samedi 24 juillet 2010

Chimiothérapie de Twitter.


Notre enquête sur les cancers indolores se poursuit. Après avoir exploré l’âme gangrénée du réseau Facebook, nous investissons le corps de Twitter. Nous rappelons qu’un cancer non douloureux n’est pas moins mortel que les autres; il l’est même davantage puisque la mort est pratiquement invisible et durable dans ce cas précis. Nous sommes donc convaincus que l’implosion de ces réseaux provoquera une vague de suicides sans précédent. Ceux qui se prémunissent d’agir en faisant semblant d’être actifs sur l’immatérialité des réseaux sont ceux qui verront leur vacuité en premier une fois que toute cette mascarade aura pris fin. Partant de ce principe, notre participation n’aura rien d’assidu; elle constituera la base vérificationnelle de tout ce que nous essayons de dire depuis maintenant plusieurs mois. La santé cérébrale passe inévitablement par un retour dans le monde. Il faut empêcher que l’extension de la bêtise surpasse l’extension de l’univers, sans quoi le contenant matriciel finira par vomir ses contenances. Cela étant dit, on peut nous consulter sur Twitter via KKBouaDev.

mardi 20 juillet 2010

Conversations (6) : mademoiselle Montréal chante le blues.


K. Bouachiche : Notre visite à Montréal se termine et la mélancolie me prend le cœur. Une ville charmante qui nous séduit rapidement et qui nous laisse imaginer plein d’histoires folles et extravagantes. Cependant une chose m’accable. La promotion d’une certaine forme de culture de masse m’exaspère au plus haut point. Un système diabolique reste bien implanté sur les terres nord-américaines. Ce processus se définit par l’alliage de deux cultures : la culture du cinéma d’action et la culture de la nourriture prédigérée. À Montréal, un film comme celui Christopher N. n’a de fonction que de maintenir la population dans un marasme culturel afin de vendre une alimentation dénuée de tout sens gustatif. Il est donc normal de retrouver en centre-ville, sur Sainte-Catherine par exemple, une armada de filles-minishorts et de garçons-tongs qui se définissent eux-mêmes comme produits de consommation. Durant mon séjour ici, je n’ai trouvé aucun lieu qui permet la curiosité, la découverte du cultures différentes, d’identité propre, bref d’échanges, à part peut-être ce petit restaurant antillais dont je tairai le nom pour la simple et bonne raison qu’un lieu pareil se doit d’être trouvé. En somme je suis heureux de retourner dans une ville métissée, haute en couleurs, où la curiosité n’a de cesse de se renouveler à chaque instant.


K. Deveureux : Mon premier souvenir attaché à Montréal repose sur l’expérience du deuil puisque j’y suis venu l’an dernier pour accompagner dans la mort un ami professeur. J’y suis revenu sporadiquement pour résoudre des affaires, m’occuper des biens culturels et matériels de ce monsieur, et j’ai fini par m’en accommoder, tant et si bien que j’ai loué un appartement dans un arrondissement peu fréquenté, me laissant alors la libre initiative de revenir quand bon me semblait. Votre venue, ou votre survenue, a été l’occasion de réfléchir à un certain nombre de sujets que nous avons récemment discutés, que ce soit immédiatement en rapport avec Montréal ou alors de façon tout à fait indirecte. Mon adhérence à vos conclusions est sérieuse, quoique je doive limiter le rapport accablant que vous faites sur la curiosité, encore que je veuille moins le critiquer qu’en souligner un paradoxe étonnant. Il est sûr que ce bistrot antillais est une pure merveille, situé sur Saint-Denis, ce qui est en soi comparable à la situation d’une verrue sur la peau parfaite d’une actrice de cinéma. La verrue, sur Saint-Denis, n’a rien à faire, et pourtant elle s’est développée, elle a grossi, et elle a même pris confiance. Si l’on peut ainsi consommer des nourritures fameuses et des alcools inventifs dans cette taverne d’outre-mer, on peut encore dénicher sur Saint-Denis des caves de culture comme cette petite librairie indépendante où je suis passé distiller quelques ouvrages. Si j’ai repéré les formes généreuses de la libraire, j’ai aussi noté sa compétence, et je fis preuve d’une attention de contenance en donnant à ce lieu des références européennes qui ne sont pas sans rapport avec les domaines que feu mon ami étudiait, ni même avec ceux desquels j’ai été le familier. C’est pour moi l’antidote de Montréal que sa faculté d’introduire des verrues dans les espaces trop perfectionnées où une chirurgie esthétique se dispute avec une résistance intrinsèque. Cet affrontement silencieux entre l’ostensible et le didactique me réjouit, et il ne faut guère mentir en disant qu’un nouvel alliage nous permet facilement de mettre une fille-minishort dans notre lit, à savoir le cumul des mandats : sortons habillés comme de riches professeurs et faisons preuve d’un charme poétique pour agrémenter notre vieillesse de la naïveté juvénile. Mais que voulez-vous ? C’est l’époque qui veut ça, alors je serais heureux que les jeunes filles en mal de père sortent de Saint-Denis en ayant non seulement un cavalier mais aussi la possibilité que le cavalier en question soit un enseignant de toutes les choses de la vie.


K. Bouachiche : L’architecture d’une ville est propice au développement, ou non, de sa population. Montréal, malgré un tracé très clair, manque toutefois de limpidité. Il est évident que le paradoxe que vous évoquez à travers ces lieux n’est que le résultat d’une jonction entre deux langues : le français québécois et l’anglais nord-américain. Difficile alors de se positionner sur l’un ou l’autre. On essaye constamment de faire des compromis, ce qui implique, à bas-échelle, une certaine mixité. Je connais cette ville que de façon éphémère, refusant toujours d’y résider. Le tracé très géométrique du cadastre engendre automatiquement un comportement ordonné, rangé, ce qui évince tout débordement. Or la vie ne m’intéresse que pour ses débordements, ses surplus. La sociologie n’a de sens que dans le décadrage comportemental. C’est ainsi qu’on peut analyser plus facilement les phénomènes, en extraire des conclusions, et en retirer des réflexions. Je ne trouve donc pas normal que l’on soit obligé de faire la queue pour attendre un bus. Bien sûr ce sont mes origines nord-africaines qui s’expriment ici, ma culture étant très désorientée par l’ancien colonialisme français. J’ai toutefois ressenti un certain militantisme naissant mais qui par dualisme culturel n’arrive pas à s’imposer. Je le regrette.


K. Deveureux : Il serait patent de citer la situation d’adolescence historique du Canada, sans compter que le Québec fait office d’excroissance particulière, générant de fait des possibilités de militantisme qui ne seraient pas réellement possibles en dehors de la province francophone. Malheureusement les stratégies de résistance sont en train de s’écarter du dualisme culturel qui concerne le français et l’anglais alors que, bien au contraire, je pense qu’il vaut mieux préserver le dualisme culturel car chercher à le dépasser risquerait d’absorber l’adversaire le plus faible. En tant que professeur des Universités, je suis très sensible aux programmes de l’enseignement supérieur, et j’ai plusieurs collègues de Montréal qui me tiennent au courant. La situation sociologique de la ville m’intéresse moins, vous le savez, c’est pourquoi je répète sans cesse que la philosophie a déjà gagné si elle s’impose comme un enseignement incontournable de l’Université. Militer pour une philo-thérapie ou pour une philosophie qui se voudrait accessible sans se lire ne sont que des intentions catastrophiques qui, au fond, ne réunissent que des étudiants de philosophie dans des cafés bruyants. Autrement dit je n’ai d’intérêt que pour l’organisation du monde universitaire cependant que vous affectionnez l’organisation spatiale des phénomènes sociologiques. Aussi, dans la sphère universitaire, je repère une économie des savoirs vicieuse qui se rapproche complètement de vos constatations. La dualité demeure vivace dans les universités francophones, particulièrement à l’UQÀM où les programmes tournent autour d’œuvres anglophones – les enseignements du baccalauréat étant à mon goût trop vulnérables car les professeurs de philosophie continentale ne sont pas nombreux. Il faudrait alors que les directeurs des programmes procèdent à un rééquilibrage des savoirs, quitte à sacrifier des thèmes analytiques en les soumettant aux choix des étudiants. J’entends par là qu’il serait bon de rendre optionnel le continental et l’analytique après un ou deux ans de baccalauréat. À mon avis, le choix des étudiants ne condamnerait ni l’un ni l’autre de ces aspects de la philosophie, il ne ferait qu’en souligner plusieurs désirs de se spécialiser, ce qui n’est pas exagéré une fois qu’on parvient au milieu de ses études. Selon mes collègues, et selon ce que j’ai pu relever également, trop d’étudiants nord-américains n’ont pas lu les œuvres majeures de la philosophie, se contentant de commentateurs ou de profilages épistémiques, chose inacceptable bien qu’en voie de correction. Dans les deux cas de figure, par exemple, on devrait être capable de parler de Descartes autrement que par l’intermédiaire du doute méthodique, tout comme on devrait être capable de parler de Carnap autrement que par la théorie fourre-tout des classes. Ceci augmenterait la crédibilité des professeurs du secondaire car je sais pertinemment que l’état de la philosophie dans les CÉGEP est proche de la maladie. Je ne demande donc pas à ce que l’on refasse le cadastre des programmes philosophiques en y insérant des cul-de-sac et autres diverticules, je demande à ce qu’on y rénove le macadam des premières lignes droites puis qu’on y insère deux bifurcations claires et distinctes.


K. Bouachiche : Je dirais donc que Montréal ressemble à un catalogue. Les cultures se côtoient page après page, parfois se chevauchent, mais ne se mélangent jamais. Montréal a certes une culture, cela est indéniable, néanmoins cette culture se définit par un référencement de toutes les cultures, à l’image d’un entomologiste qui collectionne les insectes tout en les classant. Il n’y a donc pas de digestion de la culture, mais cela est normal puisque nous sommes sur un continent adolescent tel que vous le disiez tout à l’heure. Il n’y a donc pas suffisamment d’ancienneté pour un véritable brassage de mœurs et de coutumes. Cette ville est par conséquent en équilibre perpétuel; elle est marquée par une volonté de basculement culturel tout en ne possédant pas assez de maturité pour assumer ce basculement. Tout est alors encore possible. Si l’on regarde le film québécois de Xavier D., jeune réalisateur de son état, on comprend parfaitement ce paradoxe. Il y a dans Les Amours Imaginaires toute l’ambivalence de Montréal. D’un côté la culture québécoise menée par Francis, de l’autre la culture canadienne menée par Marie, tous les deux s’éprenant d’un Jésus Christ de la non-culture. Ces amours fictives et furtives sont bien la preuve que Montréal attend encore le messie.


K. Deveureux : La terre de Montréal serait alors aussi bien fertile que sainte, ce à quoi je donne mon aval puisque la natalité y est omniprésente en même temps que le règne de l’enfant-roi qui ralentit plusieurs carrières. Le film de Dolan imite quelques traits européens en espérant synthétiser la dualité de Francis et Marie dans le personnage répugnant de Nicolas. Le problème étant que Nicolas est asexué, repoussant Francis de la plus minable des façons, rejetant Marie par snobisme intellectuel suranné. S’ensuit une magnifique reprise des négociations qui stipule l’éviction de Nicolas à travers le recommencement d’une dualité qui ne peut faire autrement que de se dire et se dédire. Tout Montréal est là : on bascule sans tomber, on aime le vertige des attractions de La Ronde, on apprécie cette ambiance métastable où la robustesse des phénomènes dissimule un grouillement beaucoup moins orthodoxe. J’ai donc cette impression que Montréal, derrière et en-dessous de ses buildings, est faite d’un terreau christique qui attend d’être semé d’autres graines. Il faut se rendre au cimetière Côte des Neiges pour commencer à faire un détour, faute de quadrillage. Ainsi la résurrection culturelle passe à mon avis par une évidente traversée des nécropoles.


K. Bouachiche : Une naissance de la culture est ainsi nécessaire. Il faut savoir enterrer les cadavres historiques afin que ceux-ci servent de fumier à la future plante qui saura s’épanouir. Cette plante ne contiendra ni le sang bleu du Québec, ni le sang rouge du Canada, mais plutôt un sang blanc demandant une inscription de couleur. Le messie ne viendra pas, il ne faut compter que sur sa propre capacité de se réinventer. Montréal est donc une page blanche, libre, détachée de tout préjugé; il n’y a plus qu’à remplir cette jolie feuille de dessins humoristiques, cyniques, militants et de strophes imaginatives, sensibles, désordonnées. Montréal sera alors une capitale culturelle si elle arrive à repenser son cadastre. Je prédis un bel avenir à ses citoyens qui verront naître incessamment sous peu de grands penseurs. Ces derniers commencent en revanche à être visibles. Leur apparition est difficile car l’expression choisie est peu commune, elle prête souvent à rire. Il s’agit là du Festival Juste Pour Rire. Les humoristes seront donc la dynamo d’une prochaine révolution culturelle.


K. Deveureux : Je sais, mon cher Bouachiche, que vous partez de ce principe que l’Université est dépassée, que les penseurs de l’avenir seront cultivés dans les rues. Je suis d’accord à ceci près qu’il me semble fondamental que l’Université ne fasse que jouer son rôle, à savoir son rôle de diffusion d’une connaissance universelle. Le décalage de la rue et de l’élite est probablement dû au fait que l’Université a maladroitement tenté d’investir le domaine public sans nécessairement penser à autre chose que sa propre publicité. On sait qu’en démocratie participative ceux qui s’expriment dans les réunions publiques sont ceux qui sont très souvent les plus diplômés, les autres n’osant pas prendre la parole. Vous connaissez d’ailleurs mon esprit métaphysique qui ne peut pas accorder à la théorie du mélange une quelconque vérité dans la mesure où j’ai la conviction que mélanger revient uniquement à faire prédominer une saveur sur une autre. On a bien essayé de me faire aller à la campagne lorsque je travaillais à l’École Normale, on sait comment cela s’est terminé. L’Université fait erreur en allant quémander de la reconnaissance. Elle ne redeviendra Université que lorsqu’elle aura donné aux différents publics des raisons nécessaires et suffisantes de la fréquenter. Montréal réussit passablement cette prouesse en proposant des cours nocturnes. Mon intime conviction est que les habitants de l’Université construiront de la pensée quand ils seront dans la disposition de penser à autre chose que l’Université en réintégrant la rue. L’idée du maître et de ses disciples est trop tangible lors des manifestations publiques où l’on patiente pour une conférence ou pour un café de philosophie – que je déteste par-dessus tout. En d’autres termes, on ne réussira de la pensée urbaine qu’en abandonnant la dialectique de la dissertation au profit d’une pensée active. Je veux signifier par l’activité de la pensée quelque chose qui ne relève pas nécessairement des livres mais qui correspondrait plutôt à une performance artistique. On peut faire connaître Socrate en déambulant sur Sainte-Catherine en toge, suivi d’un copain déguisé en Simmias, d’un autre en Phédon, et encore d’un autre en Criton.


K. Bouachiche : Vous avez raison, cher collègue, de rappeler une de mes croyances fondamentales qui est celle de penser qu’une guerre des cultures ne pourra passer que par la rue. En me retirant de l’enseignement, c’est le regard condescendant du savoir que je récuse. L’Université peut être le théâtre d’un renouveau si elle n’écoute pas les faits de population. Je prône donc une culture plus qu’urbaine, je prône un savoir des égouts. Il est temps de faire remonter la fange que l’on a depuis tant d’années ensevelie à l’instar du compost. La destruction organique est source de vie et de savoir. Cher collègue, je vous conseille alors de vous asseoir sur un banc et d’écouter ce qui se passe autour de vous. Certes vous n’entendrez que des discussions stériles sur la maternité, l’éducation des enfants, les problèmes de couple, mais au-delà de ça, cela vous permettra de comprendre comment répandre votre savoir si universitaire. C’est la raison pour laquelle choisir les humoristes comme vecteur potentiel du savoir s’avère être une position plus que payante. Les humoristes ont la faculté de vous faire avaler n’importe quel discours sans que vous ne puissiez en débattre. Il faut donc savoir utiliser des armes qui n’en ont pas l’air pour pouvoir éventuellement guerroyer. Je ne considère pas que l’Université doive descendre dans la rue, je pense par contre que celle-ci doit s’inspirer des codes urbains pour pouvoir enseigner. Je n’utiliserai pas le déguisement de la toge pour parler de Socrate mais plutôt une imitation vocale de Socrate, permettant ainsi de diffuser son discours à un plus large public. De la sorte, si je vois une nouvelle Agora, c’est celle du marché couvert à Jean-Talon.

lundi 12 juillet 2010

Conversations (5) : tropismes sexuels.


K. Deveureux : Un sujet tel que celui du sexe est susceptible d’offenser parce que son universalité ne se restitue pas dans les pratiques. Depuis l’émergence de la téléréalité, on nous abreuve de signes sexuels, d’images tendancieuses qui laissent deviner l’intimité qui ne tient plus dans son confinement, toutes sortes de choses qui constituent une narration faussée des réalités de l’acte. Ma thèse est que la présence omnipotente du sexe est inversement proportionnelle à la présence même du sexe dans le couple. En d’autres termes, il y a moins de pratique depuis environ une à deux décennies. J’appuie cette thèse en accusant la prolifération du divertissement. Puisque les gens vivent une existence difficile, on accumule les petits divertissements, ce qui contribue à la perte d’énergie sexuelle dans l’emploi du temps du couple. Les gens qui vivent sous le même toit sont d’autant plus victimes de ces vices ludiques qu’ils multiplient par deux le coefficient d’existence difficile. Alors on procède à un inventaire des idées du sexe plus qu’on ne les applique.


K. Bouachiche : Je ne sais pas si effectivement les pratiques sexuelles sont en baisse, néanmoins je pense qu’elles reposent davantage sur la représentativité. À l’heure où l’apparence, les codes sociaux, les mœurs sont bien définis et bien caractérisés, on utilise le sexe non plus par plaisir mais par devoir. Les rencontres sexuelles ne sont plus un moment de partage, d’échange, de plaisir mutuel, elles sont plutôt un karaoké de films pornographiques. On change sans cesse de position sans même comprendre ce qu’on fait. Il s’agit là d’une prestation artistique de patinage sexuel, avec ses figures imposées, sa suite de petits pas et ses notes à la fin du parcours. Je dirais donc qu’on conceptualise l’idée même du sexe, laquelle doit normalement se définir dans un domaine bassement corporel. En cela je dénonce fermement la filmographie de madame Catherine B. Il n’est pas à exclure que dans un futur proche nous ayons à recourir à des lieux de restauration sexuelle.


K. Deveureux : J’avais induit que la nouvelle nature nécessaire du sexe ne faisait que procéder à un désenchantement de la spontanéité, en quoi j’avais attaqué les émissions d’apprentissage ou de confession où, respectivement, l’on répond à des question et l’on fabrique des énoncés infalsifiables sur le sexe. Au sommet de cette base désormais implantée, on repère la notion de performance, tout à fait explicite dans votre métaphore du patinage artistique. Les exigences en matière de sexe créent de la peur. Les magazines féminins et surtout féministes instituent des hydres que seuls des Hercules pourraient satisfaire. La femme moderne est dans l’expectative d’un orgasme expurgé de tout échec. La réclamation perpétuelle d’un supplément organique et sexuel détruit la base primitive d’un acte essentiellement irréfléchi. La représentation, en précédant l’acte sexuel, introduit dans le futur du sexe un présent de recomposition mécanique qui asservit le sexe à des machines et des rouages. Les ouvriers pénètrent dans l’usine, font leur travail, et il en ressort des objets consommables. Rapportée au sexe, cette image indique que l’on s’aventure dans l’acte afin de produire des orgasmes qui seront ensuite débattus du point de vue quantitatif et qualitatif, en tant que marchandises à vendre.


K. Bouachiche : Tout est là cher confrère. On consomme sexuellement autrui. Le partenaire sexuel se définit donc comme un objet d’aide à la masturbation. On ne fait plus l’amour, on se masturbe à deux dans une incompréhension réciproque. Je soumets l’idée d’une sexualité solidaire, équitable, qui prône la curiosité de l’autre, l’envie de séduire l’autre, de sentir le désir monter en lui. Il faut savoir donner pour pouvoir recevoir. Les conséquences directes d’une telle pratique monomaniaque sont dangereuses car elles induisent une notion de frustration. Nous usons d’un plaisir artificiel qui, à un moment de rupture, devra s’accomplir réellement. Cet accomplissement peut se faire malheureusement par le viol. Le sexe peut se concevoir également comme soupape de la vie sociale que vous définissiez plus haut en tant que vie difficile. Nous ne pouvons résolument pas ignorer cet aspect sociologique. La solution, quelle est-elle ? Je l’ignore, bien entendu, même si je suis fermement convaincu que l’absence de lieux propices à la rencontre est un facteur décisif dans la conception même de la sexualité moderne. La prostitution doit être reconnue comme métier à part entière. Nous avons à lui donner une visibilité sociale. Elle doit donc être encadrée, gérée par les politiques, et naturalisée de surcroît. Outre cela, je ne voulais pas forcément parler de maisons closes qui là encore rendraient le sexe consommable, je voulais mettre l’accent sur des lieux véritables où la rencontre ne serait pas provoquée mais plutôt spontanée – je réfère ici aux bals d’époque par exemple. Ce n’est pas tant qu’on manquerait d’espaces de rencontre où une spontanéité pourrait surgir, c’est que nous multiplions au contraire des sites référencés et codifiés dont la seule fonction est de provoquer la rencontre. Comment alors éprouver du plaisir dans un cadre limité et prédéfini ?


K. Deveureux : En agrandissant les espaces sensiblement destinés à inventer de l’occasion sexuelle, on diminue à la fois la compréhension du concept sexuel ainsi que le temps de faire proprement du sexe. C'est-à-dire que nous agissons en fonction d’une essence sexuelle qui assassine l’existence de l’acte en tant que geste qui se construit sans référence. Le versant unilatéral d’un désir qui cherche à se consommer en consumant l’autre me rappelle l’exemple du cyclope que j’utilisais en abordant le thème de l’égoïste relationnel. Pour que le cyclope se donne une chance d’avoir une relation, il est nécessaire qu’il reçoive une flèche empoisonnée dans l’œil afin que celui-ci se divise, formant ainsi un regard. Les hommes et femmes qui se comportent comme des partenaires intransitifs sont objectivement des cyclopes qu’il faut tromper. Sous la stratégie consumériste, je demande une stratégie de positionnement qui réhabiliterait les bienfaits du marivaudage, voire les craintes et les tremblements du romantique. Dans l’idéal, l’amant moderne devrait essayer de quitter le costume d’Hercule pour choisir celui d’Ulysse. Sans aller jusqu’à espérer la patience d’une Pénélope en chaque femme, j’aimerais qu’on atteste de cette possibilité et que, en bout de ligne, toutes les rencontres soient réalisées non pas dans l’optique de la représentation mais dans l’optique d’une projection continuée. On atteindra cette continuité de préservation seulement quand on aura résolu le problème du sexe comme représentation. Autrement dit, apprenons à vaincre la tyrannie de l’orgasme en reconnaissant la possibilité de recommencer la procédure. Il n’y a pas d’amants faibles, il n’y a que des femmes machines.


K. Bouachiche : Vous m’obligez, cher ami, à m’interroger sur la place des femmes au sein d’une relation sexuelle ou amoureuse. Selon vous, les femmes seraient alors trop exigeantes quant à leurs désirs amoureux, établissant ainsi une tyrannie de l’orgasme. Toutefois il y a une notion que l’homme ne peut prendre en compte dans une relation, je parle évidemment du sacrifice. Une femme est plus encline à se sacrifier pour le bien du couple. La simulation, je vous l’accorde, est parfois nécessaire. Il est étonnant, lorsqu’on s’intéresse au milieu carcéral, d’établir une proportionnelle entre les visiteurs féminins et les visiteurs masculins. Je discutais il y a peu avec un monsieur italien dont la femme est incarcérée depuis près d’un an. Ce monsieur me confiait sur un ton solennel qu’il n’attendrait pas son épouse si celle-ci était condamnée à plus de cinq ans alors que, parallèlement, j’ai observé des femmes capables de s’annihiler à la vie de leur compagnon incarcéré pendant presque dix ans. Je parlerais donc d’une lâcheté masculine dans une sexualité jusqu’ici à dominante misogyne. Il est manifeste que cette sexualité déséquilibrée à tendance à se réajuster. Je dirais même que nous sommes en passe d’inverser le processus, provoquant de ce fait une soumission de l’homme. Cela n’est pas insignifiant; on observe actuellement un questionnement de l’homme moderne sur son identité sexuelle propre. Ainsi plus un féminisme est fort, plus l’homosexualité est latente.


K. Deveureux : Sans contredit, l’oligarchie féministe instaure une démocratisation silencieuse de l’homosexualité, particulièrement au Québec où nous sommes présentement en observation et en vacances. Les femmes du Québec doivent être excessivement attentives à ces dérives, devant s’attendre à tout moment à ce que leur mari quitte les latitudes de l’hétérosexualité. L’homme est suffisamment une machine en milieu professionnel pour qu’on exige encore de lui qu’il soit un pénis automatique. En revanche je reconnais au féminisme le droit de critiquer les hommes qui étaient déjà des genres de machines avant l’accroissement des thèses féministes, ces dernières étant défendues avec une belle rigueur scientifique par Judith Butler. J’entends par l’homme machine un individu qui augmente son étendue matérielle en divisant continuellement sa substance cognitive. Ce n’est pas son âme qui pilote son corps, c’est son corps qui pilote son pénis, le pénis étant dans ces conditions une excroissance d’identité – l’homme machine appréciant de nommer son phallus. Les femmes qui subissent les assauts de ces partenaires sont tout à fait exonérées d’être devenues des féministes belliqueuses, et je pense que l’assassin de Polytechnique à l’Université de Montréal n’a été que le précurseur visible d’une éthique de la déraison sexuelle contemporaine du point de vue masculin. Lors de mes relations intimes, j’ai noté l’étonnement des femmes cependant que je faisais acte de retrait. Mon incapacité à me soulager dans le corps de ma partenaire est due à ce sentiment que je souillerais la femme si je lui administrais une substance génératrice sans intention de procréer. En me retirant, je fais office de cénobitisme : je participe à la relation réciproque sans donner cette impression que je m’étale. Si j’étais dans le monachisme, je pratiquerais l’onanisme hypocrite, et si j’étais dans l’anachorétisme, je ne serais pas crédible. Par conséquent, et bien que je déplore les avancées démesurées du féminisme, j’accorde aux femmes fortes cette répulsion des hommes qui pratiquent soit un monachisme de surface qui ne vise qu’une fin complétive, soit un anachorétisme maladif qui compresse le désir dangereusement, et j’appelle finalement à une pratique du cénobitisme dans laquelle on intègrerait le sexe. Récupérer de l’éthique religieuse dans le sexe, je ne vois que cela pour rattraper le sexe de son nouveau testament consommateur, tout comme je ne vois que cela pour archiver la religion à travers une réévaluation d’ordre corporel.

jeudi 8 juillet 2010

Conversations (4) : musée IN, musée OUT.


K. Bouachiche : Il est temps de s’interroger sur le concept fort abstrait de l’art contemporain. Alors pourquoi avoir choisi cette thématique ? Je dirais que celle-ci est la plus encline aux préjugés; en effet chaque citoyen lambda a au moins mis une fois les pieds dans un temple de la culture plastique. Si on questionne à la sortie ces familles qui souhaitent ouvrir certains horizons à leurs enfants, les réactions sont souvent les mêmes. « Je n’ai pas compris grand-chose néanmoins il y avait de belles choses ». L’art se conçoit ainsi, il doit être pratique, esthétique et simple de compréhension. Jeff Koons veut, à travers son œuvre, rendre l’art accessible à tous. Mais cela ne galvaude-t-il pas l’essence même de l’art ? À savoir que transcrire le quotidien avec recul tout en étant enchaîné à ce quotidien serait cette essence. Je m’oppose fermement à la thèse de monsieur Jeff K. et j’affirme que la pratique plastique doit s’inscrire non pas dans une simplicité de l’œuvre mais dans un côté ludique de l’œuvre.


K. Deveureux : Si l’on suit l’esprit de progrès qui a dégénéré dans les techniques fascisantes depuis environ un siècle, on relève le désir plus ou moins universel d’atteindre à un consensus, à une efficacité dans tous les domaines. Je dois être aussi performant comme artiste que je suis supposé l’être comme politicien. Or cette idée du Beau hégémonique (ou de simplicité qui présuppose un acquiescement généralisé) ne date pas d’hier puisqu’elle est théoriquement ensevelie. L’époque moderne de Descartes a souffert d’un esprit géométrique où l’on a commencé à définir l’esthétique comme une pratique du trait clair et distinct, ce qui a considérablement alimenté la vague figurative en plus de « simplifier » à grands coups de serpe les sujets traités. Ne pouvaient être beaux, en définitive, que les sujets les plus visibles, les moins polémiques, et fatalement les plus inintéressants étant donné qu’ils n’apportaient pas de discussions. Je défends par conséquent l’art contemporain vis-à-vis de son affranchissement du figuratif d’une part, et d’autre part vis-à-vis de sa faculté à exprimer du dialogue là où l’on ne paraît voir en premier lieu que le monologue d’un artiste égocentrique. L’art contemporain, à mon humble avis, collabore avec le public en ce sens qu’il ne revendique aucun réquisit, aucune trajectoire idéologique, et certainement aucune manière de bien voir ce qu’il faudrait effectivement y voir.


K. Bouachiche : Il est donc primordial de prendre en considération l’immédiateté de l’œuvre. La lecture d’un travail plastique ne peut se faire sans un nivellement. L’approche d’une installation unique de l’artiste exposée dans un musée n’est que le premier pas dans la compréhension de celle-ci. Le second étant de replacer cette installation unique dans la démarche globale de l’artiste. Apprécier l’art c’est donc faire l’effort d’aller au-delà du visible et de toucher à l’intelligible. Les préjugés naissent donc de cette incapacité à franchir le premier seuil de la perception perceptible. Ceux qui croient que faire appel à un guide pour pouvoir justement approcher la réflexion de l’artiste se corrompent dans une facilité stérile. Il faut impérativement construire soi-même le discours d’une œuvre par des recherches personnelles et non préfabriquées. On peut jouir de l’art seulement après avoir franchi les différentes étapes. Ce franchissement est accompagné généralement d’un enrichissement et d’une évolution de sa propre pensée. L’art, comme la philosophie, ne peut pas être pris à la légère. Un minimum d’investissement est requis.


K. Deveureux : Ce que vous avancez sur les musées rejoint les idées prudemment diffusées par Nelson Goodman alors même qu’il s’exprimait devant un public de conservateurs d’art. Le musée fonctionne comme archivage, or les œuvres contemporaines sont inaliénables, précisément parce qu’elles induisent des porosités à l’intérieur du sujet traité. D’où le caractère itinérant des expositions contemporaines, incomparables aux collections perpétuelles que les grands musées brandissent comme arguments de visite. Préjuger de l’art contemporain reviendrait presque à une volonté de boucher ces porosités, toutes ces ouvertures qui contrarient la notion de frontière, de genre et de codification. Je serais alors plus favorable à une exposition non institutionnelle de l’art contemporain. Le musée, par l’étagement de ses bâtiments et la rectitude de ses couloirs, induit une classification des œuvres indirecte qui donne l’impression au public d’apercevoir d’abord le moins pertinent et de finir ensuite par le plus évidemment qualitatif. Dans cette perspective, je serais pour un réaménagement des musées où l’on multiplierait les entrées et les sorties et où le public tirerait au sort sa porte d’entrée parmi tant d’autres. À l’évidence, ceci ne peut être accompli qu’avec le concours des ingénieurs en architecture, lesquels doivent posséder une solide fibre artistique s’ils ont à charge de réfléchir à l’organisation spatiale d’un musée d’art contemporain. Or je ne connais pas spécifiquement de musée moderne qui sache reformuler sans cesse son espace, sinon Beaubourg, quoique ce dernier le fasse pour des raisons ostensibles avant que de le faire pour des raisons d’essence des œuvres d’art. Généralement parlant, donc, je suis pour une collaboration à entrées multiples, où l’artiste est indifférencié du public, de l’architecte, du conservateur etc. En cela je soutiens les thèses de R.G. Collingwood qui s’est montré prémonitoire à une époque où l’on a commencé à comprendre l’art contemporain comme une diffusion d’élite.


K. Bouachiche : Vous dévoilez là, cher collègue, l’essence même du problème de l’art contemporain, à savoir une triangulaire où chaque élément a du mal à correspondre avec les deux autres. Cette cohabitation entre l’artiste, le musée et le critique (sous-entendu l’artiste, l’architecte et le public) reste une énigme qui a tendance à nuire à l’art contemporain. L’artiste est dans une démarche d’expression indicible, il ne peut donc pas formuler clairement ses idées; il doit passer par une forme différente, originale et visuelle. Le musée tente de prolonger la diffusion de cette expression sans nécessairement la comprendre, d’où ce schisme ambiant. Quant au critique, il est dans la forme la plus tangible de l’expression; il cherche à rendre l’œuvre licite. Prenons la vidéo de Runa Islam intitulée “Be the first to see what you see as you see it”, celle-ci exprime parfaitement cette quête de la correspondance entre chacun des trois sommets du triangle. Je conseille à nos lecteurs de se pencher sur cette vidéo. Il serait ainsi trop facile pour ma part de vous la transcrire. Il faut faire l’expérience de l’œuvre. Comprendre un travail plastique, c’est faire la lecture des émotions que celle-ci nous procure sans attacher d’importance aux discours du musée et du critique. Il faut se plonger dans la peau, dans le corps, dans la tête de l’artiste, pour espérer une jouissance de l’art.


K. Deveureux : Cet aspect pragmatique, un peu hérité, c’est vrai, de John Dewey mais plus récemment de Richard Shusterman, annonce une réhabilitation de la prosopopée non plus comme figure de style mais comme exercice ludique. L’élitisme de l’art contemporain est dû, en partie, à ce que le public ne parvient que très rarement à faire émerger de sa personne autre chose qu’un air déconcerté. Comme il n’y a rien à voir, on part du principe qu’il n’y a en effet rien de visible, rien de perceptible, rien qui ne soit porté à investigation. La vidéo d’art transmet déjà une invitation à coloriser, à instaurer du dialogue à l’endroit des images qui se succèdent, du moins à réinventer quelques couleurs et à modifier quelques sonorités. Le travail d’Islam, que vous citez, conduit le public à repeupler tout ce dépeuplement esthétique. Ce personnage qui évolue entre les porcelaines et qui finit par les détruire, ce n’est autre que le public auquel on dit : « Vous avez une vidéo, faites-en ce que vous voulez, mais surtout dites ce qui vous passe par la tête sans risquer de passer pour primesautier ». La vidéo, en tant qu’elle ne dit rien et qu’elle ne montre quasiment rien, constitue probablement un élan de figuration qui ne nie pas le figuratif mais qui se pose comme un à-côté de celui-ci : Islam, à travers son travail vidéo, exige du public qu’il remette en scène le visible et que, simultanément, il se remette lui-même en scène comme visiteur actif.


K. Bouachiche : La place du spectateur n’est pas à négliger, c’est sûr. Le travail réel de l’œuvre, c’est sa capacité à s’extraire complètement de la vie de l’artiste. Le spectateur, par l’expérience de l’œuvre, la rend ainsi indépendante. Il est intéressant de se focaliser sur ces deux axes majeurs de pratique plastique, la vidéo et la performance, qui remettent au centre de leurs préoccupations la réaction du public. L’art contemporain se doit d’être vivant et ne plus se fixer dans un environnement commun et académique tel que vous le recommandiez précédemment. Un artiste comme Marcel Duchamp a voulu s’arracher de la condition institutionnelle de l’art en proposant au public de s’approprier son œuvre, néanmoins le système institutionnel a été plus fort puisque, aujourd’hui, les œuvres de ce visionnaire se vendent à des prix exorbitants. L’art contemporain est donc une lutte, je dirais même une lutte des classes. L’artiste préfère que son travail soit rendu au public, tel un chanteur donnant un concert, plutôt que d’être repris par une institution académique. Cependant nulle œuvre ne peut se prétendre art sans cadre institutionnel. Voilà tout le paradoxe.


K. Deveureux : Je me souviens, en parlant de Duchamp, de toute notre réflexion sur la condition de l’homme moderne aux toilettes. Nous parlions alors d’intimité, aussi je reprends cette idée des sanitaires en la restituant dans ce débat sur l’art contemporain. Il ne fait pas grand doute que Duchamp aurait apprécié qu’on se soulage sur ses propres œuvres afin de les rapatrier dans leur espace d’origine, en l’occurrence là où elles n’étaient que des objets semblables rendus subrepticement dissemblables par le monde de l’art. Mais pour pouvoir transgresser l’optique des musées et toute la discipline de visite inhérente à ces lieux, il faut posséder quelque chose de supérieur à la faculté de juger. Plus un système est fort, plus les individus intériorisent, et cette notion de système disciplinaire à l’intérieur même du monde de l’art produit une triangulaire trop équilatérale. On aimerait de ce fait que la triangulaire rejoigne la notion de ballotage politique. En somme, on aimerait que les œuvres exposées soient en mesure de quitter leur statut iconique, et que la vue d’une cuvette fasse signe plutôt qu’elle ne détourne le spectateur qui subirait une envie incommensurable.


K. Bouachiche : J’adhère à vos propos et confirme par l’état des toilettes des musées, propres et dépourvues de tout graffiti et expression corporelle, que le système institutionnel en place a définitivement gagné sur l’expression des artistes, et de surcroît sur celle du public. Je prolongerai votre idée concernant l’œuvre icône en proposant une solution définitive : l’art ne doit pas être conservé, il doit être brûlé dès lors qu’il a atteint un maximum de spectateurs. Nous devons nous débarrasser de la forme physique de l’art et n’en garder que l’esprit et l’idée. Je considère davantage comme artiste un individu qui marque au stylo bille « Momo est une tapette » sur la porte des toilettes du musée qu’un Simon Starling qui ne propose aux spectateurs qu’une récupération d’abat-jours née d’un design des années 1960-1970. Je déplore que l’art québécois fasse l’inventaire d’une récupération d’idées. Il aurait été préférable d’éliminer l’œuvre et de n’en conserver que la trace. La performance est pour moi la seule solution viable pour une évolution éthique de l’art. Une expression, un moment, une seconde, une œuvre, rien de plus, rien de moins.

lundi 5 juillet 2010

Conversations (3) : les dépendances d'Ariane Fornia.


K. Deveureux : Je n’ignore pas que la littérature moderne se cherche un porte-drapeau voire une figure de proue. On a l’habitude de se faire traiter de conservateur dès lors qu’on se réfère à des auteurs classiques, mais je me demande si la comparaison entre ancienne époque et nouvelles tendances tient lieu de faire discussion. Ceci dit, ce n’est pas de cela dont j’ai envie de parler, c’est plutôt de quelque chose de complètement tragique. La littérature ne se rend pas service quand elle fait la promotion d’auteurs arrivistes, héritiers. J’ai récemment découvert, par l’inadvertance d’une correction de copie, l’existence somme toute pathétique de mademoiselle Ariane Fornia, de son vrai nom Alexandra Besson. Elle propose une littérature du « Je » adolescent, assez médiocre, et qui de surcroît tourne autour de sa personne. L’intérêt de cette classe de livres réside dans la désespérance de ceux qui les lisent, j’entends par là les pauvres gens qui acceptent de supporter les monologues d’une petite gauchiste au parcours de brebis.

K. Bouachiche : Je ne prétends pas connaître le parcours si « difficile » de cette Ariane F. ou Alexandra B., néanmoins une chose m’apparaît discutable. Il est navrant de constater qu’il existe une littérature d’héritage ou de filiation. Comme vous le savez, je préconise depuis des années le principe de rupture familiale; or ce que je note chez cette pseudo-écrivaine, c’est un discours prémâché et digéré depuis trois générations. Il ne faut pas s’étonner que la culture française se sclérose lorsque celle-ci est menée par des élites douteuses dont l’incapacité à sortir de son rang est plus que grandissante. Il est aisé chez ces gens de colporter quelques préjugés que leur milieu ressasse sans arrêt.

K. Deveureux : Si je me comportais comme cette Ariane sans mythologie, je crierais sur tous les toits que j’ai été rompu à la philosophie dès mon plus jeune âge. Pourtant s’il est un philosophe dont j’apprécie les méthodes, c’est David Hume et ses façons d’enquêter en profondeur, de prendre un objet et d’en investir les indices jusqu’à en formuler des dossiers pour le tribunal de la raison sceptique. Ainsi j’ai pu relever dans les traces de mademoiselle Fornia certains relents qui me gênent. Il y a un refoulement manifeste, pour ne pas dire un paradoxe gigantesque. Le sujet de ses livres se met dans des positions révolutionnaires, tout comme ses exagérations concernant le déroulement de sa vie, ce qu’elle raconte dans un journal virtuel d’après le résumé dédaigneux que m’en a fait ma secrétaire. Entendez par là que c’est le genre de personne à penser qu’il y a originalité quand on se croit assiégé par des inspirations – comme si, dans le fond, penser à écrire était déjà unique. Il y a, pour ces gens, une révolution dès lors qu’on traverse la route pendant le feu rouge des piétons. C’est la raison pour laquelle je ne comprends pas où veut en venir la littérature de cette personne, sinon à cette quête adolescente typique de la visibilité, de la popularité, et c’est indifférent à mes yeux que d’être populaire en se couchant tard ou que de l’être en publiant des mièvreries parce que l’éditeur est politiquement intéressé.

K. Bouachiche : Je vais m’attarder non pas sur sa bibliographie, ce que vous faites très bien cher collègue, mais davantage sur son parcours universitaire et familial. Intégrer une école telle que l’ENS est déjà en soi un aveu de stérilité littéraire. Je le maintiens haut et fort, le travail réalisé dans ces écoles de la Nation n’est que du recyclage de pensée. Il s’agit bien là d’un mouvement perpétuel autogéré qui ne conduit qu’à la production d’une jeunesse dorée et assistée. S’il existe une France de l’assistanat, elle se trouve bien ici. Comment peut-on prétendre connaître la vie lorsque tout son environnement se résume seulement à quelques personnes bien-pensantes ? J’attends donc que mademoiselle Alexandra B. me fasse la démonstration de mes torts, puis qu’elle se réveille enfin de cette torpeur familiale, culturelle et universitaire.

K. Deveureux : Vous saisissez en quoi il m’a été providentiel de suspendre mes relations avec l’ENS en général, et celle de Paris en particulier. Les recrutements se sont considérablement affaiblis depuis les dix dernières années. On fabrique des oies grasses en classe préparatoire, et on revendique un foie gras d’origine contrôlée dans les années subséquentes, c'est-à-dire dans les années d’affinage de l’ENS. Je préfère les faiblesses et même l’authenticité du foie gras de Budapest, ce qui n’est qu’un exemple. Il est évidemment délétère de croire qu’une littérature est en gestation dans des milieux où l’ensemencement est réalisé in vitro. Il résulte de ces schématisations une psychologie de l’oie, et il est malheureux de penser que les oies d’aujourd’hui sauveront Paris comme celles d’hier ont sauvé Rome. Je n’entends que des paroles surfaites, des thèses abominables, ce qui est dommageable pour la littérature de notre siècle. Il faut absolument censurer, et même brûler, les livres de cette génération qui ne sait pas quoi faire de sa vie. Regardez encore l’exemple de Rama Yade, mariée à un historien de cagibi doré, qui thématise sur l’humanitaire en prenant appui sur le terrain fertile de l’intelligentsia parisienne.

K. Bouachiche : On remarque une nouvelle sociologie de nos élites en perte de repères face à une économie acharnée et indépendante qui dicte maintenant ses propres règles. Difficile pour nos classes politiques et culturelles de se frayer un chemin dans les organes de pouvoir qui se sont à présent déplacés. Telles des mouches accrochées à un piège, elles se débattent et tentent de décoller leurs ailes de ce magma économique. La publication reste donc une solution efficace permettant tout de même de garder une certaine visibilité politique et culturelle. Il faut en finir avec cette mélasse puante, putrescible, qui ne cesse de prendre la place aux véritables artistes qui, eux, se trouvent dans la réalité quotidienne.

K. Deveureux : J’aime cette image des mouches qui me rappelle l’empuantissement que décrit Sartre au moment où Oreste revient dans la Cité où sa mère s’est comportée comme une misérable chose. Il est détestable que les déchets de cette catégorie de personnes ne soient pas recyclables, eux qui pourtant se reposent sur des stratégies entièrement recyclées et rabâchées. C’est dire qu’ils n’ont même pas la faculté de renouveler ce qui ne se renouvelle pas depuis des siècles. Mon travail, je l’ai déjà dit, est de l’ordre de l’éboueur. Je ramasse les poubelles de l’Université, je juge que des étudiants sont défaillants, et je ne donne aucune chance de rattrapage à ceux qui ont la propension de me présenter toujours les mêmes pensées enrobées des mêmes sacs poubelles. Quitte à déterrer le compost, à remuer le fumier, autant le faire sous des aspects novateurs. Il est particulièrement horripilant, lorsque je donne un partiel de philosophie traitant de la question du droit et de la force, de récupérer une majorité de copies qui me parlent de la dialectique du maître et de l’esclave. Ce qu’on apprend à ces élites, c’est à répondre aux questions, certes, mais c’est à y répondre par association automatique d’idées. De la sorte les problèmes ne semblent jamais évoluer, et je suis chaque fois curieux d’entendre que l’élitisme aborde des problèmes sociaux en faisant l’usage de références dépassées, ou disons de références piochées dans des sociétés mortes. On ne résoudra pas la question de l’immigration en formulant des réponses programmées. Tout comme on ne se sortira pas de cette fabrication des élites en maintenant le système répressif et castrateur de la dissertation soi-disant littéraire, qui n’est que confédération de lieux communs.

K. Bouachiche : Cher collègue, vous expliquez parfaitement ce à quoi le Vieux Continent ne peut se défaire. En effet, plus un pays compte un passé riche, plus il est difficile de s’en arracher et de prolonger de façon novatrice sa pensée. Lorsque nous sommes trop vieux, notre vision se raccourcit et nous ne sommes plus capables de reconnaître dans des zones qui ne nous sont pas familières des êtres à la destinée prometteuse. Il est rassurant, donc, pour un pays comme la France, de compter sur ce rouage immuable qu’est l’Éducation Nationale. Au fil des siècles, des sillons éducatifs se sont creusés profondément; il est donc maintenant compliqué de dévier l’eau ruisselante de ces sillons lors de gros orages. Il existe donc bien un fossé d’ordre social ancré dans une géographie primitive, à savoir Paris et sa Province, qui tend à s’agrandir et à noyer toute initiative non complaisante.

K. Deveureux : C’est là le cœur du problème au-delà de toutes les images que nous avons employées depuis le début de cet entretien. On dirait que vous encouragez en sous-main la possibilité d’un sabotage latent. Mince est l’écart où le principe de puissance se met en acte de puissance. J’aime la délinquance car elle n’est pas unidimensionnelle contrairement à ce que les médias produisent de commentaires. La délinquance progresse graduellement vers les centres-villes, d’où la psychose de la surveillance suscitée par la vidéo. Ce qui me paraîtrait honorable, c’est un déplacement de la délinquance qui réussirait à devancer le déplacement de l’économie que n’arrivent pas à maîtriser les élites en place. Ce que je veux signifier par ce déplacement, c’est une modification des cibles, en l’occurrence une attaque massive des Universités par tous les méprisés de la banlieue. Il serait sociologiquement et philosophiquement intéressant de voir des hordes ensauvagées pénétrer dans les lieux communs du savoir afin de le bousculer. Le savoir universitaire manque cruellement de mouvement en ce sens qu’il se repose. Appelons alors au viol des Universités ne serait-ce que parce que l’Université est de moins en moins excitante.

K. Bouachiche : Cet envahissement que vous proposez me paraît plus que judicieux, néanmoins j’émets une réserve. Il faut s’interroger à l’inverse sur la géographie des infrastructures. Effectivement un jeune de banlieue ne pourra jamais avoir cette idée de cambriolage puisque dans son inconscient l’Université n’existe pas. Alors pourquoi le concept d’Université n’est pas présent à l’esprit d’un jeune ayant moins d’opportunités ? Tout simplement parce que son environnement habitable est enclavé et que celui-ci reste très éloigné des lieux de culture. Et même si cet enfant en apprentissage exprime le souhait d’aller plus loin que sa culture urbaine propre, les bus sont si peu fréquents à destination des centres-villes que le découragement se fait vite sentir. Mon ordonnance serait donc, à l’instar de L’AFEV, que chaque étudiant dont l’Université se pose comme un passage réflexe parraine un jeune ayant moins d’opportunités. Toutefois la posture de ce don de « savoir » doit s’efforcer d’être fondée sur l’échange et le partage, loin des rapports colonialistes. Il faut favoriser la mixité, ce qui provoquera fatalement un renouveau dans le mode de pensée.

K. Deveureux : Ce ne peut être qu’une idée porteuse que celle du métissage épistémologique, cette idée où la connaissance est continuellement testée. Les Grandes Écoles ont ce défaut de se cloisonner sur elles-mêmes, et les Universités ont ce défaut de croire que les Grandes Écoles leur sont supérieures, et donc les Universités ont une tendance à se cloisonner dans cette intuition de l’excellence qui se protège de toute intégration surprise. Par la suite, il est nécessaire de se libérer de l’idée périmée des Lumières où le maître est le seul enseignant. L’apprentissage des connaissances est selon moi un bateau en pleine tempête où le professeur doit être conscient d’une mutinerie possible, voire d’une vague naturelle qui l’emportera au fond du tourbillon. En outre, si le professeur est plus qu’un capitaine ou qu’une âme dans un corps, il se donnera des chances d’être sauvé par ses étudiants si le bateau venait à couler. Un film comme Entre les Murs nous démontre à quel point la haine du professeur est fausse. Ce que les élèves haïssent, ce n’est pas leur maître, c’est le navire dans lequel on les fait embarquer, et l’impuissance de ce maître qui ne comprend pas lui-même comment on atteint un objectif qui n’est que rarement discuté par ceux qui confectionnent les programmes scolaires – la géographie de Paris et de sa Province donne l’impression que ce sont deux mondes hétérogènes, incommunicables entre eux, et donc c’est souvent la fin du monde que de songer à quitter la Province. Par conséquent, lorsque le navire coule, ce sont les professeurs et les élèves qui meurent, et il ne reste à la fin que le goéland qui ramasse les morceaux de cadavres. Ceci étant, je ne crois pas qu’un goéland fera le printemps, tout comme je ne pense vraiment pas que la littérature de mademoiselle Fornia-Besson soit représentative de ce qu’elle imagine constituer les enjeux des gens de son âge. Ses enjeux à elle sont inévitablement dispensés du navire dont on parlait dans la mesure où elle n’a pas besoin d’embarquer pour arriver à destination.

samedi 3 juillet 2010

Conversations (2) : scarifications publicitaires.


K. Bouachiche : Je suis perplexe quant à l’utilisation abusive de clips vidéo vantant les mérites de quelques produits inutiles. Cette pollution visuelle m’irrite le nerf optique et titille mon organe de réflexion. Je comprends donc aisément pourquoi le Nouveau Continent reste en état végétatif plutôt que de plonger dans la mélasse humaine au sein de quartiers comme Rosemont. La curiosité se perd dans les méandres tue-mouches que représente la télévision.


K. Deveureux : Il semble que la télévision soit, à échelle humaine, un produit comparable aux insecticides. La ruche humaine, qui se prétend de plus en plus souvent niche écologique, s’asphyxie elle-même par une surconsommation narcoleptique de publicités douteuses. La population d’Amérique du Nord, confrontée à un envahissement publicitaire quasi permanent, s’endort elle-même dans une sorte d’euthanasie collective consentie. Quelque chose comme les élections, par exemple, doit être questionné sous deux angles : qu’est-ce qu’une politique sponsorisée par la publicité des plus grandes firmes d’une part, et d’autre part qu’est-ce que suivre une soirée électorale quand celle-ci est entrecoupée de messages subliminaux où les problèmes du social et de l’économie se confondent avec les intentions commerciales de Cialis ou des trempettes Philadelphia ?


K. Bouachiche : Nous sommes donc bien nécrosés, les spots publicitaires agissant telles des métastases offensives, ce qui nous révèle un manque d’ambition sociale et culturelle. Pourquoi prétendre à une vie de connaissance quand je peux simplement être socialement reconnu avec une Rolex ? Le système de consommation nous laisse entrevoir, par ses coupures publicitaires incessantes, un monde vide dénué de toute initiative personnelle. Je pense comme je consomme.


K. Deveureux : Je verrais ici une nouvelle caractéristique de boulimie. Les images de la publicité, très intentionnelles et pourtant axées sur l’inconscient, orientent vers une boulimie objective. Si je me laisse persuader qu’un petit déjeuner en famille est mieux réussi avec tel ou tel produit, c’est non seulement que je n’ai pas d’initiative, mais c’est aussi que je n’ai pas de représentation précise de ce qu’est ma famille. La répétition des images, pour ne pas dire la redondance maladive, fonctionne comme une nourriture qui ne se digère plus. À un moment donné, l’estomac rejette la nourriture que les sucs ne peuvent plus administrer aux intestins. On appelle cela la nausée. Le cerveau est plus pervers en ce sens qu’il introjecte des quantités d’images sans que nous puissions deviner son degré de tolérance. De ce point de vue, je dirais qu’une boulimie-anorexie cérébrale remédierait au problème. Autrement dit nous devons apprendre à notre cerveau à se faire vomir, ce qui correspond ni plus ni moins à se faire violence, à refuser l’idéalisme outrecuidant de la publicité, à ne plus croire que la maison familiale est pacifique quand on signe certains contrats de confiance.


K. Bouachiche : Ce remède que vous préconisez, cher ami, est difficile à mettre en place lorsque l’assistance cérébrale de la publicité est ancrée depuis des générations. Je parlerais d’un patrimoine génétique publicitaire. En effet certaines images que nos aînés ont connues sont devenues au fil du temps des références culturelles que l’on applique dans son système de valeurs éducatives. Ainsi le petit Kévin ne se pose même plus la question de savoir ce qu’est en réalité le Coca-Cola, le Cola, il en consomme comme s’il s’agissait de légumes. Nous assistons donc à la naturalisation de produits artificiels consommables qui deviennent des sortes de concepts immuables.


K. Deveureux : L’acculturation publicitaire se change en lieux de culte. Le culturel est aussi le cultuel. Si la prière musulmane indique une orientation du geste religieux, en l’occurrence La Mecque, la publicité, dans son découpage réfléchi entre les différents canaux de diffusion, fonctionne à l’instar d’une dissémination des cultes où telle chaîne de télévision organise sa propagande pour tel public ciblé. Prenons l’exemple français de TF1, qui ressemble au réseau CBS américain, c’est une chaîne qui assouvit des fantasmes primaires. On montre aux gens des images et des situations qu’ils ne pourront jamais se payer. Mais cela leur fait plaisir de voir la richesse parce qu’ils ont le sentiment d’y toucher, ceci précisément dans la mesure où leurs cerveaux sont pré-orientés par des spots publicitaires où ils se reconnaissent en tant qu’êtres moraux, d’où la perversité du mécanisme de conditionnement. Le Coca-Cola est devenu un bien de consommation, certes, cependant il est également devenu le Bien moral. N’est pas ringard celui qui consomme du Coca en regardant TF1, mais il le deviendrait dans un autre espace de culte, c'est-à-dire en s’abonnant ou en se familiarisant à un autre canal de diffusion. Assez souvent d’ailleurs, c’est moins une identité morale qui est visée qu’une différence d’âge. Les tournois de golf diffusent des spots pour Cialis tandis que les diffuseurs du hockey sur glace se chargent de promouvoir les véhicules Ford familiaux : le golfeur est supposé subir des troubles érectiles à cause de son âge avancé, ce qui n’est pas le cas de l’amateur de hockey qui conjugue soirée bières/chips/cigares en supposant que sa femme le supporte encore, ce qui devra se prouver dans la couche une fois le match terminé. Ce que j’entends par tout cela, c’est que la télévision est organisée en obédiences religieuses très codifiées, et que passer de l’une à l’autre chaîne peut entraîner des conséquences aussi graves que l’abandon de son culte.


K. Bouachiche : Effectivement chaque chaîne de télévision, par sa programmation publicitaire, devient donc une religion à part entière. Mais un phénomène plus grave nous guette, plongeant le religieux dans le sectaire. Je parle évidemment de ces émissions grand public qui distillent avant chaque coupure pub un appel au vote, transformant ainsi le pratiquant en adepte. Difficile donc de s’extraire de cette condition de zombie téléphage lorsque le processus fonctionne dès l’âge de trois ans et demi. La solution reste dans une cure de désintoxication à la langue de bois proposée par un organisme français appelé Le Pavé, lequel préconise plusieurs exercices facilement reconnaissables sur leur site internet.


K. Deveureux : Ce que vous développez appelle à une grande vigilance. Quand on demande au public de voter, on lui demande de distribuer les bons points de la morale binaire du Bien ou du Mal, du Beau ou du Laid, de l’Estimable ou du Négligeable, et ainsi de suite. Ce pour quoi on vote, en l’occurrence de la matière humaine, chanteur apprenti, cuisinier ou rien du tout, exige déjà une tendance ou du moins une volonté des participants de se faire chosifier ou, pire encore, de s’improviser chosificateur. Être candidat à la télévision, c’est accepter perversement une relation sadomasochiste où le mépris et les coups sont infligés par un partenaire qui n’est pas immédiatement présent sur les lieux de la relation houleuse. Je demande ouvertement quel est le type de jouissance obtenu par ce genre de relation para-sexuelle. N’y a-t-il pas en définitive une perte des rapports sexuels dans le couple à mesure que se multiplient ces expériences de télévision ? L’asservissement à un programme est selon moi un manque à gagner dans ce que vous espériez être une sexualité équitable. Il y a évidemment une publicité équitable étant donné qu’elle nivelle à grands coups d’images les conversations qu’un couple se devrait parfois de tenir. Mais l’équité de la télévision est virtuellement dangereuse : elle propose une mer calme où les navigateurs ne sont plus capables ensuite de lire les indices de tempête.


K. Bouachiche : La télévision se définit donc comme le meilleur moyen de contraception. Je me demande pourquoi Benoît XVI n’y a pas pensé plus tôt. J’irais même plus loin : la télévision et tout ce qu’elle comporte rend stérile tout individu qui s’y perd. Maintenant l’écran de télé ou d’ordinateur est devenu le seul moyen de communication viable entre individus, provoquant ainsi la perversité poussive d’être visible et invisible simultanément. Nous ne pouvons nous affirmer ni nous accomplir dans un monde virtuel. Néanmoins le monde réel tend à disparaître par l’élargissement des moyens technologiques de communication. L’artiste Sophie Calle avait donc tout compris dès le départ. Nous ne vivons plus dans une réalité tangible, ni dans un monde irréel, mais dans un mélange hybride des deux. Il n’est donc pas étonnant de voir apparaître davantage de maladies psychiatriques qui ne sont pas détectables à même le corps.


K. Deveureux : On peut encore penser aux cancers généralisés qui associent tous les cancers et qui ne sont pas curables, ceci en plus des maladies mentales qui restent et resteront à jamais opaques en face d’une raison humaine toujours plus domptée par le produit de ses propres images – c’est l’image de l’enfant-roi qui se retourne contre ses parents et qui les tue, comme on l’a encore récemment noté au Québec, ce dont on doit se réjouir uniquement dans la notion de prise de décision. L’amertume développée souterrainement par la morale judéo-chrétienne des publicités crée à mon avis des symptômes invisibles de maladies létales. Ce ne sont pas les fruits et les légumes qui nous soigneront du cancer, c’est plutôt le fait d’aller les recueillir soi-même à la campagne, sans attendre qu’un message subliminal nous le conseille, surtout que ces messages sont en général petitement diffusés, en plein milieu d’une euphorie de consommation qui ne sait même plus que des agriculteurs plantent des graines et en retirent des nourritures terrestres comestibles. Le problème que je vois, c’est que nous ne savons plus vraiment distinguer entre le vénéneux des images et le potable des soupes de légumes.


K. Bouachiche : Il est clair que nous sommes en face d’un tournant majeur de l’humanité avec cette disparition progressive du pétrole, source de tout objet consommable; une crise alimentaire sera d’ailleurs à déplorer dans les prochaines décennies. Seuls les individus conscients d’un retour à la production locale et humaine pourront éviter ce désastre écologique et culturel. Je propose une action collective mondiale durant une journée, à savoir jeter par nos fenêtres l’objet du mal, en l’occurrence la télévision. Nous reconnaîtrons ce jour venu que l’attachement télévisuel est bien plus ancré que l’on ne l’imagine car très peu de télés joncheront nos trottoirs. Bien au contraire, seuls les cadavres de nos enfants pourriront sur le bas-côté de la route, ou dans les congélateurs, et ce dans l’indifférence la plus totale.

vendredi 2 juillet 2010

Conversations (1) : identité fugitive et niqab.


K. Deveureux : J’ai été très impressionné lors de mes derniers déplacements entre le Nouveau Continent et le Vieux par les similitudes ou plutôt par la ressemblance des revendications des communautés musulmanes. On construit, je crois, une grande mosquée à Marseille et, dans le même temps, j’ai repéré une cellule arabe relativement développée dans certaines agglomérations du Canada, et plus particulièrement Montréal. Je suppose que les approches relatives à la laïcité sont très élastiques puisque le Canada ne me paraît pas recourir à des méthodes médiatiques discutables, je veux dire des stratégies de dissolution du réel.

K. Bouachiche : J’adhère à vos propos. Il va sans dire que l’apparition du niqab en communauté marseillaise n’est que l’instrumentalisation politique faite par des médias corrompus par le gouvernement en place. Je note que pendant ce séjour à Montréal l’intégrisme n’est que très peu apparent. Je dirais même que ce sujet est un peu désuet par ici. Mais c’est encore plus intéressant de se pencher sur les coutumes nord-africaines qui tendent à disparaître avec la libération des mœurs.

K. Deveureux : On assiste à une inversion des contenus de pensée. La mondialisation est à la fois progressive et régressive. Les pays d’Afrique du Nord sont sujets à une européanisation que désireraient les Européens si on leur donnait accès à une politique capable de mettre ce projet d’une grande Europe en place. Mais le problème de l’Europe, c’est qu’elle ne résout les difficultés qu’à travers un prisme littéraire stérile quand il s’agit de vraiment se demander ce qui entrave la bonne marche d’un projet politique fort. Ainsi l’Afrique du Nord progresse dans la mondialisation en se bâtissant une identité contemporaine tandis que l’Europe se fragmente en cellules d’oppositions mal identifiées, ce qui crée de la confusion et un certain décalage avec ce que devraient être les préoccupations. Le niqab, pour preuve, est moins l’organe d’un usage religieux que celui de petites Européennes sans repères qui croient que se voiler va leur apporter l’épaisseur d’une identité manquante.

K. Bouachiche : Il s’agit bien là du principe des vases communicants. L’Afrique du Nord est plongée dans une attente coloniale, ainsi elle est plus encline à accepter certains changements de la mondialisation. Alors que l’Europe, ayant déjà atteint une dissolution économique provoquant la perte de repères de ses concitoyens, ceux-là ne trouvent qu’un réconfort dans la pratique d’une religion intégriste.

K. Deveureux : Ce schéma de prises et de déprises culturelles est à mon sens un avertissement pour les pays jeunes comme le Canada. Tant que l’intégration sera minorée par des intérêts toujours en contact avec la conscience du monde actuel, alors le Nouveau Monde sera protégé du repli sur soi, ce repli où les individus ne voient plus d’autre solution que celle d’acheter une identité plutôt que de s’en forger une. Le niqab, hors structure intégriste galvaudée, n’est que l’effacement d’une individualité qui introduit un processus que j’appellerais substitution ontologique. On abandonne son être en le réduisant à néant et on accouche d’un autre être sans que les circuits administratifs ne viennent en condenser les principes. Pour que l’espace public soit viable à travers un « nous » concret, il est nécessaire que l’État soit libéral au sens plein du terme.

K. Bouachiche : Ce qui me semble intéressant après avoir longtemps interrogé quelques femmes à la pratique religieuse extrémiste, c’est leur conception d’une forme de libération sexuelle et culturelle dans le port d’une tenue intégrale. Il est donc nécessaire de s’interroger sur cette conception : comment peut-on prétendre s’émanciper en annihilant son identité corporelle propre ? Bien sûr je n’ai pas la réponse, néanmoins j’émets l’hypothèse d’une réaction allergique à une société du « tout intime » qui révèle une véritable désillusion de soi.

K. Deveureux : Il y a quelque chose de dérangeant dans ce type de « clonage » vestimentaire qui finit par déboucher sur une intégralité ou, disons, sur une intégrité de surface. J’ai pu remarquer à Montréal des spécificités modales qui s’apparentent exactement à l’adoption de cette tenue intégrale dont vous parliez. Si les périphéries des grandes villes nous font rencontrer des gens hétéroclites, des clochards, des zonards, tout ceci s’étrangle une fois qu’on se rapproche du centre nerveux des choses. Les femmes se ressemblent toutes dans les centres-villes, et Montréal est dans son cadastre central le lieu d’une représentation permanente où l’identité n’existe que sous sa forme non ontologique, à savoir sous la forme phénoménologique du vêtement qui recouvre le corps de sorte à ce que celui-ci soit proto-formé, formaté, encastré, en totale connivence avec le déferlement des autres, ces acteurs qui retrouvent les coulisses de la vérité ontologique une fois les stations de métro moins fréquentées rejointes. À Berri-Uqàm je me dois d’être en représentation, à Crémazie je peux rentrer chez moi en vomissant dans l’escalier automatique. Et je crois que les femmes voilées, elles, sont constantes vis-à-vis de leur démarche publique.

K. Bouachiche : Ainsi, si je suis votre intuition, une « pétasse » à demi-nue attendant ses copines pour une soirée de débauche est dans la même approche identitaire qu’une femme voilée. Un autre critère entre en jeu, celui de la famille. Comme la famille est le seul lieu d’expression de la pleine identité, il est normal de revêtir un costume lors de son arrachement. Tout individu doit manifester un moment clé de son existence : la rupture familiale, la défamiliarisation. Cette défamiliarisation peut prendre la forme d’un accouchement douloureux où l’on cherche à recréer de façon plus solide les coutumes familières auxquelles nous avons été habitués. Par conséquent ces coutumes peuvent se révéler plus profondes, plus dangereuses, et finalement plus intégristes.

K. Deveureux : Entre le voilement et le dévoilement à outrance, ce n’est qu’une analogie, les deux faces d’une même pièce diabolique. La famille constitue une initiation à la première morale, et bien souvent cette première morale n’a rien des aspects éthiques qui reposent sur de véritables réflexions. Toute la difficulté réside dans l’appréhension de ce recouvrement moral qui ne doit pas non plus se manifester comme un déséquilibre inexplicable entre la morale familière et la morale en construction. Une famille catholique qui verrait sa progéniture entrer en niqab, ce n’est pas la famille qui me semblerait dans le faux mais la progéniture que je penserais en déroute, faute d’avoir su emprunter un chemin réflexif, ayant préféré un basculement violent hermétique à tout esprit dialogique. Quand j’emploie le terme d’une morale qui se construit, je réfère évidemment à un processus qui dure et qui suppose des plans, des fondations, des idées parfaitement assimilées.

K. Bouachiche : Encore une fois je ne peux qu’être d’accord avec ce que vous dites. À mon sens, je rejoindrais les propos de monsieur Nicolas S., le véritable problème vient des événements de 1968 qui ont déconstruit ce quadrillage moral, permettant ainsi des ouvertures non contrôlées pour une jeunesse en manque de repères. Difficile donc, dans ces conditions, de donner à notre progéniture un cadre légal qui empêcherait toute intrusion religieuse.

K. Deveureux : Je vois dans le religieux une posture métaphysique qui assouvit la crainte des apories du réel. Plus un discours se fait religieux à un âge où les préoccupations corporelles ne peuvent pas se nier, plus je sens dans cet emploi mystique de la religion (que ce soit par le niqab ou la lecture irraisonnée de la Bible) une manière judicieuse mais incomplète de faire retomber des pressions qui ne sont pas comprises. Si je vais mourir entouré de ma famille, je vais faire en sorte de tenir un discours circonstancié sur la survie de mon âme. Si je vais mourir familialement en sortant voilé ou en entrant en religion, j’aurai accompli quelque chose de pertinent si je suis en mesure de me questionner et de répondre aux autres questions. En revanche, si je ne suis pas en mesure de verbaliser ce passage aussi violent que l’instant de la mort, j’ai échoué et je suis tombé dans une métaphysique qui n’est pas différente des psychotropes qui donnent une sensation d’exaltation tout à fait éphémère. Pour que le niqab devienne un sujet de conversation tenable, il serait bienvenu de le déclasser des registres métaphysiques de la religion et d'en faire un sujet sans complément déformant.