu’il est capital de connaître les attributs de l’étendue, en l’occurrence les qualités de notre corps. Or si je prétends être un sujet pensant aussi bien qu’un sujet existant, je dois cogiter mon corps. Dans ce que vous dénoncez comme pratiques masturbatoires hermétiques au partage (j’entends par là des séances onanistes compulsives qui ne font pas le lien entre l’âme et le corps), il n’y a en effet aucune implication spirituelle. Le geste ne se joint qu’au geste tandis que l’esprit est ostracisé du processus. En d’autres termes, une masturbation exclusivement restreinte à la géographie d’un corps machine n’est plus une masturbation, elle devient une mutilation en tant qu’elle perturbe un organe plus qu’elle ne le stimule. Notez que le verbe « se masturber » est pronominal. Par conséquent je crois qu’un acte mécanisé représente un « masturber » intransitif dont la finalité n’est de ce fait pas évaluable. Donc, quand je masturbe ma partenaire, je dois penser son corps comme je pense mon geste. Et s’il nous arrive de nous masturber ensemble, nous devons penser nos corps comme une seule et même substance qui se cogite. Derrida aurait pu prolonger le propos avec cet addendum : « L’amour est une cogitation physique et psychique. Deux corps qui cogitent sont des co-gîtes, c'est-à-dire des gîtes coexistants qui apprennent graduellement à fonder l’expérience du coït, voire du co-ïter. »
C’est bien la preuve que le dualisme cartésien a ses limites. Il me paraît impossible de mener à bien une relation sexuelle sans faire conjoindre la matière et l’esprit. Ainsi, comme vous le notez avec la perspicacité du sociologue de renommée internationale, la sexualité est d’emblée dénaturée dès qu’elle cherche à faire reposer ses actes sur un réseau d’images qui n’ont pas été cogitées par le sujet mais simplement retenues par lui. Nous avons de la sorte un théâtre des sexualités solitaires qui, même à deux, ne peuvent envisager la sexualité équitable ou encore la sexualité solidaire. Etre solidaire avec son amant, c’est être solidaire de son âme et de son corps. Toute cette théorie prend du sens lorsqu’elle invite derechef le cas de mademoiselle P. Non seulement elle ne se touche pas, mais en plus elle ignore tout de son esprit dans la mesure où elle le met entre les mains d’un Dieu maternel pas plus éclairé qu’elle. Car rappelons la pertinence de Descartes qui a su prévoir le manque à gagner d’un dualisme linéaire. Ce dernier n’a pas choisi de faire de nous des êtres aussi parfaits que Dieu car nous ne verrions alors pas l’intérêt de chercher à connaître notre monde. Et attendu que notre corps est déjà tout un monde, il serait immonde de l’imposer aux autres sans en avoir préalablement amélioré la capacité d’altruisme. D’où, sans doute, la dismorpho-phobie que vous me présentez. Ce n’est rien d’autre qu’une incapacité de dire le corps de l’autre parce que lui-même est plongé dans le mutisme. Le corps peut ainsi être très beau et ne rien dire. A l’inverse, la laideur de type asymétrique n’est pas définitive à partir du moment où l’on comprend que cette déformation ne prend naissance que dans les esprits qui ne cogitent rien. En réalité la laideur est un concept bâtard, de même que la beauté. Il ne peut y avoir qu’une cogitation des corps, sans cesse renouvelable, si bien que l’homme prétendument laid pourra toujours devenir beau et vice versa. On a tous revu les anciennes photos de classe où les « thons » se sont transformés en « soles » et où les « fauves » sont devenus des « volailles pusillanimes ». La cogitation franchit le cap en ce qu’elle identifie ce qu’un autre esprit cogite de son propre corps. Le corps propre n’est ni laid ni beau, il est un corps cogitant-cogité qui oscille entre la tentation de la laideur ou de la beauté sans jamais pouvoir s’arrêter car la cogitation n’a pas de volonté téléologique. Et l’argument du rêve me direz-vous ? Si je rêve que je suis laid ? Je réponds alors dans ce cas que nous ne cogitons pas : nous croyons que nous cogitons. Et si je rêvasse ? Je ne fais qu’un semblant de cogitation. Et si je me dis que je cogite pendant que je cogite effectivement ? Je sur-cogite, cependant je dois faire attention de ne pas prendre goût à cette cogitation supérieure (cogitatio praestans) car elle me ferait perdre les repères d’une cogitation tempérée (cogitatio temperentia). A ma charge de produire éventuellement une idéographie des différentes sortes de cogitation et ce qu’elles peuvent apporter aux sexologies défaillantes.

Bien soigneusement à vous,

K. Deveureux.

Sexualité équitable.


Cher ami,

Tout d'abord je tiens à vous adresser mes sincères salutations quant à votre prise d'âge supplémentaire.

Votre dernier courrier m'a surpris par cette explication combinant biologie humaine et philosophie. Je dois dire que, lors de mon dernier rapport sexuel, je n'ai pu m'empêcher de réfléchir à vos propos tout en contemplant de manière béate le corps de mon amant. Il est vrai que notre sexualité n'est pas simplement fondée sur un fonctionnement physiologique. Il ne faut pas occulter le pouvoir de l'esprit et du fantasme qui nourrit notre libido et notre « pseudo-plaisir ».
Il me semble, au vu de mes nombreuses recherches sur le comportement humain, que notre plaisir est basé sur un parfait équilibre entre notre corps et notre esprit. Il est évident que les jeunes générations tentent irrémédiablement de calquer leurs plaisirs sur l'imagerie fantasmagorique et codifiée des films pornographiques. On cherche à reproduire ce désir illimité, accessible à tous, tout le temps. On inventerait alors la « sexbox » avec porno en illimité, prostituées gratuites et sexe protégé. Il faut donc être disponible. Nous noterons qu'il s'agit bien là, dans ce cas de figure que j'appelle la dismorpho-phobie sexuelle, d'une tentative désespérée de confondre nos fantasmes avec une réalité de terrain. La psyché humaine, car je reste persuadé qu'il en existe d'autres, ou du moins une mémoire affective, animale et végétale (je reste mobilisé sur cette recherche), subit une ablation de la mouvance corporelle, et nous pourrions ainsi, aisément, adapter cette maxime idiote de notre ami D. : « je baise, donc je suis. » Et il est bien là, le noeud du problème ; on cherche de manière égocentrée notre plaisir, comme si finalement faire l'amour se résumait à une masturbation à deux. Dans de nombreux cas cliniques, que j'observe depuis pas mal de temps maintenant, on remarque que, bien souvent, le sujet ne connaît même pas son propre plaisir sexuel. Néanmoins, dans des tentatives inavouées, il essaye d'appliquer à son partenaire un schéma véhiculé par une société sexuée en perte de repères. Le cas le plus flagrant fut celui de deux jeunes filles, jumelles de surcroît, qui poussaient leurs petits copains à aller chercher des préservatifs à l'infirmerie de leur collège. Ce cas m'a beaucoup intéressé et m'a permis de conclure à l'aboutissement d'une pratique violente où le partenaire doit être disponible et volontaire comme une sorte de « poupée qui dit oui ». Il est nécessaire d'élargir notre réflexion par des rapports de criminologie qui expliquent parfaitement la corrélation entre la montée de la délinquance et l'individualité exacerbée à laquelle notre société nous pousse. Je suis perplexe quant aux méthodes utilisées pour pallier à ce problème.
A mon sens, la sexologie est un dérivatif absolument abscons et stérile. En effet, comme vous le préconisiez dans votre précédent article, la spontanéité et la découverte de l'autre restent les seules constructions viables pour une identité sexuelle saine. Le corps aura donc appris son propre plaisir et il sera ainsi ouvert au plaisir du partenaire pour former ensuite une alchimie des plus exquises. Néanmoins, une sexualité psychotique existe, dès lors que l'on ne se masturbe pas et qu'on ne connaît pas son point P (Point plaisir). On tombe alors dans des dérives fantasmagoriques et approximatives qui plongent le patient dans un mutisme socio-érotique. Cela le contraint à avoir des penchants zoophiles, pédophiles, sado-masochistes ou autres. Dans un discours niais et romantique, les deux vont de pair. Je dirais qu'il faut laisser éclore sa fleur érotique afin d'ouvrir son plaisir aux autres et c'est seulement à ce moment unique que l'on peut envisager une relation basée sur la transcendance des sentiments. On ne baise pas, on se masturbe côte à côte, en formant une chaîne humaine de plaisir autocentré. Bien sûr que je vois là un paradoxe du plaisir. D'un côté on reste bloqué sur ce que l'on croit être notre plaisir et, de l'autre, on ne cherche pas à le connaître ni même à l'apprivoiser afin de s'ouvrir à ses partenaires. On partouze ensemble mais chacun dans le recoin de son intellect. Cela crée immanquablement une génération de frustrés qui prend son plaisir par écran interposé.
Et là je ne peux que m'insurger ! Moi qui ai connu les années 70, je prône haut et fort les valeurs non pas d'une économie solidaire mais d'une sexualité équitable. Je vous laisse sur ces propos.

A bientôt

K.B

mercredi 3 décembre 2008

Le plaisir blessé.


Cher Khalid Bouachiche,

Votre missive est on ne peut plus sincère dans la mesure où vous acceptez de vous déshabiller existentiellement parlant. Est-ce une invitation dont vous me faites part en catimini ? J’accepte alors d’entrer dans le corps du plaisir, et plus particulièrement je me soumets à votre confessionnal sociologique. Nous n’avons que trop peu abordé ces thématiques, préoccupés toutes ces dernières années à rédiger des articles, animer des conférences, préparer des ouvrages et, en sus, dévoués à de multiples directions de thèses qui n’ont pas fait date en général. Ceci étant, je me dois avec une modestie caractéristique de tempérer votre propos. Certes nos penseurs du monde moderne reflètent une image plus ou moins avachie de la pensée, toutefois je ne me considère pas nécessairement au-dessus de ces petites tentatives, à ceci près que j’ai obtenu plus de succès au regard des Universités qui ont accepté de m’accueillir. Mettons fin à ces préliminaires et passons, si vous le voulez bien, à la praxis du plaisir.
Comme vous je ne tiens pas le sceptre de l’inceste dans mes mains. Au mieux je cherche à être compétent avec mon excroissance principielle quand je ne suis pas la victime d’autres excroissances appelées papillomavirus. Qu’est-ce à dire ? Que je soutiens le plaisir en tant qu’il n’est plus une finalité mais un moyen de recherche à part entière. Le corps humain est une carte vicieuse, voire vicelarde. Un jour vous vous imaginez avoir construit un pont pour atteindre la rive adverse, l’autre jour ce pont s’effondre. Tel est le mécanisme du plaisir : la croyance d’une route jamais stabilisée. Les raisons ne sont pas toujours si compliquées. Il arrive au corps d’être malade, ce qui institue des désagréments mortifères en ce qui concerne l’amour. Autrefois une expression était consacrée à ce phénomène : un tue l’amour. Une telle expression, n’a-t-elle en fin de compte qu’une valeur conventionnelle, entretient malgré tout ce que vous appelez « contrainte morale sociétaire ». Le grand Occident a sur ce principe bâti beaucoup de fantasmes sans contenu. On a pour ainsi dire aseptisé la relation sexuelle en lui instituant des codifications qui reposent sur le système binaire que voici : sexe performant = paradigme / sexe en berne = tue l’amour.
Très honnêtement, je ne vois pas pourquoi le phénomène du « bander mou » est devenu la hantise des hommes. Même si l’architecture devient de plus en plus phallique (ce qui est finalement paradoxal car ce sont les Chinois et les Japonais qui édifient les plus imposantes tours, eux qui, d’un point de vue scientifique, sont pourvus des pénis les moins allongés), elle ne doit pas causer des juxtapositions aussi précipitées que « bander mou = marginalisation érotique ». Car le « bander mou » est très souvent le charme des premières fois hésitantes où la verge, se faisant un sang d’encre, est comme la victime d’une tachycardie qui obstrue le « bander ferme ». Un même raisonnement, c'est-à-dire un mauvais raisonnement, irait jusqu’à dire que nous avons toutes les chances de réussir l’acte sexuel au sommet d’une tour. Et si j’habite à la campagne ? Si je souffre de la pression atmosphérique ?
Je déplore grandement, à la lumière de ces distinctions, les émissions ludiques sur le sexe. On voudrait apprendre aux adolescents comment faire avec le corps de l’autre. Ce n’est qu’une désinfection supplémentaire de l’acte, une vaccination contre la spontanéité. Ce que j’ai envie de dire, c’est « Allez-y ! », confrontez-vous au corps de votre partenaire en lui demandant par le geste et la parole comment l’appréhender. Le sexe est en ce sens une phénoménologie du plaisir. Il n’y a de sexe abordable que dans la mesure où ce sexe, dans la pratique, ne saura jamais comment épuiser les accès au plaisir. Un plaisir qui s’épuise devient un plaisir attendu. Cela fait que j’ai beaucoup de mal à croire au lieu du COUPLE. Naturellement nous pouvons renouveler le plaisir, cependant je ne juge pas favorablement les méthodes de changement qui vont jusqu’à dire que la présence d’un tiers quelconque est un remède à la lassitude amoureuse. Ce n’est pas parce que votre partenaire tiendra un concombre dans sa main droite que vous aurez réformé le plaisir. Mieux vaut être franc et passer des accords.
Cette perspective de l’accord est rarement soldée par une satisfaction. Vous l’écriviez silencieusement : il n’y a de paradigme amoureux que pour les partenaires qui ont justement cassé le paradigme tel qu’il est entendu par l’opinion. S’il y a des limites à l’exploration sexuelle, elles n’ont de rapport qu’avec la relation en tant qu’elle ne doit être comparée qu’à elle-même. L’entente du corps n’est pas qu’une entente réduite aux modélisations diverses, elle est entente totale. Si ma partenaire est malade, soit s’il lui arrive d’expulser autre chose que du plaisir, je l’accepterai parce que j’aurai signé un contrat avec elle. En outre, si je suis un quinquagénaire qui butine à sa guise, c’est que je n’ai pas encore su signer un contrat à durée indéterminée. En d’autres mots, je suis responsable de mes actes et j’ai la volonté de croire que c’est la même chose pour les différentes femmes que je vois. Si j’accusais un tel ou un tel, je ne serais rien d’autre que ces hommes qui se consolent avec des impératifs catégoriques a posteriori.

Somatiquement vôtre, vous qui faites du corps une œuvre d’art. Sachez aussi que je partage vos sentiments sur la sénescence car demain je prends un an. Je sais donc ce que sont les territoires quand nous n’avons plus d’armée pour les défendre. D’autres les conquièrent et nos armistices n’ont plus que nous pour les signer.

Votre ami,
K. Deveureux.

Moi, mon chat et meetic.


Cher Konstantinos,

Qu'il est plaisant de partager avec vous ces bribes de réflexions philosophico-sociologiques. Je prends toujours autant de plaisir à vous lire, vous êtes sans doute le plus grand penseur de ce 21e siècle. Certes il ne fait que débuter mais vous êtes plus prometteur que le moindre de nos penseurs mondiaux ; il est temps que votre talent transperce le cuir épais de la non-culture. Je dois dire que cet éviction philosophique de l'inceste m'étonne, il est vrai que vous abordez de manière différente cette auto-masturbation de l'intelligence chez les égoïstes et les égocentristes, notamment chez mademoiselle P. Revenir sur son cas ne serait que lui accorder trop de crédit et nous n'en avons plus.
Pourquoi la relation incestueuse est-elle si difficile à admettre ? Je vous accorde ne pas l'accepter moi-même ; néanmoins pour avoir pu, lors de mes nombreuses pérégrinations, côtoyer des personnes condamnées pour moeurs, une réelle obsession s'est installée dans ma tête. Mais, nous nous devons, dans notre relation épistolaire, de chercher plus loin et de former un « travail réel » comme le disait si bien notre ami. Je poursuivrai donc avec un autre sujet. Mais lequel ? Il me faut donc recentrer ma recherche sociologique et thérapeutique sur ce « grand corps utopique », à savoir le COUPLE comme vous l'avez signifié dans une précédente lettre. J'ai vécu il y a peu une situation qualifiée de périlleuse par l'intelligentsia populiste qui ne se cantonne plus à la Russie et la Pologne. Cela est arrivé avec la personne avec laquelle je « sortais », puisque finalement il ne s'agit que de cela, sortir, comme on sort un animal de compagnie sans qui notre survie, de conscience, ne peut avoir lieu. Pourquoi est-il si périlleux de se définir seul dans un univers ? Pourquoi le besoin de se reproduire est-il inéluctablement nécessaire et de surcroît réducteur ? Pour en revenir à mon anecdote, sans prétention aucune, nous avions passé, la personne et moi, un contrat, une sorte de paradigme de la fidélité sexuelle. Il est par ailleurs amusant et rafraîchissant de le comparer au dogme du mariage, cet accord qui, par ordre d'importance, financier, moral et administratif, n'a aucune valeur à mes yeux. Une symbiose sexuelle nous paraissait évidente. Je suis égocentré, et je le revendique, dans le sens où mon plaisir passe avant la contrainte morale sociétaire. Chaque partenaire sexuel est une ode au plaisir, un univers à découvrir et à parcourir sans limites. Ce que j'aime dans les ébats disons « amoureux » au sens pratique du terme, c'est la découverte, la recherche du plaisir de son partenaire : telle partie est sensible, telle autre ne l'est pas, bref j'aime me conduire en géographe de l'amour cherchant à cartographier le plaisir de son amant. Il va sans dire que je ne peux me contenter d'un seul univers. Ma curiosité est telle que je dois entrer dans un mode frénétique de consommation. Après tout j'essaie de vivre avec mon temps. Je vous avoue tout de même qu'avec la vieillesse les territoires sont de plus en plus minces. Ils se raréfient au fil des années. Mais revenons au sujet, cette petite historiette, avec le recul, me semble intéressante. J'ai noté que notre époque tente fougueusement, comme les danaïdes l'auraient fait avec leur tonneau, de codifier les plaisirs du sexe. Au fond, une femme ne peut être que vaginale ou clitoridienne, sans compter que la plupart du temps elles ne sont plus rien, engendrant frustration et castration. On assiste à une classification sans hiérarchie de la sexualité avec des cases précises et dissociées. Et au terminus du tramway nommé désir de ce cher Tennessee, on aboutit sur une sexualité fichée telle qu'on la retrouve sur ces sites de rencontre.
Pour finir, mon cher collègue, je suis donc un homosexuel sur le déclin, avec une propension terrible à la masturbation, plutôt passif, excluant dans sa recherche les femmes, les enfants, les transsexuels, les travesties et les animaux. Nous ne sommes plus très loin de ce fichier EDVIGE tant décrié.

Spécifiquement vôtre, pour reprendre une de vos expressions.

K.B

mardi 2 décembre 2008

Etre seul, c'est encore tout un monde.


Mon cher collègue,

Sur la base d’un registre philosophique, il m’est très difficile d’aborder un sujet aussi tabou que celui de l’inceste. Alors devrais-je quelques instants laisser la philosophie de côté et me concentrer sur la matière évidente du problème : la relation incestueuse des égoïstes. Ces gens-là, parce qu’ils n’ont d’autre raison que la leur, imperméable à tout échange et donc ruinant une jolie notion comme l’intersubjectivité, ne vivent que pour leur voracité du monde. C’est une attitude déroutante qu’il ne faudrait pas confondre avec un désir implicite de se fondre dans le monde. Ils se situent à l’opposé de cet altruisme sous-jacent. Le monde qu’ils habitent est un monde qu’ils dévorent – ce qui, soit dit en passant, se redistribue pendant leurs accouplements. Ce sont pour ainsi dire des carnassiers de l’être ou encore des ontophages si je puis m’autoriser ce néologisme. Jadis Ulysse fit la rencontre d’un autre genre de gastronomes en la personne des Lotophages, et cette rencontre me paraît beaucoup plus riche de sens même si elle a beaucoup vécu depuis. Par ailleurs, il serait logiquement impossible de rencontrer un ogre des essences puisqu’il nous croquerait tout de suite, sans nous laisser l’opportunité de placer un mot. Faut-il effectuer un parallèle avec la ruse d’Ulysse lorsque ce dernier est contraint de tromper le cyclope ? L’affamé des autres est-il si égocentrique qu’il ne peut lui-même concevoir deux yeux qui se répondraient en parfaite adéquation ? Ainsi l’œil unique du cyclope, anatomiquement dessiné au milieu d’un front désert, ne représente-t-il pas la meilleure allégorie de cet égoïste détestable qui ne supporterait aucune présence dédoublée en lui-même ? Ce sont donc des amputés du corps et de la raison. Ce sont des unités disloquées qui n’ont même pas conscience d’être démultipliées dans la laideur, ce contraire qu'ils redoutent...
Continuant sur ma lancée, je vais de nouveau aborder le cas psychiatrique de mademoiselle P. Nous avons là un spécimen parfait pour notre sujet. Parce que cette jeune femme est une sorte de réincarnation du cyclope, son comportement devient très intéressant car il est fabuleusement inséré dans nos sociétés contemporaines. Mademoiselle P. a souffert et souffre toujours de cette boulimie rédhibitoire que j’expliquais tout à l’heure. Incapable de sortir de son être, elle fait de tous les êtres autant de réceptacles pour son bien-être. Et ce quitte à produire quelques injustices ici ou là. Sa notion du Juste s’en trouve par conséquent galvaudée. Certes elle possède quelque chose comme un tribunal de la raison, toutefois ce tribunal n’a aucune valeur étant donné que personne ne peut siéger dans son jury. Elle se fraye alors des passages secrets, traverse des portes dont elle est la seule à posséder les clés, et de surcroît elle les referme à peine les a-t-elle franchies. Ce qu’elle ne comprend pas, c’est qu’un tel cheminement lui empêche toute relation quelle qu’elle soit. Disons qu’elle est pire que celui qui rêve : elle rêve debout qu’elle a des relations alors qu’elle est déjà prisonnière de sa propre cellule artificielle. Des hommes qu’elle rencontrera, ils ne vaudront pas mieux que des tapis orientaux, simples objets décoratifs. Son amour est le prolongement d’un acte décoratoire : si le salon de sa raison est bleu, il lui faudra assortir les murs avec une présence blanche. Eventuellement cela créera un blanc-bleu synonyme d’évasion, couleurs de l’océan et du ciel, autant de promesses pour croire s’échapper de son caveau toujours plus profondément creusé. Cependant, ce qu’elle n’a décidément pas en tête, c’est que le ciel de l’océan n’est pas continuellement de la même couleur. Parfois un orage survient, là-bas surgit un aigle noir, et plus rien n’a de sens que ce qui est en train de se passer. D’où ses déceptions, ses brefs retour à la réalité tangible des êtres. Hélas cela ne lui suffit pas ! Elle répète les mêmes choses, ignorant tout sinon l’aspect de son salon, ce qui prouve malheureusement son état d'abrutie. Même moi, pourtant assez reconnu pour les activités de l’esprit, je n’ai su lui faire entendre une autre raison. Elle déteste les bigarrures et ma cabane du pêcheur avait donc trop de couleurs.
Ceci ne répond pas encore à la question incestueuse. J’y viens. Tout le mystère de mademoiselle P. est qu’elle accepte de se réguler sur les décisions de sa mère. Vous voyez dès à présent toute la contradiction qui transpire de cette jeune femme. Je ne crois pas qu’elles ont des relations sexuelles mais c’est tout comme. C’est même pire car le sexe, la plupart du temps, est l’apanage d’un petit plaisir qui ne mange pas de pain. Ici l’inceste transcende le rapport que vous lui donniez dans votre courrier. Il s’agit d’un inceste de l’esprit : deux narcisses peuvent de ce fait s’entendre et se voir, mais toujours selon un œil et une oreille. Les deux finissent par s’abolir mutuellement. Sortis de cette relation, ils seraient comme des aveugles ayant recouvré la vue. Or le cyclope détesterait perdre son œil exclusif ! Alors ils entretiennent ces rapports bizarroïdes pendant que le monde, ne leur en déplaise, tourne et se retourne malgré eux. Et un beau jour, car ces personnes n’ont peur que s’absenter de leur vie, elles finiront sur une pierre tombale où l’entreprise des pompes funèbres, en dépit de toutes les solutions qui pourraient pallier à ce problème, aura taillé dans la pierre deux noms, deux identités distinctes. Le cyclope sera enfin un homme : son œil coupé en deux deviendra un regard… Et que verra-t-il ? D’autres pierres tombales, d’autres anciennes présences et avec un peu de malice, peut-être, ils verront des êtres qu’ils auront mal digérés et qui d’outre-tombe leur signifieront que l’existence est éminemment subjectiviste.

Avec mon affection distinguée,
K. Deveureux.

Inceste et égocentrisme.


Cher ami,

Ce matin, lors de ma promenade habituelle dans les rues de Gabès, une douce musique se mit à tinter dans mes oreilles. « L'aigle noir », et surtout Barbara, me rappellent tellement de bons souvenirs. J'ai eu la chance de la rencontrer lors de son fameux concert à l'Olympia un samedi de 78. Sa beauté noire et profonde m'inspire chaque jour que Dieu ne fait pas. Ainsi ce texte m'interrogea sur l'amour incestueux. En effet, sous couvert de mots poétiques, la chanteuse nous fait part de cette marque indélébile du Bonheur ou du Malheur suivant le côté où l'on se place. Le mien est tout trouvé : n'est-ce finalement pas la forme la plus pure de la relation affective ?
La liaison interdite, la "do not cross" amoureuse est un sujet qui, sociologiquement parlant, m'intéresse beaucoup.
Peut-on réellement prétendre aimer son enfant au point de le désirer physiquement ?
Est-ce une manifestation physiologique ou matérielle de ce sentiment que l'on appelle amour ?
Peut-on parler d'un amour déstructurant ?
Mais au fond cette expression intelligible n'est-elle pas, en elle-même, antinomique? Je me plais à croire qu'il s'agit là d'une forme de désir protecteur des plus flatteurs, des plus purs. Une quintessence entremêlée, qui pousse l'être humain vers une porte de sortie. Cette porte de sortie est bien celle de notre société puritaine. Attention, cher confrère, je ne cautionne pas un tel acte et je n'en fais pas non plus une revendication féroce, mais il me semble que c'est notre propre culture du monde qui pousse les gens à perpétrer de tels actes. Et il me semble qu'en l'état actuel des choses nous ne pouvons l'ignorer. Et tout le problème de cette population pénale se pose. Que faut-il faire ? Une véritable chasse aux sorcières se perpétue... Mais nous sommes victimes de notre propre quête du bonheur ou, devrais-je dire, du bien être, qui nous envoie vers une dimension bicéphale de l'amour. Vous le démontrez parfaitement dans votre courrier précédent en parlant du cas psychiatrique de mademoiselle P.
Et lorsque cette forme ne fonctionne pas, que nous reste-t-il comme branche pour nous raccrocher à notre survie sociétale ? Serait-il égocentrique de se cantonner à un amour solitaire ? Il est vrai que nous ne pouvons rarement nous décevoir nous-mêmes. Le narcissisme m'apparaît alors comme la seule conception du bonheur à laquelle je pourrais éventuellement croire. Notre quête identitaire n'est-elle pas la plus belle façon d'aimer ? Néanmoins je ne crois absolument pas en cette maxime prolétaire « Aime-toi et les autres t'aimeront. » Elle est réductrice et d'une puérilité des plus affligeantes.
Eh bien, la seule chose qui perdure, à mon sens, est peut-être l'amour filial.
Alors on dérive vers une étrange correspondance érotico-affective. Il est évident que je ne peux mêler à cette réflexion métaphysique les choses de la sexualité qui, bien sûr, ajoutent de nouvelles perspectives (le temps dont je dispose est bien trop court pour les explorer). Mais je pense que nous y reviendrons.
Je vous fais donc part de ma petite interrogation matinale, et vous prie de croire en mes amitiés les plus sincères.

Cordialement
K.B