mercredi 23 septembre 2009

L'idiot de la littérature.


Mon cher Bouachiche,

Depuis peu de jours me dérange une protubérance théorique dont je dois délivrer le contenu au risque d’y découvrir une substance pathogène. Si l’aigreur caractéristique consiste en une vie érémitique, tel un corbeau perché sur la branche d’un arbre enraciné par des principes séculaires, le contraire de cette attitude voudrait que nous vidions nos tiroirs comme l’homme brutal se sert de sa femme pour libérer les fluides qui l’alourdissent. N’allez toutefois pas conclure que la comparaison se construit avec une identité de rapports, car j’entends par l’image de l’homme brutal toute une critique de l’acte mécanique et je ne veux réceptionner de cette attitude que la notion physique d’expulsion franche. Dans cette perspective, je décide de me promener sur l’agora, ce qui augmente les facteurs de bien-être en même temps que cela fait reculer le développement des cancers (en effet, nous avons étudié récemment que les vies anachorétiques qui ont mis leur intimité au service d’un principe d’isolement sont des vies qui propulsent en elles la capacité vorace du cancer, autrement dit le résultat visible de l’aigreur volontairement ignorée).
Ce dont je voudrais m’entretenir de façon tout à fait intermédiaire avec le débat que nous suivons par ailleurs, c’est d’un homme qui, je crois, dit de lui qu’il est un écrivain et ce dans la vertu principale que son personnage public s’avère publier des livres. Je n’ai de ce personnage qu’une connaissance théorique. Or si j’en juge par les différents textes qu’il a publiés et par les différentes critiques (au sens kantien) qu’il a suscitées, je dirais de lui que c’est un secrétaire de l’opinion rampante, ce qui, vous comprenez, est assez éloigné du statut d’écrivain historiquement entendu, statut qu’on accorde malheureusement de nos jours selon des réflexes pavloviens qu’il faudrait en outre exterminer vigoureusement. A la lumière du registre ontologique que j’ai mis en place ces derniers mois, il est facile d’établir que ce personnage correspond au même degré d’existence que les êtres fabriqués par Walt Disney. En d’autres termes, cela signifie que son succès est irréprochable de ce seul point de vue, mais que ce succès dépend d’un abalourdissement des consciences, chose qui d’emblée fait péricliter les dimensions positives de la reconnaissance sociale, ou de je ne sais trop quel statut d’artiste moderne désigné comme tel par un journalisme qui adore féconder in extenso des entités littéraires censées créer des points de repère sur un paysage livresque au demeurant aride. Disney, en vertu de la promotion de l’asexualité (qui se veut transgénérique par-dessus le marché !), a légitimé la propagande d’une sexualité christianisée où la spontanéité de la découverte d’autrui passe par l’intermédiaire d’un prisme psychologique à partir duquel des médecins de l’âme sont supposés enseigner un catéchisme sexuel parce que l’adolescent est désorienté par ces lamentables représentations de la morale. Ce catéchisme n’est rien moins que l’effet dévastateur de ces dessins animés où engendrement et génération s’effectuent au milieu d’un monde suprasensible que le spectateur ne peut pas voir. Il manque alors la présence d’un serpent armé des redoutables arguments de la vie terrestre, l’animal même qui aurait corrompu la sagesse d’Adam et Ève ! Par conséquent ce n’est pas un hasard si le serpent apparaît chez Disney à l’instar de l’être fondamentalement méchant, infréquentable et profondément sophistique. En périphérie, parfois je me dis que les hommes brutaux devraient s’inspirer des douceurs de la reptation, mais c’est une autre histoire…
J’en viens au rapport proprement dit car on pourrait avoir le sentiment que je quitte le domaine de la littérature. Si les êtres de Disney sont dangereux, c’est parce que leur statut fictionnel a imprégné le réel selon les niveaux de crédulité de ceux qui autorisent ce genre de mesquinerie éthique. Nous avons dans ce cas précis une descente du suprasensible sur le territoire du sensible, ce qui fait advenir un ensemencement des plus consanguins. Pareillement, un grand nombre des succès de la littérature contemporaine sont bâtis sur une mythologie d’assimilation qui ne fait pas la différence entre deux réalités incompatibles (en ce sens, des écrivains croient qu’ils ont un public acquis, ce qui les dispensent d’être sérieux dans leurs propos) : le livre devient bon quand il caresse le sens de l’opinion qui parle de faits qui en fait ne sont pas des faits mais des bruits. Le même livre devient encore meilleur s’il s’intègre au milieu d’une polémique de cuistrerie. Or si vous voulez réussir à féconder le paradoxe du suprasensible et du sensible, en d’autres mots si vous désirez donner du symptôme aux fantasmes qui s’imaginent se réaliser, proposez des sujets qui entretiennent des controverses non philosophiques, c'est-à-dire des sujets où il n’est pas la peine de produire des lignes de force argumentatives pour les défendre. C’est précisément ce qui se passe quand on veut parler à la place des morts, tout comme les personnages de Disney parlent collectivement à la place du vrai impératif catégorique que chacun doit commencer par saisir en son entendement avant d’y juguler des principes d’action communautaires – pire encore, les animaux qui parlent inventent une nouvelle rationalité qui fait qu’on les écoute parce que leur langage, subitement, se met à ressembler au nôtre. Disney est de ce point de vue une morale labellisée tandis que les livres d’opinions et de jérémiades espèrent instituer une norme quant à ce qu’ils ont à dire (en soi, également un label). Ils ne font pour ma part que m’infliger du désarroi, me poussant à l’élitisme en pleine agora, ce qui me rend logiquement agoraphobe étant donné que le public préfère la soupe plutôt que les gros morceaux de viande qui nécessitent de mâcher et d’avaler doucement. Platon disait d’ailleurs qu’il ne fallait pas se comporter comme un mauvais découpeur de viande dès lors qu’il était question de se pencher sur le difficile exercice du discours bien fait, soit sur les principes suggérant la réalité conjointe d’une bonne et d’une mauvaise rhétorique.
Après cet exorde quelque peu rébarbatif, je veux mentionner que j’ai été indigné par l’usage médiatique du macabre qui a immédiatement succédé au décès du chanteur Michael Jackson. Ce qui est ironique en la situation, c’est que monsieur Jackson souffrait, dit-on, d’un syndrome de Peter Pan, ce qui nous renvoie malgré nous dans les filets de Walt Disney et dans d’autres tracasseries théoriques dont l’aboutissement dépend d’un ancien cerveau malade qui appartenait à Bruno Bettelheim avant que celui-ci ne décide de se suicider, à juste titre certainement. De là nous avons voulu dire de monsieur Jackson des choses invérifiables en la matière, et tout le bruissement journalistique qui a suivi sa disparition m’a donné le sentiment que chacun parlait de lui comme s’il le connaissait personnellement. Ceci, en revanche, est une véritable honte morale. Qui plus est, si ces gens le connaissaient tant que cela et si, comme ils l’ont prétendu, monsieur Jackson n’était pas au mieux tant dans son âme que dans son corps, pourquoi ne sont-ils pas allés lui rendre une visite amicale pour lui remonter le moral ? Cette question n’appelle pas de réponse et elle se suffit à elle-même. On notera simplement que monsieur Jackson était bassement utilisé en vue de synthétiser les mythologies ambiantes, ce qui arrangeait parfaitement les faiseurs d’opinion qui, en outre, n’ont jamais réellement fait preuve d’un concept que monsieur Jackson m’a paru souvent chanter dans son répertoire : la notion de care. Par conséquent, l’intrinsèquement careless a voulu catapulter cette absence de souci de l’autre dès le moment où l’autre en question avait quitté le monde. Généralement parlant, cette attitude se redistribue dans la réalité, et il est encore pire de constater que les bons sentiments de la moraline de Disney ne sont pas complètement compris dans la mesure où les consciences embourbées ne savent même pas trier le véritablement bon du véritablement inutile (asexualité, frivolité des situations, discussions enfantines… mais incontestablement un souci de l’autre, unique point que je reconnais à Disney en dehors de la transformation industrielle du produit). En proposant un livre qui se voudrait un hommage à la vie entière de monsieur Jackson, l’écrivain Yann Moix (Jacques Lacan aurait été tenté de dire l’écrit-rien) s’installe dans le mécanisme hypocrite et ontologiquement contestable que j’ai décrit jusqu’à présent et dont je dois considérablement alimenter la continuité et l’éclaircissement à l'avenir. Monsieur Moix est sans doute un mauvais sartrien, toutefois je lui reconnais qu’il joue parfaitement le rôle de l’auteur tout comme il se jette avec fougue sur une existence qui s’est transformée en essence dès lors que la mort s’est mise de la partie. Cependant il y a une différence majeure entre Yann Moix et Jean-Paul Sartre : tout au plus le premier est une récupération contemporaine de la posture littéraire du second, le premier se prenant pour un intellectuel, un lecteur, un philosophe et, osons-le dire, peut-être même un personnage de la fiction du jeu littéraire du moment, alors que le second s’était concentré sur l’effort de la réflexion en se demandant des choses pertinentes sur la notion de littérature, et surtout en prenant soin de prendre un recul important en parlant d’un mort puisque, comme chacun sait, Sartre a écrit des milliers de pages sur Flaubert dans une magistrale étude intitulée L’idiot de la famille. Je laisse donc le soin aux lecteurs de se forger une vision existentialiste du problème, en réfléchissant à la capacité de Yann Moix de créer des essences sans avoir pleinement encore existé en tant qu’auteur. De temps à autre, il est bon de revenir aux fondamentaux, et ce n’est pas peu dire que si l’existence précède l’essence, alors il serait préférable d’éviter de se préoccuper d’autrui une fois la mort venue. A ce titre, monsieur Moix pourrait encore devenir un bon écrivain, et le pire c’est qu’il ne sera théoriquement plus en vie quand cela arrivera (il ne pourrait de toute façon l’être dans une perspective sartrienne), si cela arrive.


Bien à vous,


K. Deveureux

samedi 19 septembre 2009

Man in the mirror (vers une fin du mauvais dualisme).


Très honorable Bouachiche,

On ne le dit pas suffisamment, ou alors on le dit trop tard, quand les circonstances deviennent inexorables. Qu’est-ce que je veux dire ? Qu’un homme d’esprit de votre envergure suffit par ses seules lettres à résorber le malaise universitaire qui entoure le moment de retourner dans les amphithéâtres. J’apprécie l’enseignement, en revanche j’émets un droit de réserve quant à la qualité déclinante du public. Il existe un réel problème de reproduction des élites et ce n’est pas mon récent détour par Boston qui me fera affirmer le contraire. Les boutiques qui dispensent les lignes de vêtements à l’effigie de Harvard m’ont paru ridicules, quoique les étudiants qui les achètent le sont davantage. L’oblitération du savoir ne se fait plus par voie cognitive, elle se fait par la sponsorisation, par la combustion des ressources intellectuelles en vue de fabriquer des tissus pour l’hiver. Je me suis alors rapidement enfui par le métro, content de revenir vers Sullivan Square où une Amérique plus authentique se livrait à des jeux de société classiques : discussions, achats nécessaires, promenades et conscience du monde, en l’occurrence des valeurs démocrates si j’en crois les revendications artistiques au cinéma.

D’un autre côté, dans la mesure où je me suis trouvé à Montréal afin d’être présent au chevet de feu notre ami, je n’ai pas pu me contraindre à ne jouer qu’un rôle d’infirmier socratique. Les différentes Universités de Montréal sont toutes intéressantes bien qu'un problème subsiste : la place de McGill est justifiée par un classement chinois grotesque alors que la fameuse UQÀM (je le dis parce que je crois savoir que nous avons des lecteurs qui étudient dans cet établissement) est beaucoup plus productive et exigeante du point de vue intellectuel. Tout est une question de financement, ce qui me conduit doucement à la thèse que vous avez défendue de nouveau en abordant le sujet de l’isolement de contrainte. Je la reformule pour les lecteurs paresseux (ceux de McGill) et j’y ajoute un peu de touche poétique pour les lecteurs délicats (ceux de l’UQÀM) : l’isolement est préconisé par la société comme moyen de stratifier les individus mais aussi comme moyen sous-jacent de contrôler ce que la société n’est pas encore prête à comprendre. L’argument est moins éthique que monstrueux dans la mesure où la négligence des actions d’isoler contribue à la précarisation des actions autant que de ceux qui en sont les patients. Les stratégies employées ont un moteur économique qui tend à préférer la sauvegarde des entités économiques plutôt que celle des entités véritablement humaines – or nous avons précédemment discuté le problème de l’existence des entités économiques.

Moulés par ce climat délétère, nous ne pouvons que reposer la question centrale qui était la vôtre et qui vous a suivi durant l’ensemble de votre carrière : comment se fait-il que nous puissions continuer à ignorer le voisinage alors que la misère n’attend plus pour s’installer au centre-ville ? Qu’on m’autorise à reparler du dualisme rationnel que j’ai appelé à détruire.
Si nous évaluons le principe du dualisme comme quelque chose de tenable, alors on accepte de reconnaître que des substances se maintiennent dans leur hétérogénéité propre et qu’elles sont de ce point de vue condamnées à me jamais s’entendre. Le paradoxe étant que le « human perfect » (Bouachiche's conceptuals) désire abolir cette dualité mais qu’il n’est pas capable de parler autrement qu’en dualiste étant donné que la perfection entre l’âme et le corps est un facteur d’auto satisfecit qui tend à imposer un modèle abstrait absolument incompatible avec la faculté de chacun à se créer des chimères idéales. D’autre part, cette perfection ne peut pas exister car les être humains ne possèdent pas l’appareillage intellectuel nécessaire pour comprendre ce qui les outrepasse (question de l’âme, du monde, de Dieu pour prolonger la tonalité kantienne). Par conséquent la tendance dualiste se propage au niveau communautaire car quiconque a cru trouver la clé de son être n’a fait qu’ouvrir une porte sur lui et non sur autrui. Ceci est un attribut de séparation des êtres qui se restitue à un degré supérieur quand on est volontairement indifférent à ce qui se passe autour de nous. Le manque d’awareness travaille pour une dualité institutionnelle, ce qui rend alors possible et du même coup pensable le fait que nous ne soyons pas en bonne disposition avec les lieux d’enfermement. On obtient alors plusieurs assertions ridicules qui malheureusement se justifient dans les pratiques discursives parce que cela nous arrange de ne pas réfléchir à des instituions qui ne vont pas dans le sens d’une économie. Voici les idées reçues qui me viennent à l’esprit parce que je les ai entendues souvent :

1. La prison regroupe les déviants de la société dans l’optique de les remettre dans le droit chemin. Quiconque est en prison mérite sa peine et quiconque en sort a perdu de sa dignité parce qu’il n’a pas été habile avec les mécanismes sociaux à un moment. Son retour à la société n’est pas une réinsertion mais une tolérance de présence.
2. L’hôpital accueille ceux qui ne peuvent plus vivre sans assistance. On attribue de la faiblesse aux résidents des hôpitaux parce qu’ils ont perturbé le mécanisme en tombant malade. Foucault précise cyniquement qu’il est d’ailleurs de bon goût de mourir à l’hôpital car l’espace public n’a pas besoin de comprendre la seconde facette de la piécette qu’on appelle existence.
3. Les instituts psychiatriques ne font emménager que les débiles mentaux et autres fous dont la société devrait se débarrasser. Il faut être mal né pour intégrer pareils endroits, sièges de l’infamie la plus totale.
4. Les bidonvilles regroupent des couches de populations pauvres qui ont choisi sciemment de vivre cette débauche collective. Or des gens qui ne vivent pas dans le rang des autres sont des gens qui n’existent pas. On n’apprend pas à vivre à proximité d’un bidonville, on apprend à se dire qu’une telle anomalie n’a pas sa place dans les séquences causales qui entretiennent la fulgurance et l’insalubrité du « human perfect » (Bouachiche's conceptuals).


Ces idées reçues ne sont même pas dignes d’être changées en compost. Mais quelque chose me saute aux yeux : prenez l’une de ces idées et faites-en une toile de fond pour un film, un livre ou n'importe quoi d'autre, alors vous êtes assurés d’obtenir un succès aveugle ! Pourquoi ? En rien il ne s’agit d’un phénomène cathartique, ce serait trop facile alors d’assimiler ce qu’on a dit et redit de la tragédie antique. L’époque a changé qui plus est.
En réalité, je crois que le succès du film Un Prophète (que je n’ai pas encore vu mais dont je capte l’essentiel a priori) travaille le petit côté pervers de la curiosité : on aime aller voir du malheur parce que c’est plus amusant de passer deux heures dans une prison fictive que d’aller observer cette dendrobate de Nicole Kidman dans un mélodrame monumentalement médiocre. Mais au-delà de toute chose, on aime aller fouiller dans les recoins de la société, y déceler une succession de clichés assemblés en montage cinéma, y agripper ce que la réalité de ces institutions ne nous donne pas, c'est-à-dire le versant sensationnel qui fait d’une prison un provisoire théâtre de divertissement parce que ce serait bien plus ennuyeux de comprendre comment la prison est née que de se préposer à acheter sa place de cinéma en se disant qu’on va comprendre le malaise en deux heures et qu’on va d’autant mieux le comprendre que le film a été primé dans un grand festival. Je prévois en ce sens le même engouement pour le prochain film de Martin Scorsese : Shutter Island sera très retentissant car il fait cumuler prison et folie.
Donc ce qui me dérange, c’est que le divertissement prenne le pas sur la conscience réelle des choses. Le film est primé sur sa conscience même si son succès dépend de la proportion de divertissement qu’il va infliger au spectateur. Je ne dis pas qu’il faut arrêter de filmer pareils milieux car c’est encore un moyen de rappeler qu’ils existent – il n’y a eu que ce cuistre de Theodor Adorno pour énoncer des stupidités comme quoi après la Shoah plus rien n’était productible artistiquement. Ma solution est presque pédagogique : j’aimerais que chaque film se proposant de traiter d’un milieu d’exclusion soit précédé d’une sorte de documentaire à multiples facettes sur le sujet, soit un documentaire combinant citations, extraits de grands débats, images vraies, paroles de gens qui ont habité un moment ces endroits etc. Ce serait un moyen de consommer le divertissement avec d’autres récepteurs sensoriels, le cinéma étant l’usine alimentaire de la vue et de l’estomac (le film et les amuse-gueules). D’autre part, j’estime que si le public est prêt à se divertir deux heures, il peut accorder trente minutes à l’esprit de sérieux, ce qui n’est pas beaucoup exiger d’une société qui prétend s’amuser alors qu’elle ne saisit pas que ses activités sont organisées dans le sens d’un contrôle qui vampirise les goîtres. Les horaires de cinéma, de télévision, de travail, de transports, ce sont des quasi-dépendances qui incarcèrent les individus. La solution n’est pas de les supprimer (la liberté a besoin de lois) mais de travailler à une conscience un peu moins temporelle et un peu plus spatiale : qu’est-ce qui fait de moi que je vis ici et que je semble vouloir y rester ? La ligne de démarcation entre ici et là-bas est très mince, et quiconque se sent immunisé de sa conscience spatiale par sa conscience temporelle oublie un peu vite que, pas très loin de chez lui, se situe un autre fuseau horaire qui pourrait devenir le sien à force de n’être même plus conscient de la routine qui fait de lui un pseudo-agent. Car plus la routine est présente en nos vies, plus il est facile d’y enfreindre le fonctionnement. Aussi je dirais que le dualiste s’exclut par mutisme volontaire, que le moniste s’intègre tout seul et que le pluraliste se donne parfois les moyens de laisser dire son être par des modes qui ne sont pas les siens. Assassiner le dualisme rationnel revient donc à faire la promotion du pluralisme empirique.

A vous,

K. Deveureux

vendredi 18 septembre 2009

Colère nécessaire.


Mon ami K,

Je vous souhaite, en préambule de ce courrier, une bonne rentrée universitaire, et vous savez comme moi ô combien cela est un moment douloureux de notre existence commune. Chaque année, le moment est fatidique, nous ne pouvons le repousser et nous sommes à nouveau confrontés aux masses moutonnesques que forment les étudiants. Notre fonctionnement est finalement cyclique tout comme celui des femmes et de leurs menstrues. Nous devons, l'année commençant, purger nos aspirants du savoir pour pouvoir enfanter de nouveaux penseurs. Et définies comme de vieilles femmes proches de la ménopause, nos chances d'engendrer le futur génie de la pensée s'amenuisent pour bientôt disparaître dans les abîmes du savoir vite consommé et vite expulsé.

Votre dernier courrier m'a enchanté comme à l'accoutumée et je m'étonne à nouveau que vos compétences soient si mal usitées dans nos temples du savoir universel. Cette relation épistolaire doit faire date dans la transmission de nos pensées libres. La liberté de ton est insidieuse pour certaines gens, incapables de comprendre nos étincelles de réflexion. Les critiques non-constructives et affligeantes de banalité n'ont de cesse de renforcer nos orgueils et nos convictions. Nous ne sommes cependant pas réfractaires à une ouverture au débat si tant est qu'elle soit judicieuse et perspicace d'originalité.
Cette formidable image que vous donnez dans votre précédente lettre, cette histoire si propédeutique et poétique des deux miroirs, m'a subjugué de bonheur. C'est un véritable ravissement pour l'intellect. Je souhaitais, pour faire écho à votre propos, parler des différents paramètres de l'intime qui orientent différemment notre regard, mais une expérience nouvelle est venue me cueillir au moment où ma capacité revendicative semblait s'embourber dans un marasme tenace. Cette rencontre s'effectua dans une salle obscure, au détour d'un couloir, face à un écran géant. Durant mes derniers jours en France, j'ai voulu m'accaparer un sujet que je connais peu, celui du milieu carcéral. Il est vrai que je me suis mis à relire le célèbre ouvrage de Michel F, ceci explique donc cela. Ce film de Jacques A, primé au dernier Festival de Cannes, a réveillé en moi des instincts de protestations que je pensais toujours avoir. Il est vrai que lorsque nous manquons de recul et que la pensée intelligible est insérée dans un mécanisme d'habitude et d'accoutumance, nous perdons souvent le regard juste des faits. Alors dans un souci de réajustement, et pardonnez-moi d’avance mon cher collègue, je vais enlever ma veste d'universitaire pour reprendre celle de l'opportuniste. Nous avons entre les mains une véritable arme de destruction massive que la magie des réseaux de pouvoirs et d'argent fait disparaître au sein de nos consciences. Il me faut expliquer cette assertion.

Comment peut-on vivre en toute sérénité dans un monde qui ignore les méfaits de l'exclusion ? Pourquoi aucun politique au monde ne voit la détresse humaine comme potentiellement dévastatrice ? Pourquoi la réalité carcérale du film Un Prophète m’apparaît comme si gênante ? Pourquoi cette suite d'images a réveillé en moi ce pessimisme cruel sur la nature humaine ?
Peut-on négliger notre regard sur un monde qui jouxte le nôtre ? Si ce n'était qu'un monde, nous pourrions encore pallier à ce problème mais les failles de ces tremblements de terre sociaux se creusent dans tous les domaines des fragilités humaines, à savoir la prison, les hôpitaux, les hôpitaux psychiatriques, les bidonvilles, les centres sociaux et j’en passe.

Exclure est, pour mon cerveau malade, la forme de violence la plus dangereuse de nos collectivités humaines. Il s'agit bien là de rendre les hommes asociaux et assoiffés de revanche sur un système qui a provoqué leurs pertes. Toute forme d'écartement provoquée par une mécanique sociétaire inclut intrinsèquement chez le sujet écarté le mutisme de son intimité propre. Et nous l’avons exploré : l’intime doit aujourd’hui s’exprimer. Nous devons notre existence sociale aux champs et aux domaines que nous avons décidé d'intégrer dans nos parcours de vie. Alors dès l'instant où je me marginalise, de façon consciente ou forcée, je perds mon identité sociale. Or j'affirme que cette perte entraîne une forme de véhémence non négligeable. Une question se pose donc à nous. Dois-je être victime et accepter la violence du système ou dois-je intégrer cet acharnement et m'en servir pour survivre ?

La misère humaine nous confronte de manière inéluctable à ce choix féroce. Mais la réponse n'est finalement pas importante. Le véritable éclaircissement de cette question réside dans la non-possibilité d'entrevoir une autre solution que ces deux proposées. Il faut se rendre à l'évidence que nous vivons de plus en plus dans des sociétés cassantes qui ne sont plus régies par les politiques mais par des réseaux de force négatives. Je parle bien sûr des lobbies voire des mafias qui régentent le système financier de nos États. Je comprends maintenant la sensation irritante de ce film de Jacques A. Au travers de la prison, s’illustre parfaitement le sens que la société donne aux jeunes désoeuvrés. Vous comprendrez, cher collègue, que je ne peux ici en développer davantage sans risquer de dévoiler l'histoire du film.

La prison, ainsi que tous les autres microcosmes clos, sont des bombe H qui s’ignorent. La déstructuration mentale, par les jeux de dominance et de violence qui s’opèrent dans ces espaces, est une menace qu'il faut davantage prendre au sérieux. La grippe A et Al Qaïda ne sont que des manœuvres fumantes pour tenter de convaincre les masses que les politiques ont encore le dessus. Nous devons prendre en considération l’idée que ces lieux d’enfermement ont une constante progression en terme de fréquentation. Nous devons avoir à l’esprit qu’un délit n’est pas l’œuvre d’un seul homme mais aussi celle de la mécanique cassante d’une société utilitariste où l’homme devient un produit. Ce simple constat pose déjà une profonde interrogation : une vie humaine peut-elle se soustraire aux mains d'une administration perspicace dans l'anéantissement de l'identité de réflexion ?
Eh bien oui, elle peut se dissocier d’une structure ! Regardons simplement la vague de suicides en constante augmentation dans les grandes entreprises internationales. Nous sommes un stock de matières premières que l’on réorganise au gré de restructurations capricieuses en clamant le jeu des chaises musicales de la recommandation. A nouveau nous y venons : les faibles ont besoin d’une organisation solide pour promouvoir l’incompétence aux postes clés, et ce au profit d’une perpétuelle quête de pouvoir monétaire.
Peut-on seulement être des ânes passifs contents de notre sort ? L’apathie collective est salutaire pour des dirigeants rongés par le pouvoir. Il est primordial de s’abrutir; il est venu le temps de Fahrenheit 451, sauf qu’on ne détruit pas les livres par le feu mais par la télévision. Le savoir se résume donc à Wikipédia, la culture se résume à Big Brother, et la nature humaine se réduit au Bachelor. Je suis satisfait de cette avancée considérable en matière de sociologie. Congratulons-nous ! Il reste peu de temps pour le faire. Nous devons mourir sous les coups de cravache de la pression sociale.
Alors, cher collègue, ne m’en voulez-pas de ce « coup de sang » spontané, il n’est que le résultat d’un trop plein de positivisme.

« Camaradement » vôtre,

K.B

jeudi 17 septembre 2009

Un mot de M. Deveureux.


Ces récentes semaines, outre les différents aspects coercitifs qui sont inhérents à l’Université en son ensemble, il a fallu que je m’absente au chevet d’un collègue canadien souffrant et qui vient malheureusement de quitter ce monde. Il n’a pas perdu au change dans la mesure où la mort constitue selon lui la faculté de partir habiter dans la surprise. Nous avons longuement conversé sur le sujet, ce qui nous a donné l’occasion de restituer les thèses de mon autre collègue le professeur Khalid Bouachiche, lequel malheureusement n’a pas pu se rendre à Montréal pendant l’agonie de notre buddy. Heureusement que le temps de la nature était clément pendant que lui était en train de mettre un point final à la forme a piori de la sensibilité. Curieusement, nous avons redéfini L’Esthetique kantienne comme une approche pragmatique. Qu’est-ce que penser le temps quand celui-ci se retourne contre vous alors qu’il vous apparaissait jusqu’à présent comme une sorte de propriété intrinsèque ? Nous avons suggéré que L’esthétique de Kant, de ce point de vue, était un discours pour un monde composé de trois dimensions, ce qui au passage n’est pas le scoop du siècle. Aussi, lorsque la mort se fait imminente, le temps devient une catégorie épistémologique qui nous donne l’occasion d’attribuer une signification à notre existence (dans le meilleur des cas; il y a toujours des vieillards débiles pour s’affranchir des véritables questions morales alors que les familles souffrent de les voir empeser le quotidien d’une présence improductive). Par ailleurs, toute la question est de savoir ce qui va rester du concept kantien une fois franchi les rivières tourmentées de la Géhenne. Ici, nous avons conclu à l’incompatibilité d’un concept qui ne se propose jamais d’habiter un autre monde possible, en l’occurrence celui de la mort. Etendre le concept ne servirait qu’à l’obscurcir, aussi nous avons préféré discuter d’une forme a posteriori de la sensibilité.

Dire qu’il faille être mort pour élaborer un tel concept serait une erreur. Il faut donc profiter du moment où l’on sait la mort venir pour se poser (ou se reposer) la question du temps. La littérature philosophique est manquante à ce titre. Sans doute la question est-elle trop littéraire. Pourtant la conception souhaitable du temps a posteriori me semble être une piste pour consacrer les commentaires de Didier Anzieu à propos du Moi-Peau. La mort approchant me paraît alors incorporer les concepts, justifiant mon idée qu’une ontologie de la mort est avant toute chose un précis de situation du corps en plein examen de conscience. Je conclus vite en précisant qu’une idée de la mort imminente est un encouragement à mettre son corps dans la disposition de disparaître et, ce faisant, de profiter de ce moment privilégié pour réorganiser sa pensée en réfléchissant par exemple à la re-présentation du temps. Si Socrate a voulu offrir un coq à Esculape, je crois que Merleau-Ponty a posé un lapin à Descartes.