jeudi 17 décembre 2009

Des phobies et des hommes.


Cher professeur B,

Tout apprenti savant devra retenir la leçon que vous mettez en pratique lorsque vous faites état de votre rétractation provisoire du monde universitaire. Il faut reconnaître que les défauts des établissements de l’enseignement supérieur se condensent principalement en ceci qu’ils sont saturés de théories, lesquelles finissent par ne plus comprendre le rapport qui les unit à leurs domaines d’application. Et je crois que cette scission inconsciente (quoique très efficace à l’entretien des mandarinats) nous dit quelque chose de substantiel sur les mécanismes de la peur. Mon objectif sera de montrer que la peur est d’une nature différente que celle que les décisions politiques entretiennent dans l’espace public. L’argument que je veux d’emblée privilégier est le suivant : la peur ne se fabrique pas dans l’atelier du petit chimiste, pas plus qu’elle ne se raconte en théorie comme si elle dépendait d’une action forte agissant sur des groupes d’objets inertes. Penser que la peur est davantage sujet que ceux qui l’éprouvent, c’est reconnaître l’euthanasie de la raison que vous avez décrite, c'est-à-dire l’assistance gouvernementale qui opère soigneusement les esprits en vue d’obtenir un calibrage des émotions. Ce type d’intervention rejoint ce que vous expliquiez au sujet de la « pédophilie mentale » entre les mères et leurs enfants, sauf qu’ici je parlerais plutôt d’une violation des droits cognitifs.

La méthode du politique doit être comprise avant de passer à l’examen proprement dit des instances de la peur. Dans le sillage de ce que monsieur Sehene-Gatore déclarait, je soutiens que le pouvoir gagne à enfanter de la bêtise. Le processus est d’autant plus convaincant que la plupart des femmes enfantent déjà de la bêtise dans la façon qu’elles ont de s’imaginer que neuf mois de gestation équivalent à neuf mois de discours prospectifs à propos de ce que devra être l’enfant. On comprendra dès lors qu’une fausse couche, voire un nourrisson morphologiquement inadéquat à toutes ces représentations poussives et non conformes au principe de réalité robuste, peuvent détruire neuf mois de bonheur préfabriqué et être causes de frustrations létales. Qui plus est, l’esprit féminin maternisant a ceci de généreux qu’il se représente des souvenirs qui n’ont pas encore eu lieu. Ces excroissances d’images sont à mettre au compte de plusieurs vacuités que nous devrons éventuellement discuter ailleurs. Retenons simplement que la bêtise enfantée, avant toute « pédophilie mentale » qui suivra lors de l’éducation de l’enfant, repose sur un principe d’irréalité qui se substitue à la réalité. L’argument principal est relativement simple d’accès : le discours sur la beauté supposée de l’enfant est proportionnel à la grossesse car, le corps féminin grossissant, il est préférable de décentrer la fuite de la beauté étique au profit d'un type de beauté éthique qui se distribue dans le procédé prospectif visant à dire du futur nouveau-né ce qu’il est devenu inconvenant de dire de soi-même (autrement dit : passer de soi comme non-maigre au non-encore-advenu comme déjà-beau). Par conséquent, si la volonté peut même choisir le plus absurde, il est aisé pour le politique de faire en sorte que ce choix puisse se dupliquer dans d’autres sphères de la volonté. On peut par exemple citer le réflexe moralisateur qui dit qu’il est plus terrible qu’un minibus de colonie de vacances s’écrase dans un ravin plutôt qu’un minibus de personnes âgées. La gouvernance va donc travailler la peur dès le plus jeune âge pour deux raisons apparemment disjointes : 1/ Il est nécessaire que les jeunes aient peur parce que cette peur aura un effet de vase communicant sur les parents. 2/ Les vieux, de toute façon de plus en plus séniles, ressentent de moins en moins la peur, quoique les représentations de la mort ne soient pas davantage réelles que les idées maternelles de l’enfant encore recroquevillé dans le ventre pathétique de la mère.

La méthode de gouvernement va créer en conséquence des questions a posteriori. Qu’est-ce que cela signifie ? Que les peuples d’abrutis ne se posent pas les bonnes questions, donc il faut que le pouvoir propose des questions de substitution, et ces nouvelles questions sont établies en fonction des revendications populaires que l’on entend dans les rues. Le peuple est alors charmé parce qu’il a l’impression, en faisant la grève, de répondre à la question de l’État qui vient pourtant de formuler bêtement sous un rapport interrogatif que la période était difficile (la mise en question camouflée est formidable car elle donne un aspect d’intelligence à ce qui est purement constatable; elle transforme en quelque sorte un truisme en l’emballant dans un point d’interrogation). J’appelle cela des séquences de questions inversées, en ce sens que les questions sont posées à partir de ce que le gouvernement observe dans le périscope de la population médiocre. Un tel handicap mental est possible parce que le peuple descend battre le pavé pour se plaindre, persuadé qu’il a effectué un autodiagnostic parfait et que ses doléances sont sémantiquement valides par rapport à une situation pourtant étrangère à toute sémantique vériconditionnelle.

Aussi, faire d’une peur quelque chose de populaire, c’est considérer que la théorie dépassée du sujet et de l’objet est encore en vigueur. Je dois m’expliquer de cela.
Dans un texte que j’apprécie tout particulièrement, Vincent Descombes pose le problème de l’action sous le rapport d’une constellation d’agents solidaires mais en fonction de degrés variables d’agir, ce qui disqualifie la métaphysique agonisante d’un sujet souverain qui aurait à entreprendre son action par l’intermédiaire d’un objet inerte qui n’attendrait que sa modification pour justifier en effet de l'action. Vous pouvez lire ces analyses dans Le complément du sujet, aux éditions Gallimard.
Il faut donc abandonner le schéma binaire d’un sujet qui agit et d’un objet qui pâtit. Un exemple trivial serait le suivant : « Obama a lancé un nouveau plan de santé publique ». La phrase est juste sauf qu’Obama n’a pas littéralement mis sur pieds les mesures de santé à lui tout seul. Il est moins trivial de faire remarquer ce genre de détail car les critiques d’Obama croient qu’il est l’unique responsable de l’action qui consiste à penser et mettre en route un nouveau plan de santé. En d’autres termes, une action a toujours lieu selon les dispositions d’une matrice sociale qui la rendra plus ou moins pertinente. En effet, ne m’intéressent pas les actions qui n’impliquent pas une réalité sociale, à savoir les actions intimes sans épaisseur. C’est la raison pour laquelle une action connecte à divers degrés plusieurs agents : l’action se réfléchit évidemment sous le rapport d’une seule chaîne causale, toutefois elle se redistribue tour à tour dans les différents agents qui y sont impliqués, et ce en fonction d’une diversité de degrés qui permet ensuite de décrire l’action avec le plus d’objectivité possible. Dans le cadre de la peur, le gouvernement façonne une action qui implique le sentiment de peur, néanmoins les agents ne sont pas forcés de répondre tous de la même manière aux signaux de la politique. Ainsi, les agents de la population ne sont pas des objets inertes, et il se pourrait bien en dernière instance que la peur insufflée par le gouvernement se retourne contre lui par le biais d’une inversion causative perverse. Les militaires du plan Vigipirate ont tout à fait le droit de répondre par la peur en provoquant la terreur dans le métro d’une façon très simple, c'est-à-dire en devenant eux-mêmes des agents du terrorisme organisé. C’est que la peur organisée depuis le sommet du pouvoir est incapable de prédire le problème des infiltrations malsaines dans les rouages du mécanisme. Cette inaptitude à la prédiction s’explique par la croyance que toute action de la politique est censée agir sur des sujets inertes. Ce schéma est fonctionnel au cœur d’une population d’abrutis et d’attardés. En revanche, ce schéma devient inopérant dès l’instant où les agents décident que la peur comme mode d’emploi du pouvoir est tout au plus l'acte d’une pièce de théâtre dont les coulisses sont accessibles.

La conclusion de cette réflexion est relativement pessimiste car elle met en exergue que les populations occidentales sont très abruties. Il serait laborieux de faire la liste des méthodes causatives auxiliaires pour l’entretien de la peur, mais parmi quelques-unes d’entre elles, on peut citer l’implantation d’un féminisme basique dans les sociétés industrialisées. L’argument qui dit que les femmes désirent être mises sur un pied d’égalité avec les hommes dit deux choses : 1/ Que les femmes reconnaissent publiquement leur infériorité (au passage, je crois qu’elles ont entièrement raison). 2/ Que les plus atroces procédés doivent nécessairement être masculins puisqu’ils sont les plus puissants en principe.

Ainsi, lorsque vous parlez de l’absence de finesse de la part des organisations terroristes, j’ajouterais que cette mythographie féministe est le meilleur moyen de préparer la venue d’un genre nouveau de criminalité féminine (voyez récemment l'explosion des dénis de grossesse). En se focalisant sur les mauvais côtés fantasmés du genre masculin, en sus de la théorie phallocrate du complot, les féministes attisent la peur des hommes et, du même coup, affaiblissent leur attention sur les femmes qui sont dans l’expectative du meilleur moment pour se venger dans le sang autre que celui des leurs menstruations. De tels comportements primaires intensifient les peurs logiquement primaires. Ils ont toutefois le mérite de révéler l’inutilité du féminisme, les femmes étant toujours prêtes à quitter le discours féministe si un homme leur promet un carrosse rempli d’enfants avec un cocher passif sur le siège conducteur. Par conséquent, cette faculté de la raison de se rendre inerte est d’abord un mécanisme féminin, orientant de ce fait les décisions des politiques vers une surenchère des stéréotypes qui conditionnent la peur dans l’épicentre de quelques hommes barbus, religieux et amateurs de minarets. Si bien que les féministes seront prêtes à se jeter dans les bras du premier homme puissant et détracteur de ces stéréotypes, continuant ainsi à alimenter l’inertie des femmes, laquelle alimente à divers degrés l’inertie générale, ce qui en dernière instance finit par accentuer les schématisations des peurs itératives. Tant que le pouvoir sera témoin de cette objectivation de l’inertie auto-conditionnée, il lui sera facile de distiller les discours sur la peur en rendant les signes actifs et les interprètes passifs. Les femmes se doivent donc de reprendre en main la non-pertinence de leurs engagements sociaux : moins de cosmétologie et davantage de logique est une première prescription que je fais.

Bien cordialement à vous,

K. Deveureux

samedi 12 décembre 2009

Sans culture ni traditions.


Mon cher ami,

Je suis las de cette anorexie universitaire. Le désespoir est en moi et je ne vous cache pas mon impression d’hérésie cancéreuse lorsque je constate l'exploitation du savoir chez mes étudiants, la façon dont ils se servent de ce bagage. La dépression météorologique règne sur mon être. L'anticyclone ne peut qu'apparaître dans l'exil de mon pays. En effet, à la suite de faits politiques récents, je me suis reclus quelque temps dans une ville française que j'affectionne particulièrement. L'enseignement n'est donc plus ma priorité pour les jours à venir.

L'aptitude à s'isoler est importante dans la construction d'une réflexion saine. Une fois cette réflexion construite, on peut aisément passer l'épreuve de la diffusion et de la contestation qui en découle afin de s'ajuster au plus près de la réalité sociologique. Je vous avoue que mon rythme s'est affaibli. L'obscurantisme affiché de nos gouvernements m'a considérablement anéanti. Mais j'ai enfin compris un système qui fonctionne dans le monde entier. Quel est-il ? Il se résume à un seul concept émotionnel si basique qu'il en devient navrant : celui de la peur.
La peur a une compétence qui nous semble enviable parce qu’elle donne un semblant d'intérêt à notre vie monocorde. Il ne faut pas aller bien loin pour comprendre le succès des films d’épouvante au box office. La peur laisse entrevoir en nous une capacité de survivre dans un monde parfois hostile. Il est nécessaire que chaque civilisation « christallise » ses angoisses et ses doutes sur des mythes créés en ce sens.
La polémique du minaret en Suisse paraît être l'actualité qui révèle mon propos à son caractère véridique. Depuis quelque temps maintenant, et notamment avec le drame du 11 septembre, la peur se manifeste sous un jour nouveau. Elle devient un vecteur essentiel de pouvoir. George W. Bush Junior l'a parfaitement compris et utilisé en son temps de règne. Ceci est un fait avéré.
Je respecte Al Qaïda, certes pas pour son combat destructeur, mais par la capacité qu'ils ont eu à plonger le genre humain dans un cycle de peurs infinies dans le but de revendiquer la puissance d'une religion. Tout est désormais friable. L'Islam serait donc ce nouveau fléau invisible qui tue nos pères et enfante nos mères par le viol. Ainsi je m'étonne toujours de voir la population occidentale tomber dans un conservatisme extrémiste face à une difficulté. Comme si finalement l'identité nationale et la sécurité du pays étaient nos meilleures armes pour combattre les « grands méchants barbus ». Mais le petit chaperon bleu européen ne pense pas aux conséquences sur le long terme. Pourquoi avons-nous peur de l'Islam ? Pourquoi sommes-nous réfractaires à une religion qui s'éveille quand le monde a connu une domination chrétienne depuis si longtemps ? Le minaret, en soi, n'est pas dérangeant pour les politiques révisionnistes suisses, il est au contraire une perche pour à nouveau envisager de faire appliquer des valeurs prudes. La peur a la capacité sociologique de formater les hommes sur le principe de la brebis. Je regrette donc que les extrémistes islamistes ne soient pas plus fins dans leurs analyses car ils réamorcent la pompe du conservatisme sans en mesurer les effets. Il n’est donc pas si facile de porter une religion tout en haut de sa notoriété sans basculer fatalement dans un protectionnisme d'État absolu. Les différences ne sont en fin de compte pas si éloignées entre nature religieuse et principes étatiques. Je me pose donc la question de savoir comment l’on pourrait politiquement définir une identité nationale. Que pouvons-nous mettre dans ce concept si flottant ?

Un fait sociologique m'a interpellé durant mon « stand by » universitaire. En effet, j'ai observé en France le plan Vigipirate. Ce système qui permet le déploiement rapide d’une force policière et militaire dénote un comportement intéressant. La plupart des citoyens devraient se sentir en sécurité dès lors que la présence de petits hommes en vert ou en bleu est dense. Mais l'homme ne réagit pas ainsi. Si je remarque l'envahissement d'un territoire public de type métro ou gare par une milice gouvernementale, je ne peux m'empêcher de croire à une menace croissante. Et comme cette menace s’avère invisible dans la mesure où trop de communication médiatique est faite là-dessus, je ne peux que succomber à une peur démesurée derrière laquelle le système de raison n'a plus sa place. Je parle de communication médiatique et non d'explication méthodique car il est facile d'engendrer un grand nombre d'effets d'annonce sans pour autant donner du fond à l'information. Mais poussons le bouchon un peu plus loin.
J'ai mené parallèlement une étude comportementale sur la sortie des salles de cinéma ayant projeté un film d'horreur et sur la sortie de celles ayant projeté un film comique. Le principe de cette étude était de démontrer le niveau de croyance à un fait relativement plausible selon le film qu'on venait de voir. Les résultats furent édifiants.
La proportion des sujets susceptibles de croire à une histoire et ayant assisté à une séance de cinéma horrifique était grandement en surnombre en comparaison des sujets ayant vu un film comique. Plusieurs tendances sont ressorties de cette étude. En revanche, toutes montraient que la capacité à croire en une histoire était plus grande chez les sujets ayant été exposés à des images et des sensations de peur que ceux qui avaient été exposés aux sentiments de joie et de rire. On dispose donc d'une faculté de tomber dans le crétinisme dès lors que nos idées rationnelles sont soumises au système de la peur. Inversement, lorsque nous sommes davantage dans le domaine de la raison, nous avons une tendance naturelle à nous rattacher au moindre fait que l'on juge réel. Ceci nous reconduit ainsi au domaine du raisonnable et par conséquent au domaine du supportable.
Appliquons maintenant ce schéma à notre fait d'actualité. Les attentats perpétrés par notre ami Oussama B.L. sont donc perçus par les masses écervelées comme le film La nuit des morts-vivants. Depuis plus de huit années, les brebis galeuses sont nourries d’une peur irascible de l'homme brun à barbe, gobant allégrement cette histoire ridicule selon laquelle ces mêmes hommes au poil un peu hirsute seraient des fanatiques qui cherchent à voiler leurs femmes, à construire des monuments phalliques qui montreraient leur puissance sexuelle de religion et qui, par-dessus le marché, se feraient sauter la gueule dès qu'on leur promettrait 400 vierges. Finalement toute cette polémique n'est qu'une affaire de taille pénienne. Les catholiques se rendent compte que leur protubérance sexuelle est bien moins grande que celle des musulmans.
Je reprendrai pour finir mon acharnement une réflexion de madame la Ministre Christine B. qui dit :

« La France n’est pas une terre d’Islam, nous devons montrer que la France n’est pas un pays sans culture ni traditions »

La bêtise de cette phrase relève purement du génie. Elle se suffit à elle-même quand on s'intéresse un tant soit peu à l'histoire contemporaine de ce pays. Je vous dédie donc ce courrier, madame Christine B. du parti Chrétien-Démocrate; votre génie m'honore, moi, petit sociologue sans culture, ni traditions...

Rageusement,

Khalid B.

mardi 8 décembre 2009

Le péril francophone et l'espoir non paradoxal du Rwanda.


Alors que le Rwanda vient de ratifier son entrée dans le Commonwealth, plusieurs interrogations se dégagent du point de vue des significations politiques. Nul n’ignore le lourd prétérit qui sévit au Rwanda depuis les faits de 1994 et cette décision de pénétrer le Commonwealth ne retentit selon nous que trop faiblement à l’échelle internationale. Soucieux de questionner les enjeux souterrains de ce remaniement culturel qui ne dit pas vraiment son nom, nous donnons tribune au groupe Gangs of Kinshasa, injustement méconnu, qui a sorti en 2003 un album qui a su toucher le cœur des auditeurs éclairés en matière de nouveau rap. Les petits moyens financiers ont donc trouvé le public des grands esthètes. Citons parmi les titres les plus représentatifs des chansons telles que Tout mais pas les sodomites (écrite sous la juridiction du professeur Bouachiche, grand connaisseur des milieux carcéraux, afin de résister aux stéréotypies qui investissent les discours sur la prison) et Un bolchevik dans les couloirs (à propos des circulations de produits illicites dans les établissements scolaires), ou encore le non moins incisif Du Bellay ton père (écho de Disney ta mère, reprenant les thèses de Pierre Bourdieu concernant la reproduction des élites dans les sphères intellectuelles). Parce que les professeurs Bouachiche et Deveureux ont effectué une grande part de leurs études et de leurs carrières respectives sur le grand continent qu’est l’Afrique, ils ont jugé pertinent de laisser un emplacement de choix à la parole de ceux qui résistent par les forces vives de la culture. Nous laissons donc la parole à Cyprien Sehene-Gatore, leader des Gangs of Kinshasa, qui nous livre de façon authentique et franche ses impressions.

Question : Quel est, à chaud, votre sentiment quand vous voyez que le Rwanda marche dans les pas de l’anglophonie ?

C’est un détour politique pour dire à la France qu’elle n’a jamais résolu sincèrement son rôle dans ce qui s’est passé chez nous il y a quinze ans. La France se distingue pour remuer la merde. Tant qu’à faire, on aimerait qu’elle aille au bout de ses idées. Nous continuerons d’écrire nos textes en français mais nous ne ferons pas nécessairement un effort pour nous exporter sur le sol français en tant que tel. Nous n’avons que très peu de moyens.

Question : Donc vous pensez que l’avenir du Rwanda se joue en anglais pour l’essentiel ?

Ne nous voilons pas la face. Qu’est-ce qui intéresse quand on parle du Rwanda ? Les gens veulent voir du massacre, du nourrisson éventré, du fœtus collé au mur. Nous sommes étiquetés comme un pays de souffrance et de religiosité alors que nous possédons des choses moins émotives et de ce fait davantage réelles. Si on ne nous a pas accordé de crédit en langue française, on peut espérer que les jeunes qui vont étudier en anglais vont obtenir des visas pour des pays dans lesquels ils pourront compléter sereinement leur cursus supérieur pour ensuite revenir enrichir le Rwanda.

Question : Vous voulez dire que la France est mauvaise élève dans le domaine ?

Je veux dire que la France exerce une politique pourrie de l’intérieur. Ils se plaignent de certains comportements et en même temps ils rejettent de plus en plus de demandes d’étudiants africains qui voudraient venir étudier dans leurs universités pourtant pas forcément peuplées par le meilleur public. En gros, la France préfère valoriser des petits cons intrépides et feignants plutôt que des gars motivés qui effectuent des démarches laborieuses en espérant intégrer un pays de grande culture. Or la culture française se meurt, elle préfère dire que la délinquance accouche de nouvelles formes culturelles pour mieux se voiler la face dans son incapacité de transmettre ne serait-ce que la culture basique qui fait paraît-il la gloire de ce pays. Mais allez expliquer cela à mes compatriotes du Rwanda qui ont des diplômes en philosophie par exemple, allez leur dire qu’ils n’auront pas de visa à cause de raisons opaques et qu’ils auraient plus de chances d’en avoir un s’ils étaient les premiers abrutis fouteurs de merde auxquels on trouverait des circonstances atténuantes par l’intermédiaire d’un diagnostic psychiatrique pédant. Moralité : quand on entretient un peuple de demeurés, on ne risque pas que ce peuple pose les bonnes questions. Donc nous n’allons pas regretter de ne pas devenir des docteurs en Sorbonne si vous voyez ce que je veux dire. Du moins nous n’allons plus le regretter.

Question : Le Commonwealth est donc une bonne chose ?

Disons que ça ne peut pas être pire que ça ne l’était ! Nous sommes motivés, les jeunes veulent étudier. Vous savez, au Rwanda, on ne gagnera jamais la palme d’or avec un film aussi insipide qu’Entre les Murs. Ici les petits gars vont en cours parce que la transmission du savoir n’est pas déguisée en pseudo égalité des chances. Aller en cours, ce devrait être un principe. Quand la France parle d’égalité, c’est bien que tout le monde n’est pas né avec la même chance de son côté. Regardez le système des grandes écoles et vous avez tout compris. C’est la raison pour laquelle ils baratinent tout le monde lorsqu’ils peuvent médiatiser un succès de la diversité. Ça donne l’impression que l’abolition des privilèges est derrière, enterrée dans l’Histoire. Ainsi il ne faudra pas se plaindre de l’agonie de la francophonie quand d’autres pays d’Afrique vont prendre la même décision que le Rwanda.

Question : Avez-vous des mots à dire sur le président Kagamé ?

Je n’en ai pour ainsi dire rien à foutre. Votre question est insidieuse parce que vous attendez que je dise de Kagamé que c’est une sorte de fantoche politique, en somme un animal politique dangereux. Kagamé a pris une décision qui peut être bénéfique au pays, c’est tout ce que j’ai à dire.

Question : Vous n’avez rien produit depuis la sortie de votre premier album en 2003. Vous travaillez sur de nouvelles choses ? Et quand peut-on espérer vous entendre de nouveau ?

Oui, nous travaillons d’arrache-pied. Nous sommes des perfectionnistes. On pensait pouvoir sortir un album cette année mais nous n’étions pas vraiment satisfaits. Nous avons des textes et des musiques mais pas encore les compatibilités qui nous font dire que ça va être quelque chose de bien. En tout cas nous travaillons et nous devrions sortir un grand album à l’horizon 2011. Peut-être même un double album.

Question : Vous serez de nouveau conceptuels, littéraires, crus ?

J’ai eu la chance de faire des études de lettres en Europe, en transportant mon baluchon d’une fac à l’autre. Quand on pisse dans un lavabo parce que vous n’avez pas de chiottes dans votre résidence, en Roumanie notamment, ça vous forge un caractère. Les livres que vous lisez, ce sont votre porte de sortie. Et quand je suis passé en France, les livres que les étudiants devaient lire étaient plutôt des objets pour caler des étagères ou des chaises bancales. Il y aura dans le nouvel album une grosse critique de la culture d’apparence. Les étudiants français multiplient les grèves depuis des années et ils n’obtiennent rien. La réponse est simple : au XIXe siècle on faisait la grève pour mettre en exergue des disparités intolérables, maintenant on fait la grève pour se plaindre des disparités tout en espérant devenir l’un de ces riches que l’on critique. Je comprends que les politiciens français ne se fassent aucun souci. Le premier connard à qui vous montrez une carotte, il se jettera dessus soit pour s’en faire un capital, soit pour se la mettre dans le cul parce qu’on lui aura dit que le plaisir est quelque chose qui se perd. La métaphore est évidente, pas la peine de la filer. Quoi qu’il en soit vous n’avez pas vraiment une intentionnalité qui se préoccupe de quelque chose d’extérieur à elle-même. Tout cela tourne à vide. Alors oui, les nouvelles chansons vont se heurter à cela, c’est-à-dire à la mauvaise culture de masse qui n’est autre que la culture de l’individualité en masse.

Question : Ce sont les livres quo vous ont donné l’opportunité de faire de la musique ?

Certains des musiciens du groupe n’ont jamais quitté le Rwanda. Nous n’avons pas besoin de chanter des trucs mièvres pour gueuler en sourdine notre passé. On a un pays qui se remet d’une fracture, c’est toujours plus sincère qu’un pays qui donne de la morphine pour dissimuler la douleur véritable. Moi j’ai choisi de vivre dans le dur en quittant le Rwanda. Si j’étais resté, j’aurais pu avoir un logement décent et tout le reste. Mais je voulais voir l’Europe, je voulais apprendre et voir ce que j’en obtiendrais. Alors quand je suis revenu, je n’ai pas fait le petit salopard de base. J’ai travaillé dur dans une métairie et j’ai noué des contacts. On chantait pour se donner la joie, comme les mecs qui chantaient dans les champs de coton. On discutait de tout et un beau jour on a décidé de mettre de l’argent de côté, petit à petit, pour se donner l’occasion de faire de la musique à plus grande échelle. Les livres m’ont donné l’envie de redire tout cela avec une esthétique novatrice. Je crois qu’on peut jazzer la sociologie si on s’en donne les moyens. Mais je dois à mes collègues toute la musique, toute la fougue et l’enthousiasme. Sans eux j’aurais certainement sombré dans l’autosatisfaction ou le rejet de mes racines. Je n’aurais vu à mon retour que les bains de sang que les Européens s’imaginent.

Question : Comment avez-vous rencontré Khalid Bouachiche ?

Complètement par inadvertance. Khalid (Bouachiche) est le gars le plus curieux que je connaisse. Il peut vous parler d’une sociologie des virus comme des prostituées de Yalta. C’est un sociologue hors pair qui est toujours sur le terrain, sa valise de livres avec lui et ses carnets de notes qu’il complète quotidiennement. Il nous a rencontrés alors qu’il passait à Kigali pour signer une convention universitaire. Nous jouions dans la rue un air pacifique mais on tapait violemment sur les tambours pour montrer quelque chose de plus vicieux. Khalid a immédiatement adhéré et il a voulu savoir ce que nous faisions dans la vie. On lui a dit qu’on bossait à un album. Il a été emballé. Un mois plus tard il revenait pour perfectionner la chanson Tout mais pas les sodomites. C’est un type incroyable, ouvert d’esprit comme personne, et qui plus est il a connu la prison. La seule chose, c’est qu’il n’aime pas les gens qui ne font pas d’efforts. Pour lui la connaissance et la culture, ça ne se fait pas du jour au lendemain.

Question : Et le professeur Deveureux ?

Nous n’avons pas directement collaboré avec lui. C’est quelqu’un de très solitaire, un peu le contraire de Khalid. Mais dès qu’on lui a demandé par courrier s’il y avait des incohérences dans certains des concepts philosophiques qu’on utilisait, il a répondu tout de suite. On a apprécié.

"Question" : Cyprien, c’était un honneur.

Pour moi aussi. J’espère maintenant qu’on ne va pas déformer ou faire dire n’importe quoi à mes propos. De toute façon, vous l’aurez compris, les emmerdeurs se reconnaîtront à leur faculté de ne pas maîtriser le sujet qu’ils voudront critiquer.

Propos recueillis par Jean-Christophe Lévy à Kigali, secrétaire particulier de la relation épistolaire des professeurs Bouachiche et Deveureux.

jeudi 26 novembre 2009

Quotations 3.


Il ne faut pas laisser choir notre conception de chair. Nous sommes composés de cellules qui réagissent au monde extérieur. Nous sommes de véritables amas de billes de polystyrène qui réagissent au moindre changement de rythme. Je veux dire par là que chaque expérience quotidienne, qu’elle soit heureuse ou douloureuse, est emmagasinée par notre réceptacle corporel et que si nous les dénigrons dans notre réflexion de vie, alors nous mourrons à coup sûr d’un cancer. (K. BOUACHICHE).

La faute identitaire majeure provient d’une scission profonde entre « ce que je suis » et « ce que les autres perçoivent de moi ». (K. BOUACHICHE).

Il est vrai qu’il est dangereux de prôner une vision et une réflexion omniscio-mondiales mais s’extraire complètement de celle-ci pour se fondre dans un papier peint communautaire vieillot et jauni est une façon de revendiquer l’asphyxie de l’homme. Dans l’idéal, le groupe hétérogène est la meilleure façon de préserver la conscience du monde tout en conservant son arbitre. (K. BOUACHICHE).

Il est nécessaire, dans un premier temps, de se figer dans un mutisme absolu, d’observer avec attention toutes les sources d’une information, et enfin d’ouvrir la bouche pour en extirper l’essence juste. (K. BOUACHICHE).

Qui n’a pas voulu se suicider étant jeune n’a pas vécu et finira probablement par se donner la mort étant plus âgé. C’est que l’âme humaine est moins encline à se poser des questions au fur et à mesure que le corps se froisse de vieillesse. La raison en est simple : l’âme supporte de moins en moins d’habiter dans une maison qui se délabre et, ce faisant, mourir de vieillesse revient à faire le constat d’une ruine inhabitable. (K. DEVEUREUX).

L’expansion des sciences n’est pas autre chose qu’une tentative difficile d’apposer notre liberté sur l’espace déterminé de la nature. (K. DEVEUREUX).

Il n’y a pas réellement de différence entre ce que l’on dit et ce que l’on pense dans la mesure où ce que l’on pense finit par se révéler par rapport à ce que l’on n’a pas toujours voulu dire. (K. DEVEUREUX).

Le couple, en tant que deux organes solidaires, fabrique un tiers-organe qui dévore ses organes respectifs, si bien que le couple ne communique plus selon la liberté de l’arbitre mais selon l’accent communautaire qu’il imagine détenir en tant que couple. (K. DEVEUREUX).

En fin de compte, pour qu’une parole délivrée du communautarisme soit possible, il est nécessaire en premier lieu de se délivrer de la communauté du soi et du petit soi (couple, groupes de fanatiques, comités d’entreprise etc.). (K. DEVEUREUX).

Les villages, naturellement porteurs de traditions et de passéisme, sont des cancers généralisés qui regroupent en un cadastre minimal des zombies à peine capables de pacifisme entre eux. Parce qu’ils savent qui pratique ou qui rejette la fellation, ils se sentent instruits d’un message d’envergure. (K. DEVEUREUX).

La matriarchie est subventionnée par l'intime. « C'est parce que je suis ta mère que je décide de ce qui est bien pour toi », « je te connais mieux que personne, c'est moi qui t'ai mis au monde », comme si, finalement, la souffrance de l'accouchement devenait gage suprême de la matriarchie. (K. BOUACHICHE).

Je conçois l’enfant comme un prolongement clitoridien de la mère. Celle-ci en use et abuse pour son plaisir privé. (K. BOUACHICHE).

La mamma italienne, généreuse de religiosité dans son éducation, construit un maternalisme fascisant qui pousse les fils à une délinquance accrue. (K. BOUACHICHE).

L’éducation maternelle est une castration idéologique. Si l’enfant est orphelin, c’est souvent l’école qui prend le relais. (K. BOUACHICHE).

L'homosexualité est pour moi une nouvelle forme de féminisme dans le sens où il faut revendiquer son identité propre. (K. BOUACHICHE).

La communauté familiale, et à plus forte raison celle du couple, est par conséquent véritablement une forme de cancérologie pandémique. (K. BOUACHICHE).

Il est donc nécessaire de prodiguer au plus tôt une ablation du concept famille. (K. BOUACHICHE) – Le professeur Deveureux a proposé ultérieurement le concept de défamiliarisation.

Ne devraient être intimes que les actions dont nous savons qu’elles n’apporteront pas de nouveauté sur le monde (rapports sexuels, discussions frivoles, disputes d’amoureux). (K. DEVEUREUX).

Celui qui commence par dire « Je sais que j’ai raison » est celui qui ne possède pas les aptitudes à la vie socio-discursive. (K. DEVEUREUX).

Voyez que la psychanalyse est une science dépassée. Il m’a toujours semblé que l’assassinat symbolique du père ne faisait que colporter les infections sous-jacentes de la féminisation des esprits. Le mieux serait d’assassiner le père et la mère et, si possible, les grands-parents. (K. DEVEUREUX).

De nos jours, l'homme se doit d'exister. L'existence est le drame de toute vie humaine. Je ne parle pas de la vie en tant que telle, je parle de ce que l'homme a développé au fil du temps, à savoir un profil socio-médiatique. Une sorte de « Moi » parallèle qui existe par la masse médiatique et pour les masses. Une intimité partagée qui légitime les actions les plus avilissantes. (K. BOUACHICHE).

L’intimité exposée tombe dans le droit commun : telle une chanson, elle tournera en boucle, figée dans une temporalité et un espace bien définis, qui empêchera tour retour possible dans une sphère plus privée. L’intime exposé est donc consommable. (K. BOUACHICHE).

Que se passe-t-il quand nous sommes les témoins d’intimités que nous ignorions jusqu'alors ? Systématiquement, nous appliquons à l’inconnu un schéma de reconnaissance. Ce schéma enfante la notion d'intime partagé, régie par un capital numérique de perception positive. Ce capital est proportionnel au degré de conformité entre le dit et le fait, entre le savoir être et le savoir faire. Ce capital n'est absolument pas dépendant d'un système binaire d'actions positives et d'actions négatives. Je gagne des points en laissant ma place dans le bus seulement si je mets en avant ce caractère de politesse sur mon profil social internet. La complexité de ce système réside vraiment dans la coïncidence entre ma personnalité solitaire et ma personnalité de réseau social. Le seul intérêt de mon existence demeure dans le nombre élevé de mes amis sur Facebook. (K. BOUACHICHE).

Les toilettes, souvent pièce plus étroite que les autres, est le seul espace où nous lâchons ces masques sociaux pour retrouver une intimité véritable. On le constate souvent dans les toilettes publiques où l'on retrouve toutes sortes de messages scatologiques qui ne sont en réalité que le soulagement profond de la pression sociale. (K. BOUACHICHE).

L’usager de Facebook existe selon des regards intransitifs, ce qui implique une absence logique de réciprocité. Ainsi le pseudonyme devient un patronyme et l’identité se façonne en morcellements ontologiques qui ont un effet buvard sur le réel. Ce qui manque alors à ces amputés de l’authentique, c’est moins une vie qu’une déclaration d’irrédentisme où le Moi pourrait légitimement se faire reconduire à la frontière du privé. (K. DEVEUREUX).

Les toilettes, aussi bien privées que publiques, font office de ces cagibis cachés que j’affectionne. Où le corps n’est pas soumis à l’illusion des grands espaces, l’esprit se récupère et se concentre sur ce qui est potentiellement faisable à peu de distance. (K. DEVEUREUX).

La vertu de savoir se rendre invisible est à mon avis complémentaire de celle qui connaît les secrets du silence. Plusieurs constats se détachent de ce double rapport entre l’image et le son, qualités associées essentiellement à la notion de spectaculaire (concerts, pyrotechnies, mise en scène d’une exposition picturale etc.). En conséquence de quoi, on accordera aux toilettes publiques la possibilité de créer un espace à part en plein épicentre de l’agora. (K. DEVEUREUX).

Le pet est un phénomène biologique plurivoque et paradoxal. Les couples s’indignent assez peu de leurs pets respectifs et encore moins de leur propension à multiplier ces acousmates particuliers. Ce partage débordant est quelquefois le critère des couples qui ont atteint une intimité maladive les faisant considérer comme amusant quelque chose qu’ils trouveraient irréductiblement répugnant à l’extérieur de leur intimité privilégiée. (K. DEVEUREUX).

Lorsque j'ai réalisé une enquête sociologique sur les mœurs et le pouvoir en Belgique, beaucoup de prostituées m'ont confirmé que le degré de déviance sexuelle par la soumission et l'humiliation était proportionnel au poste à responsabilités que les clients de ces courtisanes occupaient. En d'autres termes, les plus grands avocats liégeois aimaient à se sentir dominés. (K. BOUACHICHE).

Les actionnistes viennois, groupuscule d'artistes autrichiens, ont tenté de se libérer du carcan académique de l'art par l'exhibition outrancière d'actes réservés à l'intime et au non-dit. Actes tournant autour de la scatologie, scarification et autres sévices corporels. Ma préférence allant vers cet artiste qui, lors d'une performance, s'est abandonné à un acte de masturbation sur l'hymne national autrichien. L'intime devient donc une arme que l'on emploie pour se libérer de l'insoutenable légèreté de notre être. Ce courant artistique fut extrêmement novateur et contesté à son époque. Beaucoup de ses membres ont été condamnés à de lourdes peines de prison. Je m'interroge alors : Facebook serait-il de ce point de vue une façon de revendiquer l'inutilité des vies qui y sont exposées ? Je vous répondrai que oui. (K. BOUACHICHE).

Nous sommes bien en présence d'une hypocrisie des plus glamours : « Je suis parfait, ma vie est parfaite, et pourtant la semaine dernière j'ai eu une diarrhée qui a retapissé mon intérieur sanitaire ». Notre conscience du monde qui nous entoure est dénaturée par l'intime social. (K. BOUACHICHE).

La surexposition des sites communautaires revendique en creux une constipation nécessaire qui ne fait pas état des intimités non conformes. (K. BOUACHICHE).

Il existe une tectonique des comportements sociaux dont l’épicentre correspond à l’intime. (K. BOUACHICHE).

Il est des tempêtes qui remuent les esprits superstitieux comme il est des océans calmes qui font patienter les hommes d’action. (K. DEVEUREUX).

Métaphoriquement, l’obésité vulgaire des sociétés occidentales nous contraint de passer notre chemin quand les artères sont bouchées par plusieurs dépôts inexpugnables. Facebook est en ce sens une lésion artérielle. (K. DEVEUREUX).

La redistribution de l’intimité agencée par l’intermédiaire des réseaux sociaux est une distribution des nouvelles figures anonymes qui confessent leur inaptitude à entreprendre quelque chose de profitable à la société des hommes. (K. DEVEUREUX).

Il est rassurant d’être réduit à des frivolités parce que l’éthique de la futilité est une délivrance de l’éthique de la responsabilité. (K. DEVEUREUX).

Quelqu’un est occupé en vérité lorsque la porte des toilettes publiques affiche la mention « OCCUPÉ ». (K. DEVEUREUX).

Je me réjouis des drames familiaux qui éclatent sous les yeux attristés des hypocrites de l’intime. Quand un fils prend le fusil de chasse du père et qu’il massacre sa famille comme on ferait tomber les quilles, il rappelle aux « inauthentiques » que quelques hommes n’aiment pas avoir deux têtes, être coupés en quatre ou je ne sais quoi encore. Certains choisissent l’école pour perpétrer les massacres. D’autres encore se juchent en hauteur et assassinent les passants de la société humaine. L’opinion publique les désigne comme monstruosités et la justice ratifie ce bilan en stipulant des nécessités qui arrangent l’opinion. Les jeux vidéo, les films violents, la pornographie, deviennent des alliés de poids. On trouve des pièces à conviction ontologiquement artefactuelles pour justifier d’un phénomène factuel. (K. DEVEUREUX) – quelques jours plus tard, un adolescent corse massacrait sa famille dans le village d’Albitreccia.

Si Socrate a voulu offrir un coq à Esculape, je crois que Merleau-Ponty a posé un lapin à Descartes. (K. DEVEUREUX).

Définies comme de vieilles femmes proches de la ménopause, nos chances d'engendrer le futur génie de la pensée s'amenuisent pour bientôt disparaître dans les abîmes du savoir vite consommé et vite expulsé. (K. BOUACHICHE).

Exclure est, pour mon cerveau malade, la forme de violence la plus dangereuse de nos collectivités humaines. Il s'agit bien là de rendre les hommes asociaux et assoiffés de revanche sur un système qui a provoqué leurs pertes. Toute forme d'écartement provoquée par une mécanique sociétaire inclut intrinsèquement chez le sujet écarté le mutisme de son intimité propre. Et nous l’avons exploré : l’intime doit aujourd’hui s’exprimer. (K. BOUACHICHE).

Nous devons avoir à l’esprit qu’un délit n’est pas l’œuvre d’un seul homme mais aussi celle de la mécanique cassante d’une société utilitariste où l’homme devient un produit. Ce simple constat pose déjà une profonde interrogation : une vie humaine peut-elle se soustraire aux mains d'une administration perspicace dans l'anéantissement de l'identité de réflexion ? (K. BOUACHICHE).

Les boutiques qui dispensent les lignes de vêtements à l’effigie de Harvard m’ont paru ridicules, quoique les étudiants qui les achètent le sont davantage. L’oblitération du savoir ne se fait plus par voie cognitive, elle se fait par la sponsorisation, par la combustion des ressources intellectuelles en vue de fabriquer des tissus pour l’hiver. (K. DEVEUREUX).

L’isolement est préconisé par la société comme moyen de stratifier les individus mais aussi comme moyen sous-jacent de contrôler ce que la société n’est pas encore prête à comprendre. L’argument est moins éthique que monstrueux dans la mesure où la négligence des actions d’isoler contribue à la précarisation des actions autant que de ceux qui en sont les patients. Les stratégies employées ont un moteur économique qui tend à préférer la sauvegarde des entités économiques plutôt que celle des entités véritablement humaines. (K. DEVEUREUX).

Plus la routine est présente en nos vies, plus il est facile d’en enfreindre le fonctionnement. (K. DEVEUREUX).

J’entends par l’image de l’homme brutal en amour toute une critique de l’acte mécanique et je ne veux réceptionner de cette attitude que la notion physique d’expulsion franche. (K. DEVEUREUX).

Disney a légitimé la propagande d’une sexualité christianisée où la spontanéité de la découverte d’autrui passe par l’intermédiaire d’un prisme psychologique à partir duquel des médecins de l’âme sont supposés enseigner un catéchisme sexuel parce que l’adolescent est désorienté par ces lamentables représentations de la morale. Ce catéchisme n’est rien moins que l’effet dévastateur de ces dessins animés où engendrement et génération s’effectuent au milieu d’un monde suprasensible que le spectateur ne peut pas voir. Il manque alors la présence d’un serpent armé des redoutables arguments de la vie terrestre, l’animal même qui aurait corrompu la sagesse d’Adam et Ève ! Par conséquent ce n’est pas un hasard si le serpent apparaît chez Disney à l’instar de l’être fondamentalement méchant, infréquentable et profondément sophistique. (K. DEVEUREUX).

Yann Moix écrivain ? Jacques Lacan aurait pu dire de lui que c’est un écrit-rien. (K. DEVEUREUX).

L’absence de postérité est comparable à la succion d’un bonbon : celle-ci engendre une profonde frustration car nous avons le plaisir du goût mais pas la sensation de satiété. (K. BOUACHICHE).

Les parloirs d'une prison constituent un organisme géographique complexe où les conventions de l'intime n'ont pas lieu d'être. Et pourtant, au rythme des rendez-vous, la famille appréhende l'espace avec son identité comparative. Elle cherche à appliquer au lieu une forme de reconnaissance, elle transcrit l'intimité du foyer sur les murs de ce nouvel endroit peu propice au partage du « laisser-aller comportemental ». Je parle de l'intime comme « laisser-aller comportemental » dans le sens où les masques ne peuvent tomber sans la contingence d'un lieu propice à la connaissance particulière. À force de fréquentation de cet espace, celui-ci nous apparaît commun, se rendant ainsi perméable aux débordements sociaux. (K. BOUACHICHE).

Le phénomène urbain des graffitis exprime donc le besoin d'un individu de s'emparer d'un espace et de contrôler celui-ci par une marque indélébile. En complément, il n'est pas étonnant que durant les émeutes de quartiers en France, les jeunes s'en prennent aux voitures de leurs propres voisins. Notre intimité de lieu conditionne une partie de nos comportements en communauté. Nous ne sommes finalement que des animaux soumis aux influences positives et négatives de la cage dans laquelle nous évoluons. Ce qui semble intéressant dans le phénomène des parloirs d'une prison, c’est que l'intime se retrouve clôturé par un espace-temps. Alors quelle est la meilleure des attitudes à avoir ? Dois-je exprimer toute mon intériorité personnelle ? Dois-je garder un masque social ? Et si oui, lequel serait le plus adapté ? Dois-je être dans la retenue ou dans l'excès ? (K. BOUACHICHE).

Celui qui se suicide en sautant par la fenêtre choisit de s’aplatir avec majesté. Les témoins sont horrifiés parce qu’ils ne comprennent pas la nécessité de bousculer la viscosité environnementale. On le voit parfaitement en observant les actions consécutives à ce type de suicide : des procédés sont acheminés sur les lieux en un temps record pour nettoyer l’outrage à l’habitude. Il ne s’agit pas de sauver une âme, d’ériger un mémorial altruiste, non, il s’agit de ratisser les reliefs d’un acte incompris afin de retrouver la platitude primitive de l’accoutumance. (K. DEVEUREUX).

L’inadaptation n’est pas une cause a posteriori du suicide, elle est au contraire la révélation que la vie quotidienne ne concerne que l’accoutumance. (K. DEVEUREUX).

Au milieu des zombies, nous essayons en vain de braconner des intelligences. (K. DEVEUREUX).

mardi 13 octobre 2009

Des suicides se suicidant.


Mon cher collègue,

Quand je me confronte à la question difficile de la fin de votre courrier, je ne vois rien d’autre qu’un piège naturel. Dans ce réseau complexe, je suppose qu’il faudrait être capable de reconnaître ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend radicalement pas. Mais j’aurais tendance à me laisser séduire par la réalité d’un monde constitué de déterminations irréductibles et peuplé d’agents trop facilement tombés dans la facilité du quiétisme. Je veux dire en ce sens que les attitudes quiétistes sont des remparts à la possibilité de se fabriquer une sphère intime positive. Dans la mesure où nous sommes accoutumés à nous croire jetés dans le monde, nous calculons nos décisions en fonction de la loi de la chute des corps. Tout devient alors une question d’atterrissage et, ce faisant, une question d’aplatissement discret. L’habitude se définit par la faculté de s’aplatir, se greffer, s’accoupler à un réseau de forces dont on a précipitamment conclu qu’il était notre seule nécessité environnementale. À l’opposé de ces copulations sociales, la défenestration devance notre chute dans le monde. Celui qui se suicide en sautant par la fenêtre choisit de s’aplatir avec majesté. Les témoins sont horrifiés parce qu’ils ne comprennent pas la nécessité de bousculer la viscosité environnementale. On le voit parfaitement en observant les actions consécutives à ce type de suicide : des procédés sont acheminés sur les lieux en un temps record pour nettoyer l’outrage à l’habitude. Il ne s’agit pas de sauver une âme, d’ériger un mémorial altruiste, non, il s’agit de ratisser les reliefs d’un acte incompris afin de retrouver la platitude primitive de l’accoutumance. Je rejoins de la sorte votre idée précédente que le suicide n’est pas forcément un acte de désespoir, c’est-à-dire qu’il peut s’interpréter à l’instar d’un acte de « colère nécessaire ». Les lois de la nature sont autant d’énoncés qui aident à manifester la particularité bienfaisante des lois de la liberté. C’est d’autant plus explicite que, si je vous interprète correctement, vous partez du principe que les phénomènes d’accoutumance sont stériles en raison du fait qu’ils sont subsumés sous des lois de la nature alors qu’ils ne sont que les sponsors d’un quiétisme dissimulé.
Peut-on cependant esquisser des impératifs pour la pratique ? Le problème de l’accoutumance, c’est qu’elle se joue sur deux tableaux : celui du particulier et celui de l’universel. Par conséquent le sujet est définitivement perdu s’il a laissé se coaliser particulier et universel. Mes définitions seraient alors les suivantes :
1.L’accoutumance de l’intime intervient quand les repères personnels sont dépendants de motifs qui me sont extrinsèques. Si un adolescent affiche des posters parce qu’il a vu ces mêmes posters dans la chambre d’un de ses amis, son intimité est partagée, influencée, déterminée. L’intime doit être à proprement parler incommunicable à tous les autres sauf à soi. Et j’ai déjà dit que toute intimité dévoilée était contradictoire étant donné que ce qui relève de l’intimité n’a en fait et en droit aucune utilité pour la sphère publique. On peut alors inférer que l’acte sexuel n’est pas intime mais qu’il dépend d’un endroit qui lui accorde la saveur de l’intimité sans lui en donner l’essence. Ainsi toute exhibition sexuelle collective est le mouvement d’une pathologie ou d’une performance artistique accompagnée d’un manifeste très argumenté.

2. L’accoutumance du sujet au milieu du collectif intervient quand le sujet pense que ce qui lui est intrinsèque est ce qui lui permet de se mouvoir parmi le collectif. Si un jeune cadre de la banlieue parisienne met un costume parce que ce costume est l’objet d’une condition nécessaire mais pas suffisante pour pénétrer parmi les bureaux, son accoutumance est sévère. L’accoutumance grandira si le sujet ne s’aperçoit pas que ses actes sont explicitement normés dans ses pratiques qu’il croit dépendre alors de faits implicites. La préservation de soi dans le monde est un exercice ardu. Le meilleur moyen d’y parvenir est peut-être de commencer par posséder une réelle intimité subjective.


3. Le suicide est une application parfaite des deux définitions précédentes. Le sujet supprime simultanément la forme de son corps et son âme omnipotente en cela que l’âme a délibéré sur la fin du corps et sur sa propre incapacité à loger en ce corps. L’inadaptation n’est pas une cause a posteriori du suicide, elle est au contraire la révélation que la vie quotidienne ne concerne que l’accoutumance. Le suicide est une alternative positive. Ceux qui parlent d’inadaptation au monde n’ont rien saisi au problème. La mort volontaire est le libre choix de dire au monde que le sujet n’est pas tout à fait dissolu. De ce fait, si la majorité préfère voter dans le vide (le vote n’étant que la preuve que le pouvoir futur a été considéré comme la seule alternative et que le critiquer, en ce sens, revient à rendre contradictoire sa propre action de votant ainsi que son propre jugement du pouvoir), travailler pour presque rien, fonder des familles parce que c’est un prolongement, bref toutes ces choses qui entretiennent l’accoutumance à géométrie variable, alors je dis de ces gens qu’ils sont pires que les suicidés publics parce qu’ils m’obligent à reconsidérer l’existence parmi des masses de zombies. En outre, comme l’imminence de votre 59e anniversaire est presque contemporaine de mes 58 ans, je puis vous avouer que notre métier de professeurs du supérieur est en réalité plus proche du braconnage. En effet, au milieu des zombies, nous essayons en vain de braconner des intelligences.


Bien cordialement à vous,

K.D.

Fatigue coutumière.


Mon cher Konstantinos,

C’est avec lassitude que je vous écris. Ma routine coutumière devient une charge non négociable. L’habitude me rompt les os de la colère. À l’aube de mon 59ème anniversaire, les réflexions que je mène m’apparaissent stériles et vaines. La fatigue se fait sentir et l’énergie n’est plus lorsque j’apprends que le gouvernement français décide de rémunérer ses élèves pour lutter contre l’absentéisme à l’école. Je suis si vieux que ma tête se laisse courber sans lutte. Quelles valeurs voulons-nous inculquer à nos enfants ? Quelle est l’avenir de l’éducation dans le monde ? Comment ne pas devenir neurasthénique en constatant ce désespoir politique ? Il est limpide que les bonnes questions sont évincées au profit d’une relation financière. Pourquoi à votre avis nos bambins désertent-ils les classes ? Est-ce par fainéantise ou par dégoût ? L’école n’a plus sa place dans ce monde de relation superficielle… Il est même envisagé de la remplacer par des vidéos dépourvues de sens et d’esthétique en cas de pandémie grippale. Mais ce n’est pas grave, nos générations futures sont bercées par les programmes pédagogiques de Baby First. Maman est donc rassurée. L’accoutumance commence dès le plus jeune âge. Maman télé et papa ordinateur veillent sur nos têtes blondes chéries en les inondant d’images sournoises qui bloquent la capacité de réflexion. Il est venu le temps des zombies téléphages qui, à l’adolescence, vont plonger vers des drogues douces pour retrouver la sensation originelle de non réflexion engendrée par la boîte à image. Nous cherchons à absoudre le « laisser-aller » comportemental, trop brut pour le contrôler. L’humain possède en outre ce phénomène intéressant d’accoutumance qui consiste à créer une intimité par fréquentation d’un lieu ou d’une personne. Je vais prendre un exemple précis, pour l’avoir moi-même expérimenté durant les émeutes du pain en Tunisie.
Durant cette période glorieuse de mon histoire, j’ai été incarcéré durant quelques semaines par suite d’un article désobligeant que j’avais rédigé pour un petit canard de l’époque. Le milieu carcéral est intéressant car il est le seul à proposer la vision zoomée d’une société aux murs distincts et clos. Les parloirs d'une prison sont un organisme géographique complexe où les conventions de l'intime n'ont pas lieu d'être. Et pourtant, au rythme des rendez-vous, la famille appréhende l'espace avec son identité comparative. Elle cherche à appliquer au lieu une forme de reconnaissance, elle transcrit l'intimité du foyer sur les murs de ce nouvel endroit peu propice au partage du « laisser-aller comportemental ». Je parle de l'intime comme « laisser-aller comportemental » dans le sens où les masques ne peuvent tomber sans la contingence d'un lieu propice à la connaissance particulière. À force de fréquentation de cet espace, celui-ci nous apparaît commun, se rendant ainsi perméable aux débordements sociaux.
Intrinséquement, ce phénomène d'accoutumance par l'intime obscurcit notre jugement et notre analyse sur les faits que nous vivons. Il est plus facile d'émettre un gaz dans le métro routinier que dans la file d'attente d'un restaurant bon marché que l'on fréquente pour la première fois. Je vous renvoie donc à la connivence enivrée des toilettes exprimée dans nos derniers courriers. Il est de nature certaine que l'habitude corrompt notre esprit dans la commune mesure où la reconnaissance d'un espace et d'un temps donnés crée un voile obséquieux d'intimité qui nous pousse à abandonner nos conventions d'attitudes. Et cet amollissement n'est pas compatible avec la constellation des bonnes mœurs. Ces bonnes mœurs étant nécessaires au fonctionnement normé de nos entreprises humaines.
Le phénomène urbain des graffitis exprime donc le besoin d'un individu de s'emparer d'un espace et de contrôler celui-ci par une marque indélébile. En complément, il n'est pas étonnant que durant les émeutes de quartiers en France, les jeunes s'en prennent aux voitures de leurs propres voisins. Notre intimité de lieu conditionne une partie de nos comportements en communauté. Nous ne sommes finalement que des animaux soumis aux influences positives et négatives de la cage dans laquelle nous évoluons. Ce qui semble intéressant dans le phénomène des parloirs d'une prison, c’est que l'intime se retrouve clôturé par un espace-temps. Alors quelle est la meilleure des attitudes à avoir ? Dois-je exprimer toute mon intériorité personnelle ? Dois-je garder un masque social ? Et si oui, lequel serait le plus adapté ? Dois-je être dans la retenue ou dans l'excès ?
Lors de mon bref passage en détention, mon ami et amant Gerhart Wohnwagen, artiste allemand peu connu du grand public, me rendait visite à raison de deux fois par semaine. Ce moment donné était des plus sociologiques. Nous devions avoir une tenue correcte, une posture sociale décente, diligentée par le contexte politique et culturel, cependant nous mourrions de frustration, laquelle était engendrée par le désir inavoué de notre passion. En définitive, un intermède délicat qui nous procurait une étrange sensation douce amère et qui se révéla finalement plaisante.
Je me suis alors pris d'admiration pour ces familles qui assument durant des années le poids des délits commis par leurs proches. Nous aimons avoir mal. L'accoutumance par habitude est confortable alors que le système des parloirs d'une prison est dur. Nous sommes en perpétuelle stagnation entre chien et loup. Rien n'est gagné d'avance et nous ne savons jamais comment on va retrouver l'être convoité. De plus nous avons à prendre en compte une mise en abyme du contexte qui pousse encore ce fragile équilibre vers ses retranchements.
La sensation irritante du cuir de la selle d'un cheval qui frotte contre votre pantalon est si agréable. L'instant est sucré et mesuré tout en se mélangeant à travers un sentiment de peur de l'autre. La peur, oui, car l'incarcération donne aux personnes une impossibilité d'être confortable. Le domaine urbain et rude de la rue donne cette même impression. Mais ce plaisir si particulier a un prix. Celui de la déstructuration mentale, la perte de repères, l'infantilisation, l'impossibilité de se mettre debout sans une aide, bref une perte de sa capacité à être. On est façonnable par la violence de ce milieu. On s'enivre et on se perd dans cette absence de concret. Alors que faire ? Se laisser apprivoiser par l'intimité au risque de subir l'influence pesante mais rassurante de l'habitude ou rester dans un clivage de perpétuels mouvements et de violences ?

La solution n'est plus entre mes mains... peut-être l'est elle dans les vôtres mon cher ami.

À vous lire.

K.B

samedi 3 octobre 2009

Douze minutes dans la peau de Yann Moix.


Mon très cher K,

Il me plaît de croire que l'exercice biographique de précipitation reste intéressant, tellement judicieux qu'une approche similaire de la vie de Monsieur Yann. M est à réaliser. Je me suis donc attelé à la tâche. Je ne suis qu'un petit sociologue, sans grand intérêt, mais j'imagine que mes compétences ne sont pas invisibles. Je ne reviendrai pas sur son cursus d'expériences livresques, ni sur son parcours initiatique en matière de découvertes littéraires. Je vais donc apposer quelques jalons de sa vie et tenter de les décrypter selon mon savoir intuitif. La connaissance actuelle, et je l'ai déjà mentionné, se concentre sur Wikipédia. Alors partons de ce postulat et laissons libre cours à nos perceptions intelligentes.
Ma posture de départ se définit comme simple fan, aimant la culture facile, avec une propension certaine à la fainéantise d'actualité. Qu'entends-je par ces termes ? Eh bien je parle de l'incapacité chronique de recouper des informations par le manque de temps. Je le rappelle, nous promulguons la culture fast-food, vite mangée, vite digérée, vite expulsée. Il est évident, en regardant d'un peu plus près le temps effectif de fabrication de sa dernière œuvre, que nous sommes en présence de ce genre de nourriture intellectuelle. Deux semaines pour comprendre la plus grande énigme musicale du XXème siècle. Je trouve qu'il s'agit là d'un bon prorata. Je vais donc m'attarder douze minutes sur le profil de ce monsieur Yann. M.

Mon seul angle d'attaque se trouve être le film Podium puisqu'il s'agit là de son plus gros succès. Je vous fais à nouveau remarquer ma posture de départ, c'est-à-dire celle d'un fan de pop culture. Le sujet de ce film est révélateur du fondement sociologique de Monsieur Yann. M. Un usurpateur démoniaque qui se prend pour la réincarnation d'une icône populaire. La légèreté de ton ne peut être que reprise par un esthétisme édulcoré, et de surcroît écoeurant, de son produit cinématographique. Il s'agit bien là de faire une analyse du procédé de succion d'un bonbon. Celui-ci engendre une profonde frustration car nous avons le plaisir du goût mais pas la sensation de satiété. Monsieur M fonctionne sur le même principe : on éprouve une certaine catégorie de plaisir engendré par la forme mais on se rend très vite compte que ce n'est que supercherie. J'en veux pour preuve l'expérience suivante : tapez son nom sur un moteur de recherche et vous tomberez sur le site ado(point)fr ou voici(point)fr; vous pouvez donc dès à présent vous rendre compte du type de public visé. Son cursus universitaire est également prometteur... Diplômé d'une école de commerce et de Sciences-Po. Deux systèmes prompts à développer des compétences non substantielles. « Savoir parler de tout sans en connaître l'essence même ». Un autre aspect de sa vie, peu connu mais tout aussi primordial, l'écriture de chansons pour deux idoles du vide absolu, j'ai nommé Arielle D et Diane T. Je ne prétends pas que cette étude comportementale s'inscrit dans une véracité certaine. Toutefois je voulais démontrer par un simple syllogisme l'absurdité amère de ces écrivains qui pensent pouvoir surfer sur des faits médiatiques afin d'engranger davantage de ressources financières. Bien entendu je trouve cela lamentable et je le condamne gracieusement.

Je ne resterai donc pas plus longtemps sur cet univers guimauve qui me donne envie de rendre gorge.

Cordialement,

K.B

mercredi 23 septembre 2009

L'idiot de la littérature.


Mon cher Bouachiche,

Depuis peu de jours me dérange une protubérance théorique dont je dois délivrer le contenu au risque d’y découvrir une substance pathogène. Si l’aigreur caractéristique consiste en une vie érémitique, tel un corbeau perché sur la branche d’un arbre enraciné par des principes séculaires, le contraire de cette attitude voudrait que nous vidions nos tiroirs comme l’homme brutal se sert de sa femme pour libérer les fluides qui l’alourdissent. N’allez toutefois pas conclure que la comparaison se construit avec une identité de rapports, car j’entends par l’image de l’homme brutal toute une critique de l’acte mécanique et je ne veux réceptionner de cette attitude que la notion physique d’expulsion franche. Dans cette perspective, je décide de me promener sur l’agora, ce qui augmente les facteurs de bien-être en même temps que cela fait reculer le développement des cancers (en effet, nous avons étudié récemment que les vies anachorétiques qui ont mis leur intimité au service d’un principe d’isolement sont des vies qui propulsent en elles la capacité vorace du cancer, autrement dit le résultat visible de l’aigreur volontairement ignorée).
Ce dont je voudrais m’entretenir de façon tout à fait intermédiaire avec le débat que nous suivons par ailleurs, c’est d’un homme qui, je crois, dit de lui qu’il est un écrivain et ce dans la vertu principale que son personnage public s’avère publier des livres. Je n’ai de ce personnage qu’une connaissance théorique. Or si j’en juge par les différents textes qu’il a publiés et par les différentes critiques (au sens kantien) qu’il a suscitées, je dirais de lui que c’est un secrétaire de l’opinion rampante, ce qui, vous comprenez, est assez éloigné du statut d’écrivain historiquement entendu, statut qu’on accorde malheureusement de nos jours selon des réflexes pavloviens qu’il faudrait en outre exterminer vigoureusement. A la lumière du registre ontologique que j’ai mis en place ces derniers mois, il est facile d’établir que ce personnage correspond au même degré d’existence que les êtres fabriqués par Walt Disney. En d’autres termes, cela signifie que son succès est irréprochable de ce seul point de vue, mais que ce succès dépend d’un abalourdissement des consciences, chose qui d’emblée fait péricliter les dimensions positives de la reconnaissance sociale, ou de je ne sais trop quel statut d’artiste moderne désigné comme tel par un journalisme qui adore féconder in extenso des entités littéraires censées créer des points de repère sur un paysage livresque au demeurant aride. Disney, en vertu de la promotion de l’asexualité (qui se veut transgénérique par-dessus le marché !), a légitimé la propagande d’une sexualité christianisée où la spontanéité de la découverte d’autrui passe par l’intermédiaire d’un prisme psychologique à partir duquel des médecins de l’âme sont supposés enseigner un catéchisme sexuel parce que l’adolescent est désorienté par ces lamentables représentations de la morale. Ce catéchisme n’est rien moins que l’effet dévastateur de ces dessins animés où engendrement et génération s’effectuent au milieu d’un monde suprasensible que le spectateur ne peut pas voir. Il manque alors la présence d’un serpent armé des redoutables arguments de la vie terrestre, l’animal même qui aurait corrompu la sagesse d’Adam et Ève ! Par conséquent ce n’est pas un hasard si le serpent apparaît chez Disney à l’instar de l’être fondamentalement méchant, infréquentable et profondément sophistique. En périphérie, parfois je me dis que les hommes brutaux devraient s’inspirer des douceurs de la reptation, mais c’est une autre histoire…
J’en viens au rapport proprement dit car on pourrait avoir le sentiment que je quitte le domaine de la littérature. Si les êtres de Disney sont dangereux, c’est parce que leur statut fictionnel a imprégné le réel selon les niveaux de crédulité de ceux qui autorisent ce genre de mesquinerie éthique. Nous avons dans ce cas précis une descente du suprasensible sur le territoire du sensible, ce qui fait advenir un ensemencement des plus consanguins. Pareillement, un grand nombre des succès de la littérature contemporaine sont bâtis sur une mythologie d’assimilation qui ne fait pas la différence entre deux réalités incompatibles (en ce sens, des écrivains croient qu’ils ont un public acquis, ce qui les dispensent d’être sérieux dans leurs propos) : le livre devient bon quand il caresse le sens de l’opinion qui parle de faits qui en fait ne sont pas des faits mais des bruits. Le même livre devient encore meilleur s’il s’intègre au milieu d’une polémique de cuistrerie. Or si vous voulez réussir à féconder le paradoxe du suprasensible et du sensible, en d’autres mots si vous désirez donner du symptôme aux fantasmes qui s’imaginent se réaliser, proposez des sujets qui entretiennent des controverses non philosophiques, c'est-à-dire des sujets où il n’est pas la peine de produire des lignes de force argumentatives pour les défendre. C’est précisément ce qui se passe quand on veut parler à la place des morts, tout comme les personnages de Disney parlent collectivement à la place du vrai impératif catégorique que chacun doit commencer par saisir en son entendement avant d’y juguler des principes d’action communautaires – pire encore, les animaux qui parlent inventent une nouvelle rationalité qui fait qu’on les écoute parce que leur langage, subitement, se met à ressembler au nôtre. Disney est de ce point de vue une morale labellisée tandis que les livres d’opinions et de jérémiades espèrent instituer une norme quant à ce qu’ils ont à dire (en soi, également un label). Ils ne font pour ma part que m’infliger du désarroi, me poussant à l’élitisme en pleine agora, ce qui me rend logiquement agoraphobe étant donné que le public préfère la soupe plutôt que les gros morceaux de viande qui nécessitent de mâcher et d’avaler doucement. Platon disait d’ailleurs qu’il ne fallait pas se comporter comme un mauvais découpeur de viande dès lors qu’il était question de se pencher sur le difficile exercice du discours bien fait, soit sur les principes suggérant la réalité conjointe d’une bonne et d’une mauvaise rhétorique.
Après cet exorde quelque peu rébarbatif, je veux mentionner que j’ai été indigné par l’usage médiatique du macabre qui a immédiatement succédé au décès du chanteur Michael Jackson. Ce qui est ironique en la situation, c’est que monsieur Jackson souffrait, dit-on, d’un syndrome de Peter Pan, ce qui nous renvoie malgré nous dans les filets de Walt Disney et dans d’autres tracasseries théoriques dont l’aboutissement dépend d’un ancien cerveau malade qui appartenait à Bruno Bettelheim avant que celui-ci ne décide de se suicider, à juste titre certainement. De là nous avons voulu dire de monsieur Jackson des choses invérifiables en la matière, et tout le bruissement journalistique qui a suivi sa disparition m’a donné le sentiment que chacun parlait de lui comme s’il le connaissait personnellement. Ceci, en revanche, est une véritable honte morale. Qui plus est, si ces gens le connaissaient tant que cela et si, comme ils l’ont prétendu, monsieur Jackson n’était pas au mieux tant dans son âme que dans son corps, pourquoi ne sont-ils pas allés lui rendre une visite amicale pour lui remonter le moral ? Cette question n’appelle pas de réponse et elle se suffit à elle-même. On notera simplement que monsieur Jackson était bassement utilisé en vue de synthétiser les mythologies ambiantes, ce qui arrangeait parfaitement les faiseurs d’opinion qui, en outre, n’ont jamais réellement fait preuve d’un concept que monsieur Jackson m’a paru souvent chanter dans son répertoire : la notion de care. Par conséquent, l’intrinsèquement careless a voulu catapulter cette absence de souci de l’autre dès le moment où l’autre en question avait quitté le monde. Généralement parlant, cette attitude se redistribue dans la réalité, et il est encore pire de constater que les bons sentiments de la moraline de Disney ne sont pas complètement compris dans la mesure où les consciences embourbées ne savent même pas trier le véritablement bon du véritablement inutile (asexualité, frivolité des situations, discussions enfantines… mais incontestablement un souci de l’autre, unique point que je reconnais à Disney en dehors de la transformation industrielle du produit). En proposant un livre qui se voudrait un hommage à la vie entière de monsieur Jackson, l’écrivain Yann Moix (Jacques Lacan aurait été tenté de dire l’écrit-rien) s’installe dans le mécanisme hypocrite et ontologiquement contestable que j’ai décrit jusqu’à présent et dont je dois considérablement alimenter la continuité et l’éclaircissement à l'avenir. Monsieur Moix est sans doute un mauvais sartrien, toutefois je lui reconnais qu’il joue parfaitement le rôle de l’auteur tout comme il se jette avec fougue sur une existence qui s’est transformée en essence dès lors que la mort s’est mise de la partie. Cependant il y a une différence majeure entre Yann Moix et Jean-Paul Sartre : tout au plus le premier est une récupération contemporaine de la posture littéraire du second, le premier se prenant pour un intellectuel, un lecteur, un philosophe et, osons-le dire, peut-être même un personnage de la fiction du jeu littéraire du moment, alors que le second s’était concentré sur l’effort de la réflexion en se demandant des choses pertinentes sur la notion de littérature, et surtout en prenant soin de prendre un recul important en parlant d’un mort puisque, comme chacun sait, Sartre a écrit des milliers de pages sur Flaubert dans une magistrale étude intitulée L’idiot de la famille. Je laisse donc le soin aux lecteurs de se forger une vision existentialiste du problème, en réfléchissant à la capacité de Yann Moix de créer des essences sans avoir pleinement encore existé en tant qu’auteur. De temps à autre, il est bon de revenir aux fondamentaux, et ce n’est pas peu dire que si l’existence précède l’essence, alors il serait préférable d’éviter de se préoccuper d’autrui une fois la mort venue. A ce titre, monsieur Moix pourrait encore devenir un bon écrivain, et le pire c’est qu’il ne sera théoriquement plus en vie quand cela arrivera (il ne pourrait de toute façon l’être dans une perspective sartrienne), si cela arrive.


Bien à vous,


K. Deveureux

samedi 19 septembre 2009

Man in the mirror (vers une fin du mauvais dualisme).


Très honorable Bouachiche,

On ne le dit pas suffisamment, ou alors on le dit trop tard, quand les circonstances deviennent inexorables. Qu’est-ce que je veux dire ? Qu’un homme d’esprit de votre envergure suffit par ses seules lettres à résorber le malaise universitaire qui entoure le moment de retourner dans les amphithéâtres. J’apprécie l’enseignement, en revanche j’émets un droit de réserve quant à la qualité déclinante du public. Il existe un réel problème de reproduction des élites et ce n’est pas mon récent détour par Boston qui me fera affirmer le contraire. Les boutiques qui dispensent les lignes de vêtements à l’effigie de Harvard m’ont paru ridicules, quoique les étudiants qui les achètent le sont davantage. L’oblitération du savoir ne se fait plus par voie cognitive, elle se fait par la sponsorisation, par la combustion des ressources intellectuelles en vue de fabriquer des tissus pour l’hiver. Je me suis alors rapidement enfui par le métro, content de revenir vers Sullivan Square où une Amérique plus authentique se livrait à des jeux de société classiques : discussions, achats nécessaires, promenades et conscience du monde, en l’occurrence des valeurs démocrates si j’en crois les revendications artistiques au cinéma.

D’un autre côté, dans la mesure où je me suis trouvé à Montréal afin d’être présent au chevet de feu notre ami, je n’ai pas pu me contraindre à ne jouer qu’un rôle d’infirmier socratique. Les différentes Universités de Montréal sont toutes intéressantes bien qu'un problème subsiste : la place de McGill est justifiée par un classement chinois grotesque alors que la fameuse UQÀM (je le dis parce que je crois savoir que nous avons des lecteurs qui étudient dans cet établissement) est beaucoup plus productive et exigeante du point de vue intellectuel. Tout est une question de financement, ce qui me conduit doucement à la thèse que vous avez défendue de nouveau en abordant le sujet de l’isolement de contrainte. Je la reformule pour les lecteurs paresseux (ceux de McGill) et j’y ajoute un peu de touche poétique pour les lecteurs délicats (ceux de l’UQÀM) : l’isolement est préconisé par la société comme moyen de stratifier les individus mais aussi comme moyen sous-jacent de contrôler ce que la société n’est pas encore prête à comprendre. L’argument est moins éthique que monstrueux dans la mesure où la négligence des actions d’isoler contribue à la précarisation des actions autant que de ceux qui en sont les patients. Les stratégies employées ont un moteur économique qui tend à préférer la sauvegarde des entités économiques plutôt que celle des entités véritablement humaines – or nous avons précédemment discuté le problème de l’existence des entités économiques.

Moulés par ce climat délétère, nous ne pouvons que reposer la question centrale qui était la vôtre et qui vous a suivi durant l’ensemble de votre carrière : comment se fait-il que nous puissions continuer à ignorer le voisinage alors que la misère n’attend plus pour s’installer au centre-ville ? Qu’on m’autorise à reparler du dualisme rationnel que j’ai appelé à détruire.
Si nous évaluons le principe du dualisme comme quelque chose de tenable, alors on accepte de reconnaître que des substances se maintiennent dans leur hétérogénéité propre et qu’elles sont de ce point de vue condamnées à me jamais s’entendre. Le paradoxe étant que le « human perfect » (Bouachiche's conceptuals) désire abolir cette dualité mais qu’il n’est pas capable de parler autrement qu’en dualiste étant donné que la perfection entre l’âme et le corps est un facteur d’auto satisfecit qui tend à imposer un modèle abstrait absolument incompatible avec la faculté de chacun à se créer des chimères idéales. D’autre part, cette perfection ne peut pas exister car les être humains ne possèdent pas l’appareillage intellectuel nécessaire pour comprendre ce qui les outrepasse (question de l’âme, du monde, de Dieu pour prolonger la tonalité kantienne). Par conséquent la tendance dualiste se propage au niveau communautaire car quiconque a cru trouver la clé de son être n’a fait qu’ouvrir une porte sur lui et non sur autrui. Ceci est un attribut de séparation des êtres qui se restitue à un degré supérieur quand on est volontairement indifférent à ce qui se passe autour de nous. Le manque d’awareness travaille pour une dualité institutionnelle, ce qui rend alors possible et du même coup pensable le fait que nous ne soyons pas en bonne disposition avec les lieux d’enfermement. On obtient alors plusieurs assertions ridicules qui malheureusement se justifient dans les pratiques discursives parce que cela nous arrange de ne pas réfléchir à des instituions qui ne vont pas dans le sens d’une économie. Voici les idées reçues qui me viennent à l’esprit parce que je les ai entendues souvent :

1. La prison regroupe les déviants de la société dans l’optique de les remettre dans le droit chemin. Quiconque est en prison mérite sa peine et quiconque en sort a perdu de sa dignité parce qu’il n’a pas été habile avec les mécanismes sociaux à un moment. Son retour à la société n’est pas une réinsertion mais une tolérance de présence.
2. L’hôpital accueille ceux qui ne peuvent plus vivre sans assistance. On attribue de la faiblesse aux résidents des hôpitaux parce qu’ils ont perturbé le mécanisme en tombant malade. Foucault précise cyniquement qu’il est d’ailleurs de bon goût de mourir à l’hôpital car l’espace public n’a pas besoin de comprendre la seconde facette de la piécette qu’on appelle existence.
3. Les instituts psychiatriques ne font emménager que les débiles mentaux et autres fous dont la société devrait se débarrasser. Il faut être mal né pour intégrer pareils endroits, sièges de l’infamie la plus totale.
4. Les bidonvilles regroupent des couches de populations pauvres qui ont choisi sciemment de vivre cette débauche collective. Or des gens qui ne vivent pas dans le rang des autres sont des gens qui n’existent pas. On n’apprend pas à vivre à proximité d’un bidonville, on apprend à se dire qu’une telle anomalie n’a pas sa place dans les séquences causales qui entretiennent la fulgurance et l’insalubrité du « human perfect » (Bouachiche's conceptuals).


Ces idées reçues ne sont même pas dignes d’être changées en compost. Mais quelque chose me saute aux yeux : prenez l’une de ces idées et faites-en une toile de fond pour un film, un livre ou n'importe quoi d'autre, alors vous êtes assurés d’obtenir un succès aveugle ! Pourquoi ? En rien il ne s’agit d’un phénomène cathartique, ce serait trop facile alors d’assimiler ce qu’on a dit et redit de la tragédie antique. L’époque a changé qui plus est.
En réalité, je crois que le succès du film Un Prophète (que je n’ai pas encore vu mais dont je capte l’essentiel a priori) travaille le petit côté pervers de la curiosité : on aime aller voir du malheur parce que c’est plus amusant de passer deux heures dans une prison fictive que d’aller observer cette dendrobate de Nicole Kidman dans un mélodrame monumentalement médiocre. Mais au-delà de toute chose, on aime aller fouiller dans les recoins de la société, y déceler une succession de clichés assemblés en montage cinéma, y agripper ce que la réalité de ces institutions ne nous donne pas, c'est-à-dire le versant sensationnel qui fait d’une prison un provisoire théâtre de divertissement parce que ce serait bien plus ennuyeux de comprendre comment la prison est née que de se préposer à acheter sa place de cinéma en se disant qu’on va comprendre le malaise en deux heures et qu’on va d’autant mieux le comprendre que le film a été primé dans un grand festival. Je prévois en ce sens le même engouement pour le prochain film de Martin Scorsese : Shutter Island sera très retentissant car il fait cumuler prison et folie.
Donc ce qui me dérange, c’est que le divertissement prenne le pas sur la conscience réelle des choses. Le film est primé sur sa conscience même si son succès dépend de la proportion de divertissement qu’il va infliger au spectateur. Je ne dis pas qu’il faut arrêter de filmer pareils milieux car c’est encore un moyen de rappeler qu’ils existent – il n’y a eu que ce cuistre de Theodor Adorno pour énoncer des stupidités comme quoi après la Shoah plus rien n’était productible artistiquement. Ma solution est presque pédagogique : j’aimerais que chaque film se proposant de traiter d’un milieu d’exclusion soit précédé d’une sorte de documentaire à multiples facettes sur le sujet, soit un documentaire combinant citations, extraits de grands débats, images vraies, paroles de gens qui ont habité un moment ces endroits etc. Ce serait un moyen de consommer le divertissement avec d’autres récepteurs sensoriels, le cinéma étant l’usine alimentaire de la vue et de l’estomac (le film et les amuse-gueules). D’autre part, j’estime que si le public est prêt à se divertir deux heures, il peut accorder trente minutes à l’esprit de sérieux, ce qui n’est pas beaucoup exiger d’une société qui prétend s’amuser alors qu’elle ne saisit pas que ses activités sont organisées dans le sens d’un contrôle qui vampirise les goîtres. Les horaires de cinéma, de télévision, de travail, de transports, ce sont des quasi-dépendances qui incarcèrent les individus. La solution n’est pas de les supprimer (la liberté a besoin de lois) mais de travailler à une conscience un peu moins temporelle et un peu plus spatiale : qu’est-ce qui fait de moi que je vis ici et que je semble vouloir y rester ? La ligne de démarcation entre ici et là-bas est très mince, et quiconque se sent immunisé de sa conscience spatiale par sa conscience temporelle oublie un peu vite que, pas très loin de chez lui, se situe un autre fuseau horaire qui pourrait devenir le sien à force de n’être même plus conscient de la routine qui fait de lui un pseudo-agent. Car plus la routine est présente en nos vies, plus il est facile d’y enfreindre le fonctionnement. Aussi je dirais que le dualiste s’exclut par mutisme volontaire, que le moniste s’intègre tout seul et que le pluraliste se donne parfois les moyens de laisser dire son être par des modes qui ne sont pas les siens. Assassiner le dualisme rationnel revient donc à faire la promotion du pluralisme empirique.

A vous,

K. Deveureux

vendredi 18 septembre 2009

Colère nécessaire.


Mon ami K,

Je vous souhaite, en préambule de ce courrier, une bonne rentrée universitaire, et vous savez comme moi ô combien cela est un moment douloureux de notre existence commune. Chaque année, le moment est fatidique, nous ne pouvons le repousser et nous sommes à nouveau confrontés aux masses moutonnesques que forment les étudiants. Notre fonctionnement est finalement cyclique tout comme celui des femmes et de leurs menstrues. Nous devons, l'année commençant, purger nos aspirants du savoir pour pouvoir enfanter de nouveaux penseurs. Et définies comme de vieilles femmes proches de la ménopause, nos chances d'engendrer le futur génie de la pensée s'amenuisent pour bientôt disparaître dans les abîmes du savoir vite consommé et vite expulsé.

Votre dernier courrier m'a enchanté comme à l'accoutumée et je m'étonne à nouveau que vos compétences soient si mal usitées dans nos temples du savoir universel. Cette relation épistolaire doit faire date dans la transmission de nos pensées libres. La liberté de ton est insidieuse pour certaines gens, incapables de comprendre nos étincelles de réflexion. Les critiques non-constructives et affligeantes de banalité n'ont de cesse de renforcer nos orgueils et nos convictions. Nous ne sommes cependant pas réfractaires à une ouverture au débat si tant est qu'elle soit judicieuse et perspicace d'originalité.
Cette formidable image que vous donnez dans votre précédente lettre, cette histoire si propédeutique et poétique des deux miroirs, m'a subjugué de bonheur. C'est un véritable ravissement pour l'intellect. Je souhaitais, pour faire écho à votre propos, parler des différents paramètres de l'intime qui orientent différemment notre regard, mais une expérience nouvelle est venue me cueillir au moment où ma capacité revendicative semblait s'embourber dans un marasme tenace. Cette rencontre s'effectua dans une salle obscure, au détour d'un couloir, face à un écran géant. Durant mes derniers jours en France, j'ai voulu m'accaparer un sujet que je connais peu, celui du milieu carcéral. Il est vrai que je me suis mis à relire le célèbre ouvrage de Michel F, ceci explique donc cela. Ce film de Jacques A, primé au dernier Festival de Cannes, a réveillé en moi des instincts de protestations que je pensais toujours avoir. Il est vrai que lorsque nous manquons de recul et que la pensée intelligible est insérée dans un mécanisme d'habitude et d'accoutumance, nous perdons souvent le regard juste des faits. Alors dans un souci de réajustement, et pardonnez-moi d’avance mon cher collègue, je vais enlever ma veste d'universitaire pour reprendre celle de l'opportuniste. Nous avons entre les mains une véritable arme de destruction massive que la magie des réseaux de pouvoirs et d'argent fait disparaître au sein de nos consciences. Il me faut expliquer cette assertion.

Comment peut-on vivre en toute sérénité dans un monde qui ignore les méfaits de l'exclusion ? Pourquoi aucun politique au monde ne voit la détresse humaine comme potentiellement dévastatrice ? Pourquoi la réalité carcérale du film Un Prophète m’apparaît comme si gênante ? Pourquoi cette suite d'images a réveillé en moi ce pessimisme cruel sur la nature humaine ?
Peut-on négliger notre regard sur un monde qui jouxte le nôtre ? Si ce n'était qu'un monde, nous pourrions encore pallier à ce problème mais les failles de ces tremblements de terre sociaux se creusent dans tous les domaines des fragilités humaines, à savoir la prison, les hôpitaux, les hôpitaux psychiatriques, les bidonvilles, les centres sociaux et j’en passe.

Exclure est, pour mon cerveau malade, la forme de violence la plus dangereuse de nos collectivités humaines. Il s'agit bien là de rendre les hommes asociaux et assoiffés de revanche sur un système qui a provoqué leurs pertes. Toute forme d'écartement provoquée par une mécanique sociétaire inclut intrinsèquement chez le sujet écarté le mutisme de son intimité propre. Et nous l’avons exploré : l’intime doit aujourd’hui s’exprimer. Nous devons notre existence sociale aux champs et aux domaines que nous avons décidé d'intégrer dans nos parcours de vie. Alors dès l'instant où je me marginalise, de façon consciente ou forcée, je perds mon identité sociale. Or j'affirme que cette perte entraîne une forme de véhémence non négligeable. Une question se pose donc à nous. Dois-je être victime et accepter la violence du système ou dois-je intégrer cet acharnement et m'en servir pour survivre ?

La misère humaine nous confronte de manière inéluctable à ce choix féroce. Mais la réponse n'est finalement pas importante. Le véritable éclaircissement de cette question réside dans la non-possibilité d'entrevoir une autre solution que ces deux proposées. Il faut se rendre à l'évidence que nous vivons de plus en plus dans des sociétés cassantes qui ne sont plus régies par les politiques mais par des réseaux de force négatives. Je parle bien sûr des lobbies voire des mafias qui régentent le système financier de nos États. Je comprends maintenant la sensation irritante de ce film de Jacques A. Au travers de la prison, s’illustre parfaitement le sens que la société donne aux jeunes désoeuvrés. Vous comprendrez, cher collègue, que je ne peux ici en développer davantage sans risquer de dévoiler l'histoire du film.

La prison, ainsi que tous les autres microcosmes clos, sont des bombe H qui s’ignorent. La déstructuration mentale, par les jeux de dominance et de violence qui s’opèrent dans ces espaces, est une menace qu'il faut davantage prendre au sérieux. La grippe A et Al Qaïda ne sont que des manœuvres fumantes pour tenter de convaincre les masses que les politiques ont encore le dessus. Nous devons prendre en considération l’idée que ces lieux d’enfermement ont une constante progression en terme de fréquentation. Nous devons avoir à l’esprit qu’un délit n’est pas l’œuvre d’un seul homme mais aussi celle de la mécanique cassante d’une société utilitariste où l’homme devient un produit. Ce simple constat pose déjà une profonde interrogation : une vie humaine peut-elle se soustraire aux mains d'une administration perspicace dans l'anéantissement de l'identité de réflexion ?
Eh bien oui, elle peut se dissocier d’une structure ! Regardons simplement la vague de suicides en constante augmentation dans les grandes entreprises internationales. Nous sommes un stock de matières premières que l’on réorganise au gré de restructurations capricieuses en clamant le jeu des chaises musicales de la recommandation. A nouveau nous y venons : les faibles ont besoin d’une organisation solide pour promouvoir l’incompétence aux postes clés, et ce au profit d’une perpétuelle quête de pouvoir monétaire.
Peut-on seulement être des ânes passifs contents de notre sort ? L’apathie collective est salutaire pour des dirigeants rongés par le pouvoir. Il est primordial de s’abrutir; il est venu le temps de Fahrenheit 451, sauf qu’on ne détruit pas les livres par le feu mais par la télévision. Le savoir se résume donc à Wikipédia, la culture se résume à Big Brother, et la nature humaine se réduit au Bachelor. Je suis satisfait de cette avancée considérable en matière de sociologie. Congratulons-nous ! Il reste peu de temps pour le faire. Nous devons mourir sous les coups de cravache de la pression sociale.
Alors, cher collègue, ne m’en voulez-pas de ce « coup de sang » spontané, il n’est que le résultat d’un trop plein de positivisme.

« Camaradement » vôtre,

K.B