vendredi 10 juin 2011

Crise de l'enthousiasme (laideur ontologique).








Mon cher Bouachiche,







Récemment je me faisais des réflexions d’ordre esthétique. Maintenant que j’ai atteint la sévérité d’un visage sexagénaire, je me vois avec la face que je mérite. Mon cou est l’œuvre d’un dessèchement typique, patient de ces aridités naturelles qui ne touchent pas que les fumeurs mais aussi ceux qui se préparent à devenir de grands vieillards. Aussi, quand j’observe le reflet de moi-même sur la surface d’un miroir, je distingue les symptômes du grand âge et peut-être les signes avant-coureurs de la sénilité. Mes joues sont creusées de maigreur scientifique, c'est-à-dire que la force des idées l’a emporté sur l’élan vital de ceux qui sont nantis de grosses joues. Les réserves de vitamines, c’est moins dans le corps que dans la tête que je les ai faites. Ma bouche, elle, résulte d’une progressive annihilation du sourire. Quand je ris, on croit voir se distordre un mécanisme de mauvaise bile noire ; si bien que toute manifestation de joie est encore la victoire d’une substance résiduelle de grave dépression nerveuse. Mon front, naturellement dégarni, surmontant cette organisation expressive qu’on appelle donc le visage, n’est pas non plus épargné par les constituants d’une existence qui s’est amenuisée sous le Blitzkrieg du monde universitaire. Je crois par conséquent que je suis devenu l’archétype du professeur bientôt émérite : je me suis enfermé dans la prison d’un physique circonstancié. Peut-être que si j’avais été un bel homme, j’aurais été mal considéré par mes collègues. Mais il y a pire : je crois que j’ai naguère été bel homme et que je me suis transformé en un personnage au physique indifférencié de sa fonction. Je me suis enlaidi presque par volonté alors même que, ironie du sort, j’ai souvent enseigné l’Analytique du Beau de Kant.






Ces réflexions, je me les suis faites en lisant un roman de Don Delillo, intitulé Bruit de Fond. Dans ce livre, il est question de gens qui vivent dans un monde qui semble dépourvu de hasard. Pour eux, tout est le fruit d’une nécessité et d’une parfaite organisation cosmologique. Rien ne doit sortir de ses gonds sémantiques et toute syntaxe sera la preuve formelle d’une vérité éternelle transférée dans la verbalisation. Mais ces gens subissent à un moment inattendu (forcément) une perturbation. Le chemin établi de leurs vies se retrouve soudainement secoué par l’intervention de la contingence. Ils ressemblent en ce sens à ces poissons tranquilles que l’on pêche un dimanche matin, dans un lac du Montana, et qui se dandinent sur le bois humide de la barque qu’on a louée pour aller faire cette partie de pêche – j’ai toujours apprécié l’observation d’un poisson en train d’agoniser ; on y repère le souffle vital en voie de disparition et plus la bête se meut, mieux elle se meurt. Ce sont donc des personnages qui remontent à la surface de la vie et qui en subissent la nécessaire asphyxie. Enterrés dans leurs certitudes, ils sont jetés hors d’eux-mêmes par un wagon de produits toxiques qui vient de dérailler.






Parmi ces groupes de gens vaccinés contre toute intranquillité, il y a un binôme de professeurs qui pourrait s’apparenter au couple intellectuel que nous formons. Sauf qu’ils n’ont vraiment aucun recul sur la vie, excepté, bien sûr, dans les situations critiques où des produits toxiques sont en jeu. Alors que nous ne cessons de remettre les choses en question (ce sont les devoirs de la sociologie et de la philosophie), eux gravitent autour de leur Moi, s’interrogeant sur la mort, et plus spécifiquement encore sur les conditions de possibilité de leur propre disparition. Rien d’autre que des égoïstes dérangés sur la ligne droite de leur pathétique parcours vital ! Dans cette perspective précise, ils sont bien l’illustration du professeur contemporain : un homme souvent frustré de n’avoir pu accéder à des positions plus visibles et influentes, qui se réfugie dans un vague encyclopédisme pour finalement ne faire que donner des cours à un auditoire désintéressé. Plus le professeur enseigne dans les petites classes, plus sa frustration est immense. Le paradoxe est d’ailleurs exquis : plus le professeur gravit d’échelons, plus son enseignement se spécialise. Or ce sont les plus médiocres, du coup, qui sont chargés de faire l’éducation des enfants en dispensant un savoir généraliste, lors même que ce devrait être les meilleurs qui se chargent de la formation intellectuelle des plus jeunes. Je note d’autre part, en France, la présomption intellectuelle des professeurs des Ecoles, en l’occurrence les anciens instituteurs, qui ne tarissent pas de compliments sur leurs activités. Mais je prétends que la grosse majorité de ces gens-là a depuis longtemps compris les bénéfices de la bouche qui dit tout le contraire de la pensée : sur la voie publique ils récitent les principes de la responsabilité enseignante, mais sur le circuit du privé ils se prélassent dans une épouvantable paresse en se disant que, de toute façon, ils seront toujours soutenus par un syndicalisme galopant ainsi que par un mythe français qui veut que, quelque part, on continue de faire confiance à ceux qui offrent à nos enfants leurs premiers repères d’intelligence.






La conclusion de ce premier point, c’est que quelque chose doit définitivement se réarranger dans nos établissements d’enseignement parce qu’ils engendrent une fomentation de tous les égoïsmes professionnels. Don Delillo le démontre bien à sa manière : les professeurs touchés par la catastrophe écologique ne cherchent pas à aider de leur savoir potentiel, ils cherchent plutôt à sauver leur peau en regardant les autres tomber comme des mouches. Pire encore, ils sont eux-mêmes alimentés des rumeurs transmises par les médias, ce qui prouve bien, en dernière instance, l’extinction de leur instinct de savoir en même temps que l’affirmation de leur instinct grégaire. Le professeur n’en sait pas plus que ses élèves ; dans les situations où la vie compte davantage que la bonne réponse sur une copie, tout le monde revient à égalité d’ontologie. On s’aperçoit ainsi des grotesqueries relatives aux milieux intellectuels, si bien décrits par Marcel Proust. L’intelligence et le génie, sans aucun doute, c’est la force d’intégrer à soi-même des idées qui nous contredisent plutôt que de se pavaner dans un segment du monde où tout le monde partage des connaissances identiques et sans portée véritable sur les problèmes urgents.





Vers le premier tiers du roman, pourtant, il se met en évidence une réflexion qui fait toute la différence et, de ce fait, toute la prestance d’un livre inoubliable. Le narrateur (l’un des professeurs dont je parlais, titulaire d’une chaire sur la vie et les annexes d’Hitler, ne sachant pas parler allemand et se sentant péteux en vue d’un colloque international imminent) se dit que sa place d’enseignant dans le supérieur est certainement due à une série d’accidents plus ou moins provoqués. J’appellerais cela les effets de la volonté douce. C’est exactement à cet endroit du livre qu’il se dit à peu près la chose suivante : plus je devenais laid, plus on semblait me reconnaître parmi le corps enseignant.
Cette assimilation de la réalité enseignante à la nature singulière de la laideur m’a énormément fait réfléchir. Je me suis dit que des principes accidentels (corporatisme sous-jacent, manque de franchise, incompétence qui ne se confesse pas etc.) pouvaient en effet conduire à des effets psychosomatiques et, donc, à des effets immédiatement transmis dans l’organisme humain. Trop d’activité enseignante finit par nous inculquer non pas un surplus de savoir mais un excédent de gâtisme physique. Malgré moi, et c’est ainsi malheureusement, je me suis infligé la laideur. Certes je dois reconnaître qu’il existe une laideur qui préexiste à toute activité professionnelle, cependant je dois aussi reconnaître qu’il est sage d’affirmer une laideur acquise. Les pires situations professionnelles d’un point de vue social ne sont pas les plus néfastes pour l’image et la santé globale de soi. Si je reformule ma pensée, j’obtiens ce cynisme : alors même que des professions passent pour déshonorantes auprès des femmes en dépit de la beauté de certains hommes qui s’y sont engagés, d’autres paraissent beaucoup plus éminentes en dépit du cortège de monstres physiques qui y sont associés. C’est en fonction de ce décalage entre les reflets du corps et les vérités de la santé spirituelle qu’on obtient de très mauvais assemblages : les belles femmes préfèrent les hommes qui jouissent d’un certain pouvoir alors que les plus laides s’entichent des hommes qui restent disponibles. Je ne dis pas que les beaux corps doivent s’accoupler avec d’autres beaux corps (c’est déjà le cas dans nos sociétés occidentales saturées par la tyrannie de l’image, mais il s’agit là d’un problème que nous ne pouvons pas discuter pour le moment bien qu’il représente la périphérie malade du problème central que je suis en train d’argumenter), je dis simplement que les hasards de l’amour sont viciés à la base par un effet collatéral d’inattention à « l’esthétique de l’existence » telle que la défendait Foucault.






Il me semble que, dans ces circonstances, la relation amoureuse devient une sorte de formule mathématique tout à fait démontrable. Le laid qui a du pouvoir fera toujours l’affaire de la belle ignorante qui cherche à se faire remarquer. Quant au bellâtre qui a du pouvoir, il se comporte régulièrement comme le parfait salaud. Et si vous êtes non seulement laid et sans sphère d’influence pour vous protéger, alors il ne vous reste plus qu’à faire un pari pascalien en choisissant le suicide – mais, de grâce, faites l’usage d’un suicide tapageur à dessein d’au moins faire en sorte que votre mort fasse parler d’elle ; devenez en somme un terroriste de vous-même qui n’entraîne pas les autres dans son décès mais qui réussit à leur faire peur au plus haut point. Moi, je me suis enlaidi en simulant l’ignorance de mon enlaidissement simplement parce que l’acquisition de la laideur m’a permis de monter à l’échelle du pouvoir universitaire. Mais j’en reviens afin de porter mon témoignage au monde. Ma plus grande victoire d’ancien beau devenu repoussant, ce serait d’instaurer un principe de vigilance pour tout ce qui concerne l’alliage néfaste des sciences sociales et du manque de considération d’une esthétique morale. Pourtant il existe dans l’histoire des idées une morale fondée sur les repères de l’esthétique disciplinaire ; nous devons ce chef-d’œuvre intellectuel à Etienne Souriau et son livre La couronne d’herbes.






Mon intuition ultime, c’est que nos sociétés industrielles à forte valeur ajoutée ne savent plus comment gérer la dilapidation des informations et des productions culturelles – en quoi je fais adhérence à une thèse déjà soulevée par le professeur Bouachiche à propos des mondes virtuels nés sous l’égide d’internet. Cependant je traduirais cette intuition par la perte de l’enthousiasme, un phénomène qui touche particulièrement les jeunes qui se mettent actuellement sur le chemin de la vie. Ce ne sont pas tant les jeunes qui souffrent du manque d’enthousiasme que leurs employeurs potentiels. La matérialisation des esprits, redoublée par un certain triomphe de la cupidité, a vaincu le principe de laïcité en substituant aux religions d’autres religions encore plus dangereuses (la pression sociale du milieu d’appartenance par exemple). Cette matérialisation des cerveaux encourage l’immobilité de l’élan vital. Il devient extrêmement difficile de procéder à un changement de classe sociale, c'est-à-dire à une mixité énergétique. La division des individus entre « bien nés » et « soumis », très française elle aussi, n’est que la reprise tacite des vieux réflexes de la féodalité médiévale. Aussi, la fluidification des énergies sociales se doit d’être le programme politique de demain. Le Parti politique qui voudra positivement se démarquer devra impérativement faire campagne sur le thème de l’enthousiasme et, si possible, mettre tout en pratique pour redonner à la vie politique un devoir d’exemplarité qui s’est complètement égaré.






Ma vie d’homme laid s’achèvera bientôt, d’homme volontairement laid devrais-je écrire, toutefois je me dis que cet acte de militantisme narratif aura une chance d’être lu et entendu par les esprits intelligents. Et ces esprits intelligents, suivant la définition que j’ai donnée, sont forcément des gens qui me sont actuellement opposés dans leur idéologie. Tout est désormais question de se déraciner de son ontologie professionnelle pour faire acte de réintégration globale du monde entier – n’agissez donc pas par pitié intéressée mais par compassion aperceptive. La notion d’enthousiasme, outre son premier sens grec ancien, fut reprise par Karl Jaspers. Ce dernier en fit le sentiment de la totalité du monde dans sa Psychologie des sentiments du monde, un livre qui n’est pas paru par hasard en 1919. Si bien que se poser des questions sur l’enthousiasme, c’est quelque part décréter une situation de vie au moins aussi grave que celle qui succéda à la Grande Guerre.





Cordialement à vous,




K. Deveureux