vendredi 22 juillet 2011

Prothèses de la tête.



Cher collègue,

Vous décrivez ce que j’appelle les esprits de la prothèse, à savoir les pouvoirs cérébraux qui ne savent plus fonctionner sans la duplication d’une identité numérique. C’est ainsi que les personnes s’inventent une réalité meilleure sur les réseaux sociaux, se définissant selon les intuitions d’attente des autres candidats à la prothèse virtuelle. Et comme nous vivons une période où « ne pas se prendre la tête » tient lieu de sagesse, cela impose une déréalisation intellectuelle de l’ère numérique, mais qui ne fait que redécouvrir autrement un phénomène déjà ancré dans la vie sociale de tous les jours. La « déprise » de sa tête est un double retranchement : d’abord une décapitation des pouvoirs de tenir une conversation, ensuite l’abattement des facultés d’utiliser les nouvelles technologies avec pertinence.
Cette situation est très dérangeante car elle met en évidence une définition de la normalité qui ne présage rien de joli. Ici, il faut peut-être remettre dans la mémoire du lecteur que la notion de normalité a été philosophiquement formalisée par Auguste Comte dans le but d’impulser la théorisation de l’homme biologique et social. Dans le Cours de Philosophie Positive, Comte construit une image de « l’homme normal » qui, dans sa méthodologie, fonctionne comme une abstraction. Il s’agit d’un point de repère qui vise à épaissir notre observation de certaines régularités (la normalité au sens générique) afin de mieux appréhender les accidents des séquences normales (les pathologies). Le « type normal » façonné par Comte valide une fréquence de phénomènes qui sont subjectivement reconnus par l'ensemble de la population pensante. Si je devais fournir un exemple concret de cette méthode, je dirais par exemple que les blondes sont réputées pour être des idiotes ("type normal" d’idiotie des blondes), et que cette abstraction de normalité nous encourage à percer à jour les blondes intelligentes (possiblement la fausse blonde pathologique). L’enjeu, c’est de savoir expliquer les variations quantitatives d’un segment de la vie sociale pour éviter les erreurs de jugement quand on rencontre un seuil de modificabilité important dans tel ou tel phénomène. C’est la raison pour laquelle une intelligence généralisée de la blondeur féminine nous interpellerait si elle arrivait un jour. Puisque nous avons subjectivement intégré que les blondes sont souvent des femmes précieuses et ridicules, nous agirions très vite sur nos catégories ontologiques si le phénomène tendait subitement à s’inverser. En d’autres termes, Comte, en créant l’abstraction d’un « type normal », nous incite à anticiper l’excroissance pathologique de la normalité.

La normalité arrête le désordre du pathologique en un point donné de la vie sociale. Avant que les réseaux sociaux ne viennent s’incuber dans les esprits faibles (population non pensante, qui ne se prend pas la tête), il était normal de tisser soi-même ses relations, et cette activité pouvait prendre du temps. L’homme, avant les réseaux sociaux, était un être davantage nomade. Nous vivions alors comme des araignées sociables alors que maintenant nous avons un comportement de mygale traquée. En outre, la définition de la normalité de l'ancien jeu social nous aidait à repérer les écarts pathologiques comme le repli sur soi (il ne saurait exister aucun sage solitaire) ou encore l’érotomanie. Ce qui ne va plus, je le faisais remarquer, c’est que les mygales que nous étions ont perdu de leurs forces parce qu’elles se retrouvent traquées. Non seulement les réseaux sociaux imposent une forme de repli sur soi (l’hyper-gestion de son profil), mais aussi l’érotomanie (on veut que tout le monde nous aime). Le règne animal des humains d’Occident est malade et il n’est pas prêt à faire l’inventaire courageux des nouveaux types de normalité. Ce règne animal se dit que les modes sont normales, ce qui affranchit les réseaux sociaux de toute critique substantielle. Cela favorise la présence d’un écosystème cancéreux où les gens s’ennuient de vivre et craignent de perdre les privilèges de leur double numérique. On peut avoir le cancer en vrai et le cacher sur un réseau social, mais c’est une entreprise de dissimulation vouée à l’échec car un décès, sur un réseau social, se définit dès lors que l’utilisateur n’a plus donné signe de ses connexions pendant un certain temps. Cinq semaines de déconnexion (équivalentes à cinq semaines de congés payés) ont toutes les chances d’être un acte de décès. Pour les professeurs comme nous qui sommes régulièrement en vacances, il faut attendre dix semaines hors des réseaux sociaux pour stipuler d’une mort très vraisemblable.

Ces applications de la philosophie positive de Comte nous aident à faire sortir le concept de normalité de son carcan intellectualiste. C’est la base de l’expérience de la vie quotidienne qui m’indique le champ d’investigation que je suis en train de suivre.
Pour reprendre donc le cours de ma réflexion, je dirais ceci : l’époque contemporaine gratifie les rébellions (mensualisées de préférence, telles les féministes qui jouissent d’une situation sociale privilégiée) tout en étant friande de normalité. La médicalisation à outrance prouve le fondement de mon propos. Plus une société est disciplinaire ou biopolitique, pour suivre le raisonnement de Foucault, plus la normalité et la performance existent. La discipline du comportement professionnel dans le milieu des cadres crée actuellement des pathologies suicidaires, notamment chez France Telecom, qui a élevé le temps de travail à l’art de mettre fin à ses jours. La société n’a pas de réponse adéquate à pareille ignominie, donc elle fait progressivement entrer le suicide des cadres dans la case de la normalité. Si bien que ne pas avoir d’idée suicidaire quand on travaille à France Telecom devient un gage de pathologie. Quant à la biopolitique, on pourrait citer le cas des technologies comportementales : la prolifération des indications dans les transports en commun suscite une politique du déplacement des corps, que l’on retrouve comiquement distribuée dans l’organisation des grèves. Un syndicat ne fait rien d’autre que normaliser un mouvement social, ce qui empêche l’effet de spontanéité qui mettrait véritablement le pouvoir politique sur la sellette d’une décision rapide. En gros, on comprend qu’entre le disciplinaire et le biopolitique, il y a un effet entre-nourricier qui constitue le socle d’une normalité silencieuse. On s’étonne après de ne pas réussir à intégrer dans nos discours judiciaires le cas des grands criminels.
L’ultime effet de ce cancer de la normalité rampante (être sur un réseau social = avoir une vie excitante) montre les limites à nos façons de condamner l’anormalité. La pression sociale de nos sociétés occidentales fait que chacun en vient à juger de l’anormalité sans même plus se poser la question de l’efficacité d’un tel concept. En outre, un concept reste une abstraction potentiellement utile ! Ainsi, les gens ne savent plus faire d’abstraction intelligente à cause de la matérialisation des esprits, et ce faisant ils ne savent plus s’abstraire de leur « Je » souverain qui s’est volontairement décapité (« sans prise de tête », par conséquent sans utilisation de la raison). On jugera donc une personne anormale si elle ne rentre pas dans le cadre de notre petite vie car l’absence d’abstraction amenuise la possibilité du mécanisme d’empathie. En revanche, on est en droit de se demander ce qui produit et renforce la normalité non-interrogée, c'est-à-dire la normalité matérielle qui préside à la normalité en tant que concept. Eh bien je crains que ce ne soit la télévision, ce nouvel écosystème où la tête s’abandonne pendant que le corps ingurgite de mauvaises nourritures. Le « type normal » réside dans la télévision, et je ne vois rien d’autre que la destruction de la télévision pour sauver la société occidentale. J’applaudirai donc le premier homme qui aura le « courage de la vérité » pour encore m'exprimer comme Foucault, c'est-à-dire le courage d’aller par exemple sur un plateau de jeu télévisé, armé d’un sabre, et de décapiter un maximum de personnes. Peut-être alors que l’on s’apercevrait qu’il faut se « reprendre » la tête.

Respectueusement,

Konstantinos Deveureux

samedi 16 juillet 2011

Métaldéhyde et crustacés.




Mon cher collègue,

L’utopie nous a quittés. Depuis peu, on assiste au grandiose spectacle du non-renouvellement des pensées. Nous avons exploré beaucoup de pistes et celles que vous avez évoquées sur ces réseaux qui comptent montrent une fois de plus la situation d’étouffement sociologique à laquelle nous ne pouvons échapper. Une génération acide est en train de pousser tel un champignon du Diable, lui-même aidé par les pluies toxiques du déni de raisonnement. Qu’est-ce que j’entends par cette expression ? Sigmund F. a défini le déni comme la non-considération partielle ou totale du sens de la réalité. Pour ma part, c’est un phénomène différent qui régit à l’heure actuelle la jeune génération. La seule expression présente dans la bouche de nos ados est « sans prise de tête ». On milite donc pour un anéantissement du cerveau. On souhaite hardiment devenir des cyborgs de l’intelligence. Il s’agit d’un gimmick intéressant qui se retrouve chez une partie des trentenaires désabusés qui refusent de se confronter à des problèmes d’ordre sociétal en revendiquant un bonheur idéal et préfabriqué que les industries pharmaceutiques d’antidépresseurs dépeignent sans scrupules. Il est bien là, le refus de conscience, l’absence de prendre des décisions, l’abnégation d’être responsable dans une société qu’on conteste mais à laquelle on ne veut surtout pas reconnaître une part d’engagement. Ainsi, on vit dans un environnement aseptisé de tout sentiment humain et réel. On se plonge dans une maison percluse de 72 caméras, et à l’image de ce landau ou Nautile que cet artiste belge a promené dans son village natal, on cherche à garder près de soi toute la collection de ses valeurs. Ce ramassis de vieilles attitudes pourraves forme ainsi une coquille, se révélant être un formidable rempart à toutes les vicissitudes du monde. Patrick Van Caeckenberg exprime donc de façon véritable l’hégémonie de la vie gastéropodique. Ainsi, la solitude des valeurs devient mobile ou mouvante, et on se retrouve avec des milliards d’atomes humains qui, s’asphyxiant dans le paradoxe protectionniste de leurs coquilles, cherchent en vain à établir du lien. Néanmoins, la fabrication calcaire de ces coquilles n’est que le début d’un long processus d’isolation.

Une fois notre collection privée de valeurs établies, on effectue aussi souvent que possible des simulacres de retraite spirituelle au sein de notre cuirassé calcaire, nous permettant de fuir une quelconque responsabilité démocratique ou citoyenne au moment venu et nous targuant d’une incompatibilité de valeurs.
On se cache derrière un semblant de lieux communs qui nous permettent de noyer le cœur du problème. Ainsi le gimmick revient et on entend un cinglant « moi, je ne veux pas me prendre la tête ». On peut interpréter ce slogan publicitaire comme une volonté de déraisonner, de régresser à une responsabilité enfantine, de se rendre aveugle de la réflexion. Je ne parle pas d’une certaine superficialité de l’humanité, non point du tout, car pour moi chaque être possède une véritable complexité qu’il est difficile de mettre en exergue. Je parle ici d’un véritable soubassement de la pensée. On enfouit ses ressentis pour les métamorphoser en structure calcaire.
Je ne parle pas non plus des théories de notre ami Freud puisque tout cela reste conscient. Ceci explique pourquoi tant de jeunes décident de suivre la voie que leur imposent parents et milieu social, générant ainsi une parfaite absence inconsidérée du facteur risque. Ce qui justifie également que de nombreuses personnes souhaitent en secret se révéler autrement dans une image numérique. L’image numérique est une coquille facile à créer et à gérer. Elle est plus dure également dans son enveloppe. Sur le numérique, on peut mentir sur soi tout en gardant une certaine forme de vérité. Et il n’est pas étonnant d’entendre ces starlettes de téléréalité vouloir faire du cinéma plutôt que du théâtre au sortir de leur néant médiatique. Le théâtre est synonyme de lâcher prise tandis que sur un plateau de tournage, l’investissement dans le rôle s’effectue par moments intermédiaires. La prise de risque est donc mesurée et contrôlée.

Dans un deuxième temps, je définirais la coquille protectrice comme un apanage calcaire. Vous parliez de libertinage intellectuel, je parlerai de tolérance héréditaire. En effet, on croit choisir son mode de pensée, mais en réalité nous n’héritons que d’un fief de valeurs transmises par nos parents tel que je l’ai déjà évoqué en parlant de « pédophilie mentale ». Nous sommes donc en présence d’une génération qui refuse de s’immerger dans un travail d’engagement de la pensée. Cette génération est également porteuse d’un système d’héritage rondement mené qui facilite davantage le gimmick de nos jeunes adolescents. Mais cela devient dangereux dès lors que ce substrat de génétique calcifié se revendique comme personnalité ou identité sociale. C’est d’autant plus nocif dans la mesure où elles (personnalité et identité sociales virtualisées) deviennent des revendications militantes, lesquelles ne peuvent entrer dans un mode de reproduction où les pensées se renforcent par l’entremise des expériences.
L’expérience et/ou l’accident de vie sont bel et bien les seuls moyens de mettre à mal ces bulles calcaires de préjugés. Néanmoins, au lieu de provoquer de petites fissures d’ouverture, l’accident de vie ne fera que générer de nouvelles calcifications, celles-ci différentes des précédentes, certes, mais en totale solitude et hors de toute solidarité. On nous fait accroire au concept fabuleux du métissage mais celui-ci n’existe pas dans sa forme véritable. Le mélange des valeurs, aujourd’hui, ne se résume qu’à un catalogue où se côtoient uniquement des valeurs différenciées. Et bien souvent le facteur temps provoque une soumission d’une de ces cultures étant donné que nous vivons selon le principe des valeurs dominantes.
Nous sommes donc dans une impasse. Un monde qui s’ouvre encore et encore, et paradoxalement une schizophrénie naissante à vouloir participer à cette ouverture tout en vivant caché derrière sa coquille héréditaire.

Métaldéhydement vôtre,

K.B

jeudi 7 juillet 2011

Les réseaux qui comptent.






Mon cher collègue,

Votre contribution à l’élucidation de la société est si adroitement formulée qu’elle appelle de ma part la réponse aux vérités urgentes que vous questionnez. Ce qui m’a atteint dans votre argumentation, c’est la création d’une nouvelle agglomération de personnes : les « sans papiers » de la connaissance, que l’on pourrait également nommer les banlieusards du diplôme. On doit interpréter cette accréditation négative avec les données positives de l’expérience. Vous supposez donc quelque chose comme « être dans les bons papiers » dès lors qu’il s’agit d’évoluer ou de s’extraire avec succès du monde de l’enseignement supérieur. C’est ce que je veux discuter en votre compagnie.
Tout d’abord, il faut se demander ce que c’est qu’un sans-papiers dans une société moderne industrielle. Le grossissement exponentiel de nos services administratifs définit l’identité des personnes comme répondant à une série massive de critères abstraits – avoir un numéro de sécurité sociale, avoir un numéro étudiant, posséder un code bancaire etc. Le sans-papiers est celui qui n’est pas en mesure de satisfaire à l’identité surmultipliée de la présence administrative. J’entends par là qu’un génie auquel on aurait fait des misères dans un pays, s’il venait à fuir ses origines pour rejoindre un endroit comme la France, eh bien ce génie ne serait pas grand-chose en comparaison des individus qui bénéficient de l’itinéraire-papier de l’identité personnelle. C’est en ce sens qu’on obtient un premier classement ainsi qu’une première porte ouverte à l’officialisation de la médiocrité : on vous pardonnera d’être un minable si vous avez des papiers (le sans emploi qui cumule ses mandats en vertu de son parcours administratif), mais on ne vous reconnaîtra pas le génie si vous êtes par exemple un griot d’Afrique, c'est-à-dire un sage qui transmet oralement ou musicalement l’histoire africaine. Il se passe en outre un phénomène discutable sur notre territoire : l’obtention d’une identité semble plus rapide si vous n’apportez au pays aucune compétence reconnue. C’est la raison pour laquelle un certain nombre de « cerveaux » d’Afrique préfèrent rejoindre le monde périphérique de la francophonie plutôt que le berceau typiquement français de l’Hexagone. Il s’agit ici d’une volonté gouvernementale que j’ai déjà explicitée : plus on affaiblit la pensée d’un peuple, moins celui-ci a de chances de poser les questions pertinentes au pouvoir. Par conséquent, l’extrémisme y voit l’opportunité d’intégrer un discours de dénonciation alors qu’il ne fait que jouer le jeu d’un pourrissement des esprits.

On peut retenir ainsi que le sans-papiers est un être formellement dévalorisé. Vous avez d’ailleurs brillamment rappelé que les valeurs sont l’aboutissement d’un glissement des morales. Or, en tant que la valeur personnelle est une régression de la morale universelle, on comprend parfaitement que l’identité administrative est un expédient utile pour définitivement clôturer le débat de l’identité personnelle. Avoir des papiers, c’est posséder une première membrane de valeurs – la philosophie parlerait ici d’une axiologie de premier ordre. N’avoir au contraire aucun soutien-papier, c’est appartenir au clan des marginalisés de l’administration, ceux dont on dit qu’ils ne sont solvables nulle part. Les sophistes de l’Antiquité ainsi que les professeurs des Universités du Moyen Âge, connus pour leurs vertus itinérantes, auraient de nos jours été perçus comme des romanichels du savoir. D’une certaine manière, vous et moi, nous avons été ces « Gitans » de la science. Mais la société nous a arraisonnés avec moins de cynisme qu’elle ne cherche actuellement à niveler par le papier les qualités profondes de tout un chacun. Il devient donc très important de posséder sur ses papiers les inscriptions qui comptent. Comme le papier administratif est devenu la clé d’une reconnaissance sociale, on veut en quelque sorte « customiser » ses papiers en les dotant de ces atouts qui vont marquer la différence. Autrement dit, puisque ce ne sont plus les qualités d’esprit qui font les compétences, ce sont les papiers qui stipulent des savoirs. On m’objectera que les qualités d’esprit nous aident à détenir les « bons papiers », cependant je vais démontrer que c’est une objection fallacieuse.
La France est un pays singulier puisqu’elle exige très tôt de ses jeunes générations qu’elles soient convaincues de ce qu’elles vont faire. Un excédent d’évaluations scolaires assassine l’émancipation des esprits pour le compte d’une application de la méthodologie commune. Il faut « être du système » ou « ne pas en être », ce qui constitue la première détermination de ses papiers futurs. Les élèves pâtissent d’être constamment jugés, évalués, brimés dans l’expression de leurs libres facultés. Pour prouver ce que je dis, lorsque je corrige les copies des concours d’entrée aux Écoles Normales, on me dit que je peux (et même que je dois) disqualifier les candidats qui n’ont pas su rédiger une phrase d’accroche convaincante. C’est donc une analogie rapide mais efficace que je veux faire : si tout se joue dans une phrase d’accroche, c’est que d’une certaine façon tout se joue déjà aux premiers moments de la vie scolaire. Il y a ceux d’une part qui mènent la barque, qui rament pour le système dans l’inconscience de l’application des règles implicites qui définissent l’excellence uniquement d’un point de vue méthodologique, et ceux qui ne sont pas en équilibre sur la barque, ceux qui rament quand même mais qu’on accuse de ramer dans le sens inverse du courant fluvial. Sauf que si l’enseignement et les facultés de l’esprit s’apparentaient au calme d’un fleuve qu’on nous demande de remonter étape par étape, cela se saurait. L’esprit est un bateau ivre tandis que l’école est une cure de désintoxication malsaine. J’entends par ce paradoxe que l’école française est toxique car elle ne cherche pas à soigner les plus ivres, elle cherche à les éliminer. On pourra dire que la sécurité de la continuité est favorable à la mise en place de projets nouveaux, sauf qu’il faudra qu’on m’explique comment faire entrer une matière innovante dans une matière nécrosée jusque dans ses principes obsolètes.

Par conséquent, à ne lire que les interprétations américaines sur notre système d’enseignement, on constate que notre dispositif des Grandes Écoles sert moins à qualifier des connaissances pour la communauté qu’il ne sert à produire et asseoir une aristocratie qui se renouvelle implicitement. En revenant à notre problème des « sans papiers » de la connaissance, on déduit que ces laissés pour compte sont tous ceux qui composent la masse des étudiants qui ont été, sans le savoir, depuis très longtemps exclus de la possibilité d’obtenir les « bons papiers » de la connaissance. Je le répète : tout se joue aux premiers instants de la scolarité si vous êtes un élève de France. Les dossiers scolaires constituent l’identité-papier des jeunes élèves, et ces dossiers ne prennent pas en compte l’ivresse et les irrégularités de la vie. De très mauvais sociologues me rétorqueront que l’ivresse, en effet, c’est la consommation excessive de l’alcool chez les jeunes. Eh bien ces sociologues se trompent ! L’ivresse et l’irrégularité, c’est la croissance des enfants, c’est la difficulté de devenir un corps adulte dans un univers où l’on voudrait que vous répondiez aux réquisits d’un cerveau adulte méthodologiquement abouti. Aussi, ceux qui réussissent tout, qui ont des dossiers scolaires bétonnés par l’excellence méthodologique (je tiens beaucoup au fait que l’excellence soit définie dans ses rapports avec la méthode car les plus grands génies du monde n’ont eu que des rapports antagonistes avec les méthodes scolaires en vigueur), ce sont le plus souvent ceux qui ne sont ni dans l’ivresse, ni dans l’irrégularité, c'est-à-dire les enfants dont les familles sont tranquillement reposées dans l’assiette de la société. La société « roule » pour eux, donc ne nous étonnons pas qu’une majorité d’enfants d’enseignants accède aux postes d’enseignants. La vie de l’enseignant est sans ivresse et sans irrégularité, pourtant la connaissance est ivre et imprévisible. On comprend que nos Universités ne trouvent rien (surtout en sciences humaines) car les bons lettrés de l’aristocratie ont passé les étapes non pour diffuser les savoirs, mais la plupart du temps pour avoir la tranquillité de continuer à lire de bons romans. Je ne m’étonne donc guère de voir fleurir depuis une dizaine d’années l’embourgeoisement du concept, en l’occurrence la symbolisation ploutocratique toujours plus outrancière du professeur de philosophie, qui doit nécessairement être un dandy intemporel (Alain de Botton), un riche héritier qui parle en douceur et qui hésite entre l’écriture et les médias (Raphaël Enthoven), une fille connue qui n’a rien de philosophique (Mazarine Pingeot), voire un gros balourd richissime qui s’enivre de ses vérités aigries en tenant des discours boulimiques d’ego (Alain Finkielkraut). C’est donc cela, en définitive, l’image de la philosophie française. Il n’y a pas de quoi s’étonner d’une désaffection de la matière, en complète hypocrisie d’ailleurs puisque chaque année, à une époque de juin, on nous tiraille avec les fameux sujets de philosophie. Je préfèrerais qu’on étudie les réalités de cette discipline, à savoir les moyens aujourd’hui nécessaires pour l’enseigner.
Il n’empêche, ce que je veux illustrer, c’est que tous ces personnages que je viens de citer ont tous en commun qu’ils jouissent d’un réseau, c’est-à-dire des « bons papiers » de la connaissance. Dans tous les mondes possibles, ces personnages auraient réussi à se placer car ils ont cette chance, dans nos sociétés laïques, qu’ils peuvent être suffisamment non-ivres et non-irréguliers pour se permettre de créer eux-mêmes la preuve de l’existence du Dieu qui leur convient. Ainsi, puisque tous les mondes possibles sont dans l’entendement de Dieu, il est préférable d’évoluer sous un Ciel laïque habité par un Dieu dont nous connaissons, en vertu de nos papiers, les causes finales. Le privilège ultime de l’administré de la connaissance, c’est qu’il peut se livrer à un libertinage intellectuel en simulant le dialogue, alors même qu’à l’instar d’un Dom Juan de plus en plus redouté par Sganarelle, il peut y aller de sa profession de foi de l’hypocrite en ne craignant pas d'être démasqué, sinon par une autorité transcendante ou une Statue de Commandeur en mouvement. Que faut-il entendre par ce libertinage intellectualisé ? Simplement la faculté d’être un dandy qui présente ses connaissances sans valoriser l’effort que cela coûte en théorie (mais cela est impossible pour le libertin de la connaissance car, par définition, il ne s’est pas efforcé d’atteindre sa place, on la lui a donnée tacitement dès ses premiers pas dans l’institution – nous avions déjà calculé le cas d’Alexandra Besson, finalement vertueux du fait qu’elle ne s’inscrive pas encore dans la finalité du schéma que je décris), qui vante les mérites de la vie délicate (typique des bourgeois qui enseignent aux ouvriers le « comment vivre heureux »), et qui de surcroît se surexpose dans les médias afin de faire de son image l’icône incontournable d’une valeur universelle d'après sa stricte valeur personnelle.
Un point de méfiance doit pourtant être soulevé par la philosophie morale classique, régulièrement usitée par ces grotesques libertins, parfois littéralement dom juanesques au sens le plus péjoratif où nous devons désormais l’entendre. Kant, avec l'impératif catégorique, nous apprend que la maxime de notre action doit s’implémenter comme si elle devait initier un processus salubrement universel. En d’autres termes, si je choisis de montrer l’exemple en établissant une théorie de la souffrance des animaux en la pourvoyant de solutions concrètes, je suis dans une forme d’application de la morale kantienne. Mais, à bien interpréter la chose, toute action ne devrait donc dépendre d’aucune inclination naturelle. Ce que l’on fait, on le doit faire pour la bienséance du cosmos. Partant de là, ce que l’on fait, on doit s’attendre à ce que d’autres le fassent car nous le faisons effectivement pour le maintien des valeurs universelles. Je demande donc ce que sont ces personnages que j’ai cités dans l’optique d’une morale kantienne ? Certes, ils ne sont pas responsables de certaines déterminations administratives. En revanche, c’est là ma question et celle, sans doute, de tous les « sans papiers » de la connaissance : comment se fait-il que la maxime de leurs actions, pourtant si vertueuses en apparence, ne trouve pas à s’universaliser ? Est-ce que c’est la cause d’un manque de places dans les grandes sphères administratives et que, du coup, les places électives doivent être absolument réservées à ceux qui ont les papiers ? Ou est-ce plutôt une raison de penser qu’il existe en effet des bons et des mauvais papiers, comme il existe une bonne et une mauvaise rhétorique, et que même le génie qui possède des papiers « moyens » échouera contre le laborieux bourgeois qui détient les papiers d’excellence ? Tout ceci, dans la confusion de son énonciation, met en évidence la nature des RÉSEAUX QUI COMPTENT. La méritocratie est un concept vide car les bons papiers dépendent d’une combinaison de critères respectivement déterminés (la famille, la religion, la moraline) et plus ou moins libres d’accès (l’école mais la bonne école, l’intelligence mais celle de la méthode, le réseau social mais celui qui compte), ce qui, au final, procède d'une arithmétique où je ne distingue aucune intelligence. Et moi-même, je l’avoue contrairement à ces infatués, j’ai été aussi bien déterminé qu’inégalement chanceux.

K. Deveureux

mercredi 6 juillet 2011

Malaise tribal.




Mon ami,





L’été m'a toujours rendu maussade. Les chenilles deviennent des papillons et la laideur laisse place à la beauté de la nature. Les hormones fusent de toutes parts et notre vision du monde se transforme en un rose chamallow plein d'édulcorant qui nous écœure à jamais. Ces temps-ci, je fais moi aussi le bilan. Ma calvitie reste bien implantée sur mon crâne, et ce mauvais jeu de mots illustre à merveille ma condition d'homme qui se décompose. Mon regard est appesanti par une sensation alcoolisée due à l'enivrante odeur de l'humanité en fleur. Ma vie est bien peu de chose à ce jour. Tel Desmond Morris et son zoo humain, je n'ai pu m'extraire de ma condition de sociologue rongé par la rancœur et le cynisme. Je cherche toujours à espérer qu'un jour moins triste supplantera les longs mois de solitude du savoir que je ressens. Mais rien ne vient.





J'erre dans les couloirs de l'Université tel un corps sans âme qui cherche refuge dans le ventre de sa mère. J'entends même les quolibets de certains de mes étudiants qui surviennent au moment même où je déambule devant ces silhouettes si pleines de vie. Alors, dans ma tête, surgit la tirade de Cyrano, et je m'imagine tenir ces mêmes propos face à ces « sans papiers » de la connaissance. Mais le fait simple de considérer l'énergie nécessaire à l'action d'une telle requête me contraint à passer mon chemin. Je me ballade donc. Tout comme je l'ai toujours fait. Et je me plais à repasser dans ma mémoire sénile les passages de ce zoo humain qui me fit tant sourire lors de mes premières années de fac. Cette thèse de surpopulation planétaire qui nous contraint à revoir des moyens d'extermination en masse pour notre salubrité mentale me fait rougir d'émotion. Tout comme la « Gloïre » de notre bon ami Boris, celui qu'on paye avec de l'or pour aller chercher au fond du lac, avec ses dents, toutes ces choses qui pourrissent par nos regrets et nos hontes, et qu'on paye en or massif pour endosser toute culpabilité. Ainsi, en ces temps si pressants, on s'accommode de la violence. Un drame survient et on exprime lamentablement sa compassion envers la famille de la victime sans même prendre conscience de notre responsabilité dans ses conséquences sociologiques. On relate un fait divers, on s'émeut, puis je vomis dans mon coin le désespoir sociologique qui m'étreint. Est-ce la fin de ma vie spirituelle ? Suis-je atteint d'un glaucome de la pensée ? La ménopause de la réflexion est-elle arrivée ?
Bien sûr, j'évoque ici un éventuel vague à l'âme qui me ronge tel un cancer des os mais les symptômes que je diagnostique sont réels.





Notre combat face à la morale a été rude. Cette créature vivace qui s'étend insidieusement, telle une plante carnivore sitôt qu'un domaine de pensée est en friche, elle fut difficile à exterminer. Aujourd'hui, nous y sommes parvenus. Vous me direz qu'il existe encore de la moraline dans chaque atome que compose notre société et je vous répondrai que vous avez tort. Outre la thèse de Desmond Morris que je défends ardemment, suivant laquelle la violence naît de la frustration d'un désir refoulé par notre incapacité à nous extirper de la condition sociale à laquelle nous appartenons, nous possédons une compétence toute particulière qui nous aide à nous détacher de toute analyse sociologique d'un événement effroyable, et ceci se fait par l’intermédiaire de la « Gloïre » que représentent certains médias. Nous avons vaincu aujourd’hui les trois symboles de morale présents dans nos sociétés, à savoir celui de la Religion, celui de la Politique, et celui de la Famille. N’ayant plus de stimuli moraux qui favorisent la soudure du lien social, nous avons développé ce qu’on appelle aujourd’hui un panel de « valeurs ». Ces valeurs ont pour objectifs de remplacer les morales globales d’une « super-tribu » (ainsi s’exprime la définition de Desmond). On assiste donc à une délocalisation de la morale : elle passe d’un rang national à un rang individuel mais elle ne se déplace pas seulement, elle régresse également. En effet, une valeur est une habitude de caractère qui, avec l’évolution de notre personnalité, s’impose comme une conduite morale. L’inconvénient avec ces sous-morales, c’est leur singularité. Il existe des milliards de valeurs propres aux milliards d’individus. Difficile donc de remettre en question cette moraline locale qui régit le comportement d’un individu par la bêtise et la stupidité. Les choses se compliquent lorsque ces moralines se rencontrent et tentent de se soumettre l’une l’autre. On assiste à ce moment précis à un déferlement de violence et à une rupture de la raison pour retrouver un instinct animal dans cet immense zoo humain.

Fantômatiquement vôtre,




KB