lundi 12 décembre 2011

The Magical Negro.



Je n’ai jamais supporté la philosophie esthétiquement étroite qui affirme que les temps de grandes crises humaines sont faits pour que les œuvres d’art dispensent du bonheur. Cet argument étriqué se combat facilement lorsqu’on observe que les films d’horreur, par exemple, font de belles recettes malgré leurs propos destructeurs. Mais il est des phénomènes plus pervers qu’un film d’horreur, en cela que ce sont des manifestations d’abord fictionnelles mais qui mutent dangereusement en fictions utiles, c’est-à-dire en principes de « vie bonne », et par conséquent en modèles structurants. C’est le cas d’Intouchables, récente production française, qui reprend la base d’une histoire vraie pour se donner l’opportunité de restituer une science consciente du stéréotype. Et dans la mesure où le cliché a de beaux jours devant lui, on constate que des masses s’agglomèrent dans les salles obscures, se découvrant des dispositions pour des impératifs catégoriques tels que « je changerai mon regard sur les handicapés » ou encore, plus révélateur, « je ne penserai plus qu’un Noir qui s’occupe d’un infirme est un immigré qui a trouvé l’occasion d’un moindre mal ». C’est que, bien évidemment, tout phénomène culturel de masse devient incontestablement le fruit d’une récupération morale et politique, en quoi notre critique n’est que le prolongement de ce qu’on peut examiner depuis que ce film est sorti. Intouchables s’inscrit par ailleurs dans un récent contexte de plus-value de l’immigré-type, tel qu’on a pu le noter il y a peu avec les films Case Départ, Le Nom des Gens ou Il reste du jambon ?, et très actuellement avec l’affreux Hollywoo où l’apocope semi-comique du « d » final stipule en creux des manquements considérables malgré ses intentions démonstratives plus sournoises encore. Mais il en va logiquement de ces productions comme des facultés cognitives de ceux qui s’y sont investis, et nous n’irons pas plus avant dans ces commentaires puisque la postérité fera son travail d’assainissement esthétique à notre place. Reste qu’une hypocrisie s’entre-nourrit entre la production cinématographique et le public puisque nous voyons dans ces succès les prémisses d’un autre succès, outre de nobles raisons de traiter avec détachement et parfois avec une regrettable désinvolture la notion de différence, complétée par une médiocre tentative de reprendre quelques « trucs » d’une littérature de voyage qui aurait en cette occurrence bien besoin d’être lue pour ce qu’elle est vraiment. Le succès dont nous voulons parler concerne le premier tour des élections présidentielles en 2012 car de nombreux indices ne laissent plus aucun doute sur la présence de Marine Le Pen au second tour du scrutin. Que les choses soient claires : nous sommes déroutés de la percée du Front National, mais nous souhaitons mettre en évidence, indépendamment de quelques autres facteurs sociologiques patents, la responsabilité sous-jacente de ces films médiocres qui font ponctuellement les orgasmes de la bien-pensance.


Les cultural studies américaines ont thématisé ce qui a fait la grandiloquence morale d’Intouchables. On peut voir dans le personnage que joue M. Omar Sy, un homme remarquable par ailleurs, l’instanciation de ce qu’on appelle aux États-Unis le « magical negro », à savoir le Noir qui participe de toutes ses forces à la fonction positive du monde, suturant les discriminations et accentuant un discours axiologiquement épuré de toute malveillance. Le nègre magicien, pour en donner une traduction objective, fait acte d’une repentance qui ne se dit pas, en quoi il est le parfait jouet esthétique d’un public de Blancs hétérogène, en cela que ce public se compose aussi bien de petit-bourgeois coincés que d’extrémistes en puissance qui soutiennent que l’immigration est une maladie. En France, par-delà ce que stigmatise le personnage altruiste d’Omar Sy dans Intouchables, nous avons sédimenté le « magical negro » par quelques « magical Arabs », dont on ne comptabilise plus les médiatisations malheureusement gauchisées, et qui ne sont que des moyens sophistiques d’annoncer à la grande majorité de la masse que la France demeure une terre de possibilités et de réussites qui ne demandent qu’à être impulsées. Cependant le décalage est violent entre la fiction utile et l’utilité du concret, ce qui a tendance à créer des dynamiques perverses où les énergies apparentes s’inversent pour se transformer en énergies malfaisantes, quoique pas systématiquement dépourvues de bon sens. C’est ainsi que les millions de spectateurs d’Intouchables seront parmi les millions de votants de Marine Le Pen, car le nègre magicien ne se dit que dans les termes du cinématographe, c’est-à-dire dans la magie du septième art, assez loin de ce qui a lieu véridiquement dans le réel car il persiste au moins deux évidences : 1/ ce n’est pas demain qu’en France on verra la promotion d’une immigration selon des critères moralement informés ; 2/ ce n’est pas demain qu’en France on se soignera d’une auto-flagellation de l’immigré car le public aime trop les clichés, et il est dramatique que ceux-ci se transportent indifféremment d’une ontologie à une autre, en l’occurrence du virtuel au réel, sans plus d’interrogations que des promotions outrancières et les convictions d’une certaine philosophie du bonheur qui empeste les magazines légers ainsi que les émissions de télévision autorisées.


En fin de compte, que le public se satisfasse d’un film prétendument comique, c’est une bonne chose puisque c’est encore le moyen de garder les moutons au chaud. Mais que les partis politiques, tous autant qu’ils sont, puissent s’accommoder d’un discours à la même hauteur que le propos d’un tel film, c’est chose plus dangereuse, sinon le signe que nous avons ici ou là des « magical negros » qui font ce travail d’émerveillement propre au septième art, à l’image de Mme. Rama Yade qui joue de plus en plus la comédie, à tel point d’ailleurs qu’il devient difficile de ne pas la prendre pour autre chose que ce qu’elle est en vérité, à savoir une figure de style de la farce politique, jadis un rouage de résistance à la fascisation, et maintenant une raison de se rapprocher de Marine Le Pen parmi tant d’autres échecs de cette instrumentalisation chromatique dont nous aimerions tant qu’elle déguerpisse tellement l’immigrations a besoin de sérieux et non de comédiens qui gesticulent. De ce point de vue, qu’elle ait été dernièrement épinglée pour plagiat par un collectif philosophique n’en est que plus ironique, la philosophie étant peut-être ce qui peut encore nous sauver du marasme intellectuel, c’est-à-dire de la confusion des genres où il devient urgent de savoir parler d’immigration en dehors des sphères magiques de l’industrie divertissante ou de la société spectaculaire. Dans cette optique, il est tout aussi urgent de savoir parler de la différence, voire de l’intégration du « monstrueux » dans nos repères normatifs, de savoir la traiter sans faire appel à un gribouillage filmique comme c’est le cas avec Intouchables. Aussi nous terminons par une suggestion en orientant nos lecteurs vers le film Freaks, qui mériterait ses millions de spectateurs de même qu’une médiatisation réfléchie en cette époque de simplifications meurtrières où toute profondeur est susceptible de se faire accuser d’élitisme… lors même qu’une élite concrète gouverne déjà, avec ses avatars et ses cabotins.


K. Deveureux

samedi 17 septembre 2011

Réquisitoire contre la télévision.





Cet exposé veut avertir l’ensemble des publics des effets profondément néfastes de la télévision. Notre analyse ne s’inscrit dans aucune chapelle théorique, pas plus qu’elle ne poursuit un examen sociologique à la mode depuis environ une vingtaine d’années. Nous entendons reformuler le problème posé par la télévision à l’aide d’outils transdisciplinaires, comme la sociologie bien entendu, mais aussi la philosophie et l’anthropologie de l'homme cancéreux. Notre thèse affirme que la télévision va au-delà d’une contamination individualisée ; la télévision insémine une religion qui n’a pas de nom dans l’esprit des téléspectateurs, fidélisant les cerveaux et empêchant par conséquent la moindre intention de désobéissance civile. Le premier effet pervers du poste de télévision est donc celui-ci : il informe les gens avec une quantité abrutissante de données, toutefois il procède à la transmission des informations en suivant une crète morale rigoureuse dont l’équilibre garantit l’affaiblissement des énergies tout en excitant les opinions. Puisque l’information ne dépasse jamais vraiment le seuil de tolérance de ce que les gens sont prêts à intégrer, la télévision fait office de source incontournable car elle diffuse malgré tout des messages qu’elle seule peut concocter, trafiquer, en un mot mettre en scène. En se prétendant donc irremplaçable sans avoir à s’en justifier, la télévision étale son temps de parole comme une série ininterrompue de grandes messes dominicales. Une fois qu’un public est entièrement crédule, l’acte de changer de chaîne pourra se comparer à la souffrance d’un croyant qui est tenté par une autre croyance – il y aura parfois apostasie, infidélité provisoire ou athéisme sceptique, mais toujours la télévision trouvera un moyen de fabriquer des croyances adéquates afin de minimiser ses chances de perdre définitivement un « fidèle ». Car si la diversité des chaînes symbolise la diversité des religions, la télévision incarne le Premier Moteur de toutes choses.

En tant que telle, la télévision est saturée d’acteurs, de comédiens et autres nouveaux prêtres de la modernité. Orson Welles disait d’un grand acteur qu’il se caractérisait par un individu auquel il arrive de vraies choses. Par opposition, les fonctionnaires du monde audiovisuel ne sont qu’une pâte gélatineuse et très malléable, qui restituent le discours moral en provenance du Premier Moteur – ce Premier Moteur est en outre non identifié, sans attribut et dépourvu de concurrence ; il implique tout l’artifice du discours moral, toutes les pratiques de ses zélateurs, mais il est intouchable. Ces fonctionnaires sont donc des répétiteurs automatisés, mensualisés à prix coûteux, et de surcroît moins utiles qu’un véritable prêtre dans la mesure où ils n’utilisent leurs audiences qu’à titre de moyens. Un prêtre a au moins cet avantage qu’il considère en principe ses fidèles comme des fins.
La présence débonnaire du Premier Moteur est cruciale. En effet, comment expliquer que des personnes travaillent pour une entité qui n’a pas de forme organique ? C’est donc que parmi les fonctionnaires-prêtres s’articulent des hiérarchies où certains se sentent mieux investis que d’autres vis-à-vis des rapports possibles avec le Premier Moteur. En d’autres termes, on peut repérer parmi les travailleurs de l’audiovisuel des papes, des cardinaux, des évêques, des prêtres, et ainsi de suite jusqu'aux aides ménagers des monuments religieux. Nous devons définir plus précisément ces personnages et donner quelques exemples sans que nos listes ne soient exhaustives :

1/ Pape de la télévision : se dit d’un individu qui « est arrivé ». Il est l’interlocuteur privilégié des cardinaux qui souhaitent grimper le dernier échelon avant de connaître la totalité du discours moral - la Béatitude en un mot. Être pape, c’est être en accointance avec le Bien et toutes les manières de l’instituer. Si le Premier Moteur est inconnaissable par nature, le Pape est connaissable à la fois dans son image irréprochable (ou supposée telle) et dans ses actions – vouloir renverser ou critiquer un pape, c’est se condamner à devenir un iconoclaste, un scélérat ou un indésirable, et pas seulement dans le monde de la télévision. Par ailleurs, le Pape a acquis un tel niveau de respectabilité de la part de ses fidèles qu’il n’est plus réellement attaquable. Être pape, c’est donc encore le meilleur moyen de concrétiser ses arrangements, de renforcer sa puissance spirituelle et temporelle, et surtout de désigner ce que l’opinion a le plus tendance à rejeter dans le but de se rallier à un maximum de suffrages – il convient donc de suivre l’axiome suivant quand on fait de la télévision : « Tout mouvement politique déséquilibré comme les extrêmes sera de préférence ostracisé des discours ». Exemples de Papes : Michel Drucker, Jean-Pierre Pernaut, Michel Denisot (le moins influent des papes puisqu’il évolue sur une chaîne semi-payante, ce qui ne permet pas à sa religion particulière de se déployer avec toute la pompe des autres). Points communs : le Pape a donc un certain âge et son règne, le plus souvent, se termine à son décès. Ainsi, pour se débarrasser d’un Pape, il convient soit d’être un hérétique en priant pour sa mort, soit d’être un hérétique meurtrier en fomentant un assassinat. Jusqu’à présent, nulle tentative n’a été faite en ce sens, mais nous prévoyons que l’augmentation irrationnelle du charisme des Papes provoquera très bientôt des actions subversives de ce funeste acabit.

2/ Cardinal de la télévision : se dit d’un individu qui se soumet constamment à la volonté papale. Le cardinal écoute les paroles de la papauté et il en rédige les bulles par l’intermédiaire de ses actes publics. La position du cardinal peut s’avérer précaire compte tenu de la concurrence féroce. Il existe une authentique féminisation de la profession de cardinal étant donné que les femmes abusent de leurs atouts physiques pour se tailler une assiette socio-audiovisuelle. Ce sont le plus souvent des femmes non instruites qui n’ont bénéficié que d’obscures promotions, ou qui ont été « placées » selon le jeu des héritages. En tout cas, la position de cardinal est la plus exigeante de toutes : elle est à équidistance du rêve de l’accessit papal et de la chute au milieu d’un évêché dévalué. La cardinalité est en quelque sorte la classe préparatoire à la Papauté, ainsi il vaut mieux présenter une émission dans un studio parisien plutôt que se rendre célèbre dans des tournages provinciaux. Mais on a vu qu’à l’instar des Grandes Écoles de France, la cardinalité avait depuis quelques années inauguré des postes de cardinaux pour les minorités visibles (Canal Plus, par exemple, a donc fait croire que les Noirs et les Arabes bénéficiaient d’une superbe reconnaissance sociale dans notre pays). Exemples de cardinaux : Laurence Ferrari, Patrick Poivre d’Arvor (retombé au grade d’évêque alors qu’il était à deux doigts de devenir Pape), Nagui, Arthur, Alexia Laroche-Joubert (éminence grise), Jean-Pierre Foucault, David Pujadas, Julien Lepers, Claire Chazal, Nikos Aliagas (la plus spectaculaire des ascensions à ce poste), Marie Drucker (cardinalité immuable, profite de l’immunité du Pape Michel Drucker ; elle sera très certainement la première papesse de la télévision, d’autant qu’elle bénéfice d’affinités politiques inexpugnables). Points communs : les cardinaux gravitent régulièrement soit dans la présentation des JT, soit dans l’animation des jeux ; ils peuvent évidemment se révéler cumulards. Ils prouvent de la sorte leur capacité à diffuser la parole morale demandée en creux par les Papes, et imposée en puissance par le Premier Moteur. Il y a d’autre part une véritable mixité chez les cardinaux même si les femmes de ce groupe social ne brillent guère par leur esprit. Là aussi, on note que l’âge est plus ou moins de l’ordre de « la cinquantaine », sauf pour PPDA et Julien Lepers qui incarnent respectivement et ontologiquement la déflation et la stagnation.

3/ Évêque de la télévision : se dit d’un individu qui jouit d’une visibilité morale mais qui souffre d’être transféré d’une chaîne à l’autre, ou d’un horaire à un autre. Cela étant, son transfert est tout de même la preuve d’une incontestable réussite, et tout évêque peut évidemment atteindre l’état de cardinalité. Les profils des évêques sont variés bien qu’ils aient pour la majorité réussi leur parcours grâce aux « réseaux » qui comptent. L’évêque est un personnage déterminé, souvent vorace, et il fera preuve d’injustice si un mauvais comportement peut passer pour une bonne action au détriment d’un autre évêque (ou pire, d’un prêtre). Il existe au sein des évêques des personnalités non ambitieuses qui ont reconnu qu’elles n’avaient définitivement pas la carrure pour se faire cardinal. Ce sont en général des personnes qui ont la certitude de ne plus redevenir prêtre – en effet, rares sont les évêques à descendre d’un échelon, ce qui fait que le statut d’évêque apparaît dans le métier comme le plus indolent de tous. Malheureusement, du fait de la domination des Papes et des Cardinaux, les évêques essuient de nombreux caprices et de considérables jalousies, ce qui ne les aide pas à faire la part des choses entre la religiosité de la télévision et l’existence du monde empirique. Être évêque, donc, c’est avoir un bonheur irrégulier malgré l’argent, et beaucoup de soucis ponctuels. Exemples d’évêques : Laurent Ruquier (passé tout récemment de cardinal à évêque, mais une victoire du PS en 2012 le propulserait de nouveau vers la cardinalité), Frédéric Taddéi (évêque à vie), Nelson Monfort (évêque de complaisance), Laurent Luyat (évêque indolent qui a érigé la médiocrité du commentaire sportif au rang de catégorie aristotélicienne), Jean-Marc Morandini (historiographe de la religiosité, sorte de moine copiste), Vincent Lagaf (allégorie de l’évêque pitoyable et pathétique), Marc-Olivier Fogiel (on le promettait pape mais il n’a pas su jouer de ses réseaux quand cela aurait compté), Valérie Damidot (personnalité manipulatrice dont les rondeurs sont intrumentalisées afin que la ménagère s'identifie), Jean-Luc Reichmann (sera bientôt cardinal s’il reste à TF1), Ali Baddou (promotion récente, vient d'obtenir son Habilitation à Diriger des Recherches), Benjamin Castaldi (hybride évêque/cardinal, n’a pas encore défini sa position aux yeux des fidèles mais personne ne serait surpris de le voir bientôt cardinal), Frédéric Beigbeder (évêque multiformes et pervers polymorphe, incarne la propagation ontologique en vertu de sa faculté d’imposer une reconnaissance accidentelle due au déterminisme social – il est donc promis à la cardinalité dans une dizaine d’années, ce qui viendra lorsqu’on lui décernera forcément un Prix Goncourt), Alessandra Sublet (déception immense car elle était une humble prêtresse autrefois), Christophe Dechavanne, Julien Courbet, Patrick Sabatier, Patrick Sébastien (un déçu qui sait que la cardinalité sera difficile, néanmoins ses efforts pour y parvenir sont en même temps louables et pathétiques), etc. Points communs : par leur nombre, les évêques sont logiquement indiscernables ; ils peuvent se remplacer l’un l’autre sans vraiment que l’on s’en aperçoive, sauf si l’évêque est sur le point de toucher à la cardinalité.

4/ Prêtre de la télévision : se dit d’un individu « commençant », souvent diplômé et excellent connaisseur des « réseaux » qui comptent. Le prêtre est donc une personne qui a obtenu un diplôme (nous ne discuterons ni la valeur de ces diplômes, ni du problème de la reproduction des élites) et qui a pu être « poussé » par une connaissance familiale ou amicale – en l’occurrence soit par héritage, soit par intérêt, rarement par vocation. Bien entendu des prêtres prolétaires existent car ils justifient de la moralité de surface de ce petit cosmos refermé sur lui-même qu'est la télé. Si tout fonctionnait par le biais du réseautage, alors l’Église ne serait plus crédible et plus personne ne voudrait apprendre à devenir un prêtre, ni ne rêverait, pourquoi pas, de devenir un jour un Pape. Le prêtre instancie par conséquent le meilleur objet transitionnel pour faire croire au téléspectateur crédule qu’il a parfaitement réussi ses examens de première année en théologie audiovisuelle. Si bien que le prêtre se doit de représenter un idéal pédagogique (le diplôme), un idéal physique (la bonne présentation ou image du petit ami modèle/petite amie modèle), et enfin un idéal de totale obéissance (la probité, qui sert de modèle/patron aux enfants qui veulent ressembler à ces personnages). Il est en outre impossible qu’un prêtre ne dise rien sur un Pape. Un prêtre, que ce soit publiquement ou en coulisse, se prononcera toujours positivement sur un Pape. Le prêtre, malgré sa position de « rookie », justifie toute l’articulation de la hiérarchie religieuse du monde audiovisuel. Sans les prêtres, il n’y a pas de liturgie et de prosélytisme, ni de croisades contre les extrémismes. Exemples de prêtres : Cyril Féraud (le « minet » prêtre paradigmatique, véritable génie pour faire un pont entre la prêtrise débutante et les seniors), Raphaël Enthoven (le « philosophe de service » malgré lui, qui a rallié à sa cause première des causes efficientes comme le tout nouvel impétrant en théologie Ollivier Pourriol, Vincent Cespedes, et plus discrètement Géraldine Muhlmann, à moins que ce ne soit l’inverse, sans oublier Michel Onfray etc.), Fabien Namias (exclusivement le fils de Robert Namias, absolu représentant de l’héritage automatisé dans son système bien huilé), Mouloud Achour (dont l’avenir sera compliqué en cas de persistance du sarkozysme – précisons ici que la religion télévisuelle va de pair avec l’instrument politique ; il n’y a pas de laïcisation entre la télévision et la politique, les deux instances y allant de leurs hiérarchies concurrentielles mais savamment complémentaires), Natacha Polony (qui a monté les échelons très graduellement en multipliant ses interventions auprès de l’évêque Taddéi), Audrey Pulvar (ancienne de l’évêché et qui n’y reviendra plus sauf en cas de victoire du PS en 2012), Arielle Boulin-Prat (une incroyable constance dans la prêtrise, mais en même temps une incroyable rhétorique de la morale didactique), Hervé Mathoux, Jean-Michel Apathie (restera éternellement un prêtre à cause de son parcours scolaire tardif, preuve de sa lenteur à assimiler les indices de la bi-présence Premier Moteur/Politique, ce qui explique en fin de compte son désir de commenter la politique à satiété, en somme son désir de comprendre le fait religieux dans sa plus pure authenticité), Carole Rousseau, Estelle Denis, Éric Naulleau (probablement hérétique mais a cependant montré des efforts en prenant la plus petite des églises qu’on pouvait lui offrir), Mélissa Theuriau (seul un divorce avec Djamel Debbouze pourrait recapitaliser son potentiel à l’évêché), toutes les présentatrices de I Télévision qui s’apparentent davantage à des « starlettes » qu’à des professionnelles, etc. Points communs : jeunesse relative voire adolescence tardive (adulescence), ambition démesurée, souffrant de pleonexia pour reprendre une terminologie d’Aristote dans Éthique à Nicomaque. Conséquence : les prêtres ne préparent aucunement une éthique du vivre-ensemble et de la justice, ils échafaudent la constance des publics pour perpétuer la morale hypocrite du Premier Moteur. Les prêtres sont donc les premières personnes dont il faudrait se débarrasser pour assainir la nécrose spirituelle qui touche la France. Peut-être alors pourrait-on envisager une sincère désobéissance civile.

Cette typologie ne va pas jusqu’à se préoccuper des vrais « ouvriers » de la télévision, qui sont ceux qui souffrent les pires atrocités morales (William Leymergie, que nous n’avons pas classé, s’est démarqué en tant que diffuseur public de l’atrocité d'après certaines rumeurs). Cependant, cette typologie doit aider le lecteur de bonne foi à entreprendre en lui-même les modifications fondamentales qui pourront nous conduire vers une vie de l’esprit retrouvée. Tant que la télévision habitera les logements de France, le pays s’enfoncera dans l’obscurantisme et la lobotomie. La laïcisation de demain consistera en une séparation franche de la télévision et des téléspectateurs. L’audience de la télévision doit procéder à sa métamorphose ovidienne réussie, à savoir qu’elle se doit de devenir spectatrice de la vie au lieu de se prosterner devant le simulacre télévisuel. Car, dans le fond, qu’est-ce que la télévision sinon l’habile structuration d’un monde factice où les religieux se congratulent mutuellement tout en accentuant la facticité du lien de leur monde avec le nôtre ? C’est qu’on ne mesure pas suffisamment l’outrecuidance de ces émissions de télévision qui traitent de… l’histoire de la télévision ! Si l’on veut se préoccuper d’histoires factices, nous conseillons au lecteur de bonne foi de se mettre entre les mains un bon roman (c’est-à-dire non chroniqué à la télévision) et de jeter par la fenêtre sa télévision. Quand les postes de télé joncheront les trottoirs et les décharges, alors nous serons parvenus aux prémisses d’une désobéissance civile vérace. Et pour ce faire, nulle violence sinon la violence envers soi. Les gens de télévision sont comme les sophistes : si personne n'écoute leurs discours, alors le sophiste meurt en son principe.
De toute évidence, cette typologie annonce les préliminaires d’une méthodologie que les publics devront s’approprier et affermir. Il est conseillé de garder sa vigilance dans les milieux connexes de la télévision : littérature contemporaine, radio, cinéma français d’héritage etc. Les tentacules de la religion sont effectivement infinis, en quoi il est urgent de les sectionner à la racine puisqu’il est impossible d’en repérer le bout. Que nos propos, néanmoins, ne soient pas déformés : nous n’appelons pas à l’assassinat des Papes, mais nous les avertissons qu’une sédition à leur encontre ne serait aucunement surprenante compte tenu des valeurs épouvantables qu’ils transmettent.
Enfin, un certain nombre de remarques éparses s’imposent, car elles vont aider le lecteur à mieux se figurer le cancer télévisuel que nous voulons éradiquer. De ce point de vue, notre seconde thèse n’est pas moins accablante que la première : nous affirmons que la télévision est la cause sous-jacente de quelques cancers généralisés, notamment les cancers du cerveau et de l’estomac (le cerveau car il se ramollit au contact de la télévision, l’estomac car il subit des aigreurs à cause des discours ultra-moraux de la télévision). Notons que mourir d’un cancer de l’estomac est une preuve d’intelligence : un estomac où les tumeurs ont métastasé prouve que le cancéreux n’en pouvait plus de ce qu’on lui donnait à voir ou à entendre. En revanche, un cancéreux du cerveau s’est enfoncé dans l’abrutissement ultime qui l’a conduit à une agonie abominable. Encore une fois, nous fondons notre propos sur des intuitions vives, car il n’est pas question de faire de tous les cancers de l’estomac et du cerveau des effets des nombreux contacts avec le poste de télévision. Revenons donc à la promesse de nos remarques désordonnées :

- Redevance télévisuelle : impôt religieux et organe d’asservissement. Le fait de payer cette taxe signifie en creux que la parole télévisuelle pourrait éventuellement être de qualité, ce qui est un raisonnement fallacieux.
- Séries télévisées : les seuls programmes qu’il faut sauvegarder car ils sont l’institution d’une base de l’esprit critique (sauf les séries françaises). Cependant, il ne faut plus les regarder à la télévision, mais les télécharger ou les acheter pour les voir sur ordinateur.
- La publicité fonctionne comme une grande base de revenus de la religion télévisuelle. La bonne parole du Premier Moteur favorise l’abâtardissement, ce qui oriente le téléspectateur vers une obéissance passive devant les publicités. Du reste, zapper provisoirement pendant une publicité, ce n’est pas quitter une religion, mais c’est donner une chance à une autre chaîne de rendre crédule un téléspectateur désireux de se convertir (souvent désireux d’une telle chose sans s’en apercevoir). Mais zapper pour revenir au programme interrompu, c’est la preuve ultime de sa croyance.
- Il va de soi que la rediffusion des émissions de télévision sur internet est un fléau. D’autre part, si l’on souhaite revoir sur le « web » une émission que l’on a déjà vue sur la télévision, c’est que l’on incube un cancer du cerveau très probable.
- Le « Zapping » est un « zapping » de croyances. Il est l’un des pires outils de propagande du monde audiovisuel.
- Les programmes du samedi soir sont régulièrement les plus religieux. C’est le samedi soir que la psychologie humaine est prête à se convertir. Les couples qui répètent les soirées télévision en fin de semaine devraient immédiatement divorcer ou jeter leur télévision par la fenêtre.
- La téléréalité est un sophisme. Elle est une « boîte à bac de théologie » qui ne cherche qu’à fidéliser des téléspectateurs tout en recrutant de temps à autre un prêtre vecteur de la banalité humaine. La téléréalité, ainsi, veut fonctionner comme une immense machinerie financière, mais elle n’est en définitive qu’un succédané de la psychologie des foules. Par contre, la téléréalité, à force de creuser toujours plus profond, risque d’augmenter le nombre de cancers de l’estomac, ce qui peut in fine accroître le coefficient de lucidité des croyants. Toutefois, les inconditionnels de la téléréalité vont sûrement mourir d’une attaque cérébrale car un cancer serait pour eux un trop long processus du simple point de vue pathologique – le cancer prend du temps pour se développer alors que l’attaque survient sans prévenir.
- Le doctorat de théologie audiovisuelle des nouveaux prêtres demeure flou dans ses UE (Unités d’Enseignement). Apparemment, on dirait que la religion télévisuelle se répand dans les Grandes Écoles, ce qui nous fournit un indice non négligeable sur les lieux que la sociologie doit de nouveau remettre en question. Pour le moment, il n’existe pas d’examen ritualisé comme le baccalauréat, certainement parce que les prêtres veulent garder le secret de leur intronisation finale.
- La télévision est un des pires lieux de discrimination physique. Le physique prime sur le cerveau, mais quelque part cela est logique dans la mesure où la répétition de la parole du Premier Moteur n’implique aucune capacité intellectuelle. L’effet pervers, c’est que l’absence d’utilisation de la masse cérébrale chez les fonctionnaires de l’audiovisuel les dispense d’un cancer foudroyant - nous entendons par là que leurs cerveaux ne sont pas même passifs, mais ils sont complètement confondus dans le Premier Moteur, sorte de protection mithridatisante pour l'ensemble du personnel télévisuel. Ceux qui partent d’un cancer sont bien souvent les hérétiques qui se cachaient ou qui résistaient devant toute cette médiocrité puante (saluons ainsi Alain Gillot-Pétré, Yves Mourousi et Patrick Roy, qui incarnaient les derniers reliquats de morale réelle dans le ventre du Premier Moteur, et plus spécifiquement dans le ventre de TF1). Naturellement, à partir d’un certain âge, la mort par cancer ne compte plus. Pour se prétendre hérétique, il faut contracter un cancer avant d’avoir atteint un certain âge – encore à déterminer dans notre étude.
- Les jeux télévisés sont un apprentissage de la cupidité et de l’abrutissement consenti de la raison humaine. Julien Lepers ne doit pas faire illusion car son jeu dépend moins d’une intelligence vive que d’une faculté d’avoir révisé ses classiques. Lepers met donc en exergue une majorité de candidats qui savent qui a écrit La Critique de la Faculté de Juger mais qui ne l’ont jamais lue, et ne la liront probablement jamais.
- Ce point sur la philosophie du jugement kantienne pour interroger la recrudescence de « philosophes » de métier à la télévision. Le fait que ces gens-là n’aient pas continué leur rôle de professeur (ou le continuent à côté), peut révéler deux choses : 1/ Qu’ils ont accepté de devenir des religieux car cela payait davantage qu’un salaire d’enseignant au lycée ou à la fac. 2/ Qu’ils continuent (pour ceux qui continuent) à enseigner afin de se prémunir d’un cancer. Mais ceux-là devraient faire attention : ce statut hybride du philosophe médiatique est, nous le pensons, la meilleure rampe de lancement pour un cancer de l’estomac ou de tout autre organe du système digestif.
- La présence d’animaux domestiques sur quelques plateaux de télévision sert d’outil d’identification avec les « bonnes familles crédules » des programmes du soir. Ces familles se retrouvent devant la télévision quasiment tous les samedis de l’année, cela est logique. Ces familles connaissent aussi les tenants et aboutissants de la chimiothérapie, ou alors elles les connaîtront bientôt.
- Les extrémistes qui se disent rebelles (électeurs du Front National ou du Front de Gauche) et qui se plaisent (surtout les premiers) à dénoncer un relatif « enjuivement » du milieu télévisé, sont la plupart du temps les meilleurs fidèles de la religion audiovisuelle. En effet, comme ils n’ont rien dans l’esprit, ils se mettent des références télévisuelles en tête afin de se construire des sujets de conversation.
- Le sport télévisé est un affreux piège de fidélisation. Nous conseillons les « streamings » de qualité pour lutter contre ce fléau.
- Ceux qui ne regardent pas la télé ou qui la regardent à dose homéopathique ont des chances de souffrir de dépression au travail, leurs collègues ne cessant pas de parler de ce qu’ils ont « vu à la TV ». Le pire de ce constat sociologique, c’est que ceux qui possèdent les places les plus attractives dans les entreprises sont rarement les plus ignorants en matière de culture télévisuelle, donc en matière de culture religieuse.
- Les autodafés sur tous les magazines religieux qui intensifient l’existence du Premier Moteur sont vivement conseillés. Le problème principal de ce type de magazine, c’est qu’il fonctionne comme une trace tangible de la religiosité dans le quotidien des consommateurs quand ceux-ci ne regardent pas la télé. En corollaire, les magasins de télévisions doivent être plastiqués.
- Un être humain qui ne sert strictement à rien, c’est un être humain qui travaille et qui pense, en se rassurant, qu’en rentrant il va pouvoir retrouver son programme favori. Ce phénomène, parmi les chômeurs, peut être la cause première de l’état de chômage.

Le lecteur a l’autorisation de continuer cette liste non exhaustive de remarques. Nous ne faisons qu’impulser un mouvement révolutionnaire d’ampleur non violente. La fin de la télévision fera revenir parmi le monde les génies d’hier, qui sont écrasés par cette religion pesante. Car nul génie ne se complaît plus d’une fois dans une émission de télévision. Dans le cas contraire, c’est que c’est un génie cupide, et la télévision devrait les surveiller car ce sont eux les premiers qui voudront organiser un attentat au sein de ce monde privé, mais paradoxalement hyper-public. Le génie cupide est un non-prêtre qui souhaite brûler les étapes.

Bien cordialement à vous,

Khalid Bouachiche, Konstantinos Deveureux.

lundi 15 août 2011

Après l'indignation molle, la révolte vérace.



Le ralentissement de la raison causé par la période estivale ne nuit en rien à l’exercice de la faculté de juger. Nous avons pris acte des émeutes londoniennes. Il nous a paru essentiel de réagir, mais seulement une fois les esprits apaisés. Nous avions indiqué il y a plusieurs mois deux points cruciaux ; nous les restituons selon l’ordre chronologique où ils ont été évoqués : 1/ Les banlieues françaises n’ont pas été soutenues par la politique de la société civile malgré les mouvements qui les ont secouées depuis environ les cinq dernières années. Les jeunes de banlieue vivent en étant amputés de certaines références, comme par exemple l’existence des Universités – très souvent, les lignes de bus ne rejoignent même pas les centres urbains quand on vit dans telle ou telle cité. De ce fait, ils expriment une colère en ne sachant pas toujours frapper aux endroits douloureux. En d’autres termes, les émeutes françaises sont moins néfastes pour ceux qui sont supposés être visés que pour ceux qui sont susceptibles d’être comptés parmi les contingents rebelles – c’est le serpent qui se mord la queue en croyant qu’il passe à l’offensive. En somme, la banlieue n’a pas un plan efficace pour manifester, et nous ne leur conseillerons pas de se syndicaliser (eux ne seront pas assez bêtes pour s’inféoder à un mécanisme qui prend possession des grèves pour mieux les contrôler). 2/ Les lycéens, à l’automne 2010, ont parlé de « faire la révolution » avant de sagement retourner étudier. L’étouffement du mouvement parisien a été particulièrement drôle à nos yeux. Comme d’habitude les « grands » lycées ont fait semblant de relancer un communisme sartrien (en l’occurrence un non-engagement politique), tandis que les autres ont profité d’un effet boule de neige pour relâcher pendant un moment la pression sociale d’une année de Terminale – passé la Toussaint on n’a plus rien vu, et le Baccalauréat a atteint en juillet dernier des taux records de réussite avec les contextes que l’on sait. On voit donc parfaitement le contraste entre deux jeunesses :




- La jeunesse des banlieues qui manque de moyens pour agir, mais qui manque aussi d’intelligences pour faire perdurer les actions (y compris les plus violentes).
- La jeunesse « bohême » qui s’invente des révolutions en ignorant la première jeunesse, celle qui compte car la plus énergétique pour la démocratie. Le lycéen de Paris, pourvu qu’il fasse son rebelle en semaine et qu’il aille à la piscine des parents en fin de semaine, sera satisfait.

Nous appelons ainsi la jeunesse banlieusarde à réinvestir le plan d’action des émeutes. Ce qu’il faut bousculer, ce sont les lieux où se dégagent les perfidies d’un système qui déguise l’aristocratie reproductrice en égalité des chances. Les émeutiers doivent impérativement assiéger nos « grandes » Écoles et toutes les structures afférentes à ces réseaux de formatage. Un pays ne peut pas avancer sereinement en pratiquant deux vitesses trop distinctes. Ce sera bien pire dans une ou deux décennies si la jeunesse des banlieues ne pratique pas bientôt sa révolution initiatique. On se dirige peut-être vers un soulèvement deux fois plus infernal que celui de Londres si la gouvernance française continue à masquer le fond du problème. Une action politique intelligente serait de vraiment commencer par faire fusionner les grandes Écoles et les Universités. La simplicité de la solution est souvent l’apanage d’une résolution causale plus vaste. Appelons cela le « courage de la vérité ». Nous avons prévu beaucoup d’événements depuis le début de nos réflexions, aussi nous prenons nos lecteurs à témoins en cette date symbolique du 15 août pour qu’ils se souviennent de ce que nous avons écrit lorsque tout cela arrivera sur la scène historique.






K. Bouachiche, K. Deveureux






* en photo : un exemple d'indignation molle à l'ENS rue d'Ulm.

vendredi 22 juillet 2011

Prothèses de la tête.



Cher collègue,

Vous décrivez ce que j’appelle les esprits de la prothèse, à savoir les pouvoirs cérébraux qui ne savent plus fonctionner sans la duplication d’une identité numérique. C’est ainsi que les personnes s’inventent une réalité meilleure sur les réseaux sociaux, se définissant selon les intuitions d’attente des autres candidats à la prothèse virtuelle. Et comme nous vivons une période où « ne pas se prendre la tête » tient lieu de sagesse, cela impose une déréalisation intellectuelle de l’ère numérique, mais qui ne fait que redécouvrir autrement un phénomène déjà ancré dans la vie sociale de tous les jours. La « déprise » de sa tête est un double retranchement : d’abord une décapitation des pouvoirs de tenir une conversation, ensuite l’abattement des facultés d’utiliser les nouvelles technologies avec pertinence.
Cette situation est très dérangeante car elle met en évidence une définition de la normalité qui ne présage rien de joli. Ici, il faut peut-être remettre dans la mémoire du lecteur que la notion de normalité a été philosophiquement formalisée par Auguste Comte dans le but d’impulser la théorisation de l’homme biologique et social. Dans le Cours de Philosophie Positive, Comte construit une image de « l’homme normal » qui, dans sa méthodologie, fonctionne comme une abstraction. Il s’agit d’un point de repère qui vise à épaissir notre observation de certaines régularités (la normalité au sens générique) afin de mieux appréhender les accidents des séquences normales (les pathologies). Le « type normal » façonné par Comte valide une fréquence de phénomènes qui sont subjectivement reconnus par l'ensemble de la population pensante. Si je devais fournir un exemple concret de cette méthode, je dirais par exemple que les blondes sont réputées pour être des idiotes ("type normal" d’idiotie des blondes), et que cette abstraction de normalité nous encourage à percer à jour les blondes intelligentes (possiblement la fausse blonde pathologique). L’enjeu, c’est de savoir expliquer les variations quantitatives d’un segment de la vie sociale pour éviter les erreurs de jugement quand on rencontre un seuil de modificabilité important dans tel ou tel phénomène. C’est la raison pour laquelle une intelligence généralisée de la blondeur féminine nous interpellerait si elle arrivait un jour. Puisque nous avons subjectivement intégré que les blondes sont souvent des femmes précieuses et ridicules, nous agirions très vite sur nos catégories ontologiques si le phénomène tendait subitement à s’inverser. En d’autres termes, Comte, en créant l’abstraction d’un « type normal », nous incite à anticiper l’excroissance pathologique de la normalité.

La normalité arrête le désordre du pathologique en un point donné de la vie sociale. Avant que les réseaux sociaux ne viennent s’incuber dans les esprits faibles (population non pensante, qui ne se prend pas la tête), il était normal de tisser soi-même ses relations, et cette activité pouvait prendre du temps. L’homme, avant les réseaux sociaux, était un être davantage nomade. Nous vivions alors comme des araignées sociables alors que maintenant nous avons un comportement de mygale traquée. En outre, la définition de la normalité de l'ancien jeu social nous aidait à repérer les écarts pathologiques comme le repli sur soi (il ne saurait exister aucun sage solitaire) ou encore l’érotomanie. Ce qui ne va plus, je le faisais remarquer, c’est que les mygales que nous étions ont perdu de leurs forces parce qu’elles se retrouvent traquées. Non seulement les réseaux sociaux imposent une forme de repli sur soi (l’hyper-gestion de son profil), mais aussi l’érotomanie (on veut que tout le monde nous aime). Le règne animal des humains d’Occident est malade et il n’est pas prêt à faire l’inventaire courageux des nouveaux types de normalité. Ce règne animal se dit que les modes sont normales, ce qui affranchit les réseaux sociaux de toute critique substantielle. Cela favorise la présence d’un écosystème cancéreux où les gens s’ennuient de vivre et craignent de perdre les privilèges de leur double numérique. On peut avoir le cancer en vrai et le cacher sur un réseau social, mais c’est une entreprise de dissimulation vouée à l’échec car un décès, sur un réseau social, se définit dès lors que l’utilisateur n’a plus donné signe de ses connexions pendant un certain temps. Cinq semaines de déconnexion (équivalentes à cinq semaines de congés payés) ont toutes les chances d’être un acte de décès. Pour les professeurs comme nous qui sommes régulièrement en vacances, il faut attendre dix semaines hors des réseaux sociaux pour stipuler d’une mort très vraisemblable.

Ces applications de la philosophie positive de Comte nous aident à faire sortir le concept de normalité de son carcan intellectualiste. C’est la base de l’expérience de la vie quotidienne qui m’indique le champ d’investigation que je suis en train de suivre.
Pour reprendre donc le cours de ma réflexion, je dirais ceci : l’époque contemporaine gratifie les rébellions (mensualisées de préférence, telles les féministes qui jouissent d’une situation sociale privilégiée) tout en étant friande de normalité. La médicalisation à outrance prouve le fondement de mon propos. Plus une société est disciplinaire ou biopolitique, pour suivre le raisonnement de Foucault, plus la normalité et la performance existent. La discipline du comportement professionnel dans le milieu des cadres crée actuellement des pathologies suicidaires, notamment chez France Telecom, qui a élevé le temps de travail à l’art de mettre fin à ses jours. La société n’a pas de réponse adéquate à pareille ignominie, donc elle fait progressivement entrer le suicide des cadres dans la case de la normalité. Si bien que ne pas avoir d’idée suicidaire quand on travaille à France Telecom devient un gage de pathologie. Quant à la biopolitique, on pourrait citer le cas des technologies comportementales : la prolifération des indications dans les transports en commun suscite une politique du déplacement des corps, que l’on retrouve comiquement distribuée dans l’organisation des grèves. Un syndicat ne fait rien d’autre que normaliser un mouvement social, ce qui empêche l’effet de spontanéité qui mettrait véritablement le pouvoir politique sur la sellette d’une décision rapide. En gros, on comprend qu’entre le disciplinaire et le biopolitique, il y a un effet entre-nourricier qui constitue le socle d’une normalité silencieuse. On s’étonne après de ne pas réussir à intégrer dans nos discours judiciaires le cas des grands criminels.
L’ultime effet de ce cancer de la normalité rampante (être sur un réseau social = avoir une vie excitante) montre les limites à nos façons de condamner l’anormalité. La pression sociale de nos sociétés occidentales fait que chacun en vient à juger de l’anormalité sans même plus se poser la question de l’efficacité d’un tel concept. En outre, un concept reste une abstraction potentiellement utile ! Ainsi, les gens ne savent plus faire d’abstraction intelligente à cause de la matérialisation des esprits, et ce faisant ils ne savent plus s’abstraire de leur « Je » souverain qui s’est volontairement décapité (« sans prise de tête », par conséquent sans utilisation de la raison). On jugera donc une personne anormale si elle ne rentre pas dans le cadre de notre petite vie car l’absence d’abstraction amenuise la possibilité du mécanisme d’empathie. En revanche, on est en droit de se demander ce qui produit et renforce la normalité non-interrogée, c'est-à-dire la normalité matérielle qui préside à la normalité en tant que concept. Eh bien je crains que ce ne soit la télévision, ce nouvel écosystème où la tête s’abandonne pendant que le corps ingurgite de mauvaises nourritures. Le « type normal » réside dans la télévision, et je ne vois rien d’autre que la destruction de la télévision pour sauver la société occidentale. J’applaudirai donc le premier homme qui aura le « courage de la vérité » pour encore m'exprimer comme Foucault, c'est-à-dire le courage d’aller par exemple sur un plateau de jeu télévisé, armé d’un sabre, et de décapiter un maximum de personnes. Peut-être alors que l’on s’apercevrait qu’il faut se « reprendre » la tête.

Respectueusement,

Konstantinos Deveureux

samedi 16 juillet 2011

Métaldéhyde et crustacés.




Mon cher collègue,

L’utopie nous a quittés. Depuis peu, on assiste au grandiose spectacle du non-renouvellement des pensées. Nous avons exploré beaucoup de pistes et celles que vous avez évoquées sur ces réseaux qui comptent montrent une fois de plus la situation d’étouffement sociologique à laquelle nous ne pouvons échapper. Une génération acide est en train de pousser tel un champignon du Diable, lui-même aidé par les pluies toxiques du déni de raisonnement. Qu’est-ce que j’entends par cette expression ? Sigmund F. a défini le déni comme la non-considération partielle ou totale du sens de la réalité. Pour ma part, c’est un phénomène différent qui régit à l’heure actuelle la jeune génération. La seule expression présente dans la bouche de nos ados est « sans prise de tête ». On milite donc pour un anéantissement du cerveau. On souhaite hardiment devenir des cyborgs de l’intelligence. Il s’agit d’un gimmick intéressant qui se retrouve chez une partie des trentenaires désabusés qui refusent de se confronter à des problèmes d’ordre sociétal en revendiquant un bonheur idéal et préfabriqué que les industries pharmaceutiques d’antidépresseurs dépeignent sans scrupules. Il est bien là, le refus de conscience, l’absence de prendre des décisions, l’abnégation d’être responsable dans une société qu’on conteste mais à laquelle on ne veut surtout pas reconnaître une part d’engagement. Ainsi, on vit dans un environnement aseptisé de tout sentiment humain et réel. On se plonge dans une maison percluse de 72 caméras, et à l’image de ce landau ou Nautile que cet artiste belge a promené dans son village natal, on cherche à garder près de soi toute la collection de ses valeurs. Ce ramassis de vieilles attitudes pourraves forme ainsi une coquille, se révélant être un formidable rempart à toutes les vicissitudes du monde. Patrick Van Caeckenberg exprime donc de façon véritable l’hégémonie de la vie gastéropodique. Ainsi, la solitude des valeurs devient mobile ou mouvante, et on se retrouve avec des milliards d’atomes humains qui, s’asphyxiant dans le paradoxe protectionniste de leurs coquilles, cherchent en vain à établir du lien. Néanmoins, la fabrication calcaire de ces coquilles n’est que le début d’un long processus d’isolation.

Une fois notre collection privée de valeurs établies, on effectue aussi souvent que possible des simulacres de retraite spirituelle au sein de notre cuirassé calcaire, nous permettant de fuir une quelconque responsabilité démocratique ou citoyenne au moment venu et nous targuant d’une incompatibilité de valeurs.
On se cache derrière un semblant de lieux communs qui nous permettent de noyer le cœur du problème. Ainsi le gimmick revient et on entend un cinglant « moi, je ne veux pas me prendre la tête ». On peut interpréter ce slogan publicitaire comme une volonté de déraisonner, de régresser à une responsabilité enfantine, de se rendre aveugle de la réflexion. Je ne parle pas d’une certaine superficialité de l’humanité, non point du tout, car pour moi chaque être possède une véritable complexité qu’il est difficile de mettre en exergue. Je parle ici d’un véritable soubassement de la pensée. On enfouit ses ressentis pour les métamorphoser en structure calcaire.
Je ne parle pas non plus des théories de notre ami Freud puisque tout cela reste conscient. Ceci explique pourquoi tant de jeunes décident de suivre la voie que leur imposent parents et milieu social, générant ainsi une parfaite absence inconsidérée du facteur risque. Ce qui justifie également que de nombreuses personnes souhaitent en secret se révéler autrement dans une image numérique. L’image numérique est une coquille facile à créer et à gérer. Elle est plus dure également dans son enveloppe. Sur le numérique, on peut mentir sur soi tout en gardant une certaine forme de vérité. Et il n’est pas étonnant d’entendre ces starlettes de téléréalité vouloir faire du cinéma plutôt que du théâtre au sortir de leur néant médiatique. Le théâtre est synonyme de lâcher prise tandis que sur un plateau de tournage, l’investissement dans le rôle s’effectue par moments intermédiaires. La prise de risque est donc mesurée et contrôlée.

Dans un deuxième temps, je définirais la coquille protectrice comme un apanage calcaire. Vous parliez de libertinage intellectuel, je parlerai de tolérance héréditaire. En effet, on croit choisir son mode de pensée, mais en réalité nous n’héritons que d’un fief de valeurs transmises par nos parents tel que je l’ai déjà évoqué en parlant de « pédophilie mentale ». Nous sommes donc en présence d’une génération qui refuse de s’immerger dans un travail d’engagement de la pensée. Cette génération est également porteuse d’un système d’héritage rondement mené qui facilite davantage le gimmick de nos jeunes adolescents. Mais cela devient dangereux dès lors que ce substrat de génétique calcifié se revendique comme personnalité ou identité sociale. C’est d’autant plus nocif dans la mesure où elles (personnalité et identité sociales virtualisées) deviennent des revendications militantes, lesquelles ne peuvent entrer dans un mode de reproduction où les pensées se renforcent par l’entremise des expériences.
L’expérience et/ou l’accident de vie sont bel et bien les seuls moyens de mettre à mal ces bulles calcaires de préjugés. Néanmoins, au lieu de provoquer de petites fissures d’ouverture, l’accident de vie ne fera que générer de nouvelles calcifications, celles-ci différentes des précédentes, certes, mais en totale solitude et hors de toute solidarité. On nous fait accroire au concept fabuleux du métissage mais celui-ci n’existe pas dans sa forme véritable. Le mélange des valeurs, aujourd’hui, ne se résume qu’à un catalogue où se côtoient uniquement des valeurs différenciées. Et bien souvent le facteur temps provoque une soumission d’une de ces cultures étant donné que nous vivons selon le principe des valeurs dominantes.
Nous sommes donc dans une impasse. Un monde qui s’ouvre encore et encore, et paradoxalement une schizophrénie naissante à vouloir participer à cette ouverture tout en vivant caché derrière sa coquille héréditaire.

Métaldéhydement vôtre,

K.B

jeudi 7 juillet 2011

Les réseaux qui comptent.






Mon cher collègue,

Votre contribution à l’élucidation de la société est si adroitement formulée qu’elle appelle de ma part la réponse aux vérités urgentes que vous questionnez. Ce qui m’a atteint dans votre argumentation, c’est la création d’une nouvelle agglomération de personnes : les « sans papiers » de la connaissance, que l’on pourrait également nommer les banlieusards du diplôme. On doit interpréter cette accréditation négative avec les données positives de l’expérience. Vous supposez donc quelque chose comme « être dans les bons papiers » dès lors qu’il s’agit d’évoluer ou de s’extraire avec succès du monde de l’enseignement supérieur. C’est ce que je veux discuter en votre compagnie.
Tout d’abord, il faut se demander ce que c’est qu’un sans-papiers dans une société moderne industrielle. Le grossissement exponentiel de nos services administratifs définit l’identité des personnes comme répondant à une série massive de critères abstraits – avoir un numéro de sécurité sociale, avoir un numéro étudiant, posséder un code bancaire etc. Le sans-papiers est celui qui n’est pas en mesure de satisfaire à l’identité surmultipliée de la présence administrative. J’entends par là qu’un génie auquel on aurait fait des misères dans un pays, s’il venait à fuir ses origines pour rejoindre un endroit comme la France, eh bien ce génie ne serait pas grand-chose en comparaison des individus qui bénéficient de l’itinéraire-papier de l’identité personnelle. C’est en ce sens qu’on obtient un premier classement ainsi qu’une première porte ouverte à l’officialisation de la médiocrité : on vous pardonnera d’être un minable si vous avez des papiers (le sans emploi qui cumule ses mandats en vertu de son parcours administratif), mais on ne vous reconnaîtra pas le génie si vous êtes par exemple un griot d’Afrique, c'est-à-dire un sage qui transmet oralement ou musicalement l’histoire africaine. Il se passe en outre un phénomène discutable sur notre territoire : l’obtention d’une identité semble plus rapide si vous n’apportez au pays aucune compétence reconnue. C’est la raison pour laquelle un certain nombre de « cerveaux » d’Afrique préfèrent rejoindre le monde périphérique de la francophonie plutôt que le berceau typiquement français de l’Hexagone. Il s’agit ici d’une volonté gouvernementale que j’ai déjà explicitée : plus on affaiblit la pensée d’un peuple, moins celui-ci a de chances de poser les questions pertinentes au pouvoir. Par conséquent, l’extrémisme y voit l’opportunité d’intégrer un discours de dénonciation alors qu’il ne fait que jouer le jeu d’un pourrissement des esprits.

On peut retenir ainsi que le sans-papiers est un être formellement dévalorisé. Vous avez d’ailleurs brillamment rappelé que les valeurs sont l’aboutissement d’un glissement des morales. Or, en tant que la valeur personnelle est une régression de la morale universelle, on comprend parfaitement que l’identité administrative est un expédient utile pour définitivement clôturer le débat de l’identité personnelle. Avoir des papiers, c’est posséder une première membrane de valeurs – la philosophie parlerait ici d’une axiologie de premier ordre. N’avoir au contraire aucun soutien-papier, c’est appartenir au clan des marginalisés de l’administration, ceux dont on dit qu’ils ne sont solvables nulle part. Les sophistes de l’Antiquité ainsi que les professeurs des Universités du Moyen Âge, connus pour leurs vertus itinérantes, auraient de nos jours été perçus comme des romanichels du savoir. D’une certaine manière, vous et moi, nous avons été ces « Gitans » de la science. Mais la société nous a arraisonnés avec moins de cynisme qu’elle ne cherche actuellement à niveler par le papier les qualités profondes de tout un chacun. Il devient donc très important de posséder sur ses papiers les inscriptions qui comptent. Comme le papier administratif est devenu la clé d’une reconnaissance sociale, on veut en quelque sorte « customiser » ses papiers en les dotant de ces atouts qui vont marquer la différence. Autrement dit, puisque ce ne sont plus les qualités d’esprit qui font les compétences, ce sont les papiers qui stipulent des savoirs. On m’objectera que les qualités d’esprit nous aident à détenir les « bons papiers », cependant je vais démontrer que c’est une objection fallacieuse.
La France est un pays singulier puisqu’elle exige très tôt de ses jeunes générations qu’elles soient convaincues de ce qu’elles vont faire. Un excédent d’évaluations scolaires assassine l’émancipation des esprits pour le compte d’une application de la méthodologie commune. Il faut « être du système » ou « ne pas en être », ce qui constitue la première détermination de ses papiers futurs. Les élèves pâtissent d’être constamment jugés, évalués, brimés dans l’expression de leurs libres facultés. Pour prouver ce que je dis, lorsque je corrige les copies des concours d’entrée aux Écoles Normales, on me dit que je peux (et même que je dois) disqualifier les candidats qui n’ont pas su rédiger une phrase d’accroche convaincante. C’est donc une analogie rapide mais efficace que je veux faire : si tout se joue dans une phrase d’accroche, c’est que d’une certaine façon tout se joue déjà aux premiers moments de la vie scolaire. Il y a ceux d’une part qui mènent la barque, qui rament pour le système dans l’inconscience de l’application des règles implicites qui définissent l’excellence uniquement d’un point de vue méthodologique, et ceux qui ne sont pas en équilibre sur la barque, ceux qui rament quand même mais qu’on accuse de ramer dans le sens inverse du courant fluvial. Sauf que si l’enseignement et les facultés de l’esprit s’apparentaient au calme d’un fleuve qu’on nous demande de remonter étape par étape, cela se saurait. L’esprit est un bateau ivre tandis que l’école est une cure de désintoxication malsaine. J’entends par ce paradoxe que l’école française est toxique car elle ne cherche pas à soigner les plus ivres, elle cherche à les éliminer. On pourra dire que la sécurité de la continuité est favorable à la mise en place de projets nouveaux, sauf qu’il faudra qu’on m’explique comment faire entrer une matière innovante dans une matière nécrosée jusque dans ses principes obsolètes.

Par conséquent, à ne lire que les interprétations américaines sur notre système d’enseignement, on constate que notre dispositif des Grandes Écoles sert moins à qualifier des connaissances pour la communauté qu’il ne sert à produire et asseoir une aristocratie qui se renouvelle implicitement. En revenant à notre problème des « sans papiers » de la connaissance, on déduit que ces laissés pour compte sont tous ceux qui composent la masse des étudiants qui ont été, sans le savoir, depuis très longtemps exclus de la possibilité d’obtenir les « bons papiers » de la connaissance. Je le répète : tout se joue aux premiers instants de la scolarité si vous êtes un élève de France. Les dossiers scolaires constituent l’identité-papier des jeunes élèves, et ces dossiers ne prennent pas en compte l’ivresse et les irrégularités de la vie. De très mauvais sociologues me rétorqueront que l’ivresse, en effet, c’est la consommation excessive de l’alcool chez les jeunes. Eh bien ces sociologues se trompent ! L’ivresse et l’irrégularité, c’est la croissance des enfants, c’est la difficulté de devenir un corps adulte dans un univers où l’on voudrait que vous répondiez aux réquisits d’un cerveau adulte méthodologiquement abouti. Aussi, ceux qui réussissent tout, qui ont des dossiers scolaires bétonnés par l’excellence méthodologique (je tiens beaucoup au fait que l’excellence soit définie dans ses rapports avec la méthode car les plus grands génies du monde n’ont eu que des rapports antagonistes avec les méthodes scolaires en vigueur), ce sont le plus souvent ceux qui ne sont ni dans l’ivresse, ni dans l’irrégularité, c'est-à-dire les enfants dont les familles sont tranquillement reposées dans l’assiette de la société. La société « roule » pour eux, donc ne nous étonnons pas qu’une majorité d’enfants d’enseignants accède aux postes d’enseignants. La vie de l’enseignant est sans ivresse et sans irrégularité, pourtant la connaissance est ivre et imprévisible. On comprend que nos Universités ne trouvent rien (surtout en sciences humaines) car les bons lettrés de l’aristocratie ont passé les étapes non pour diffuser les savoirs, mais la plupart du temps pour avoir la tranquillité de continuer à lire de bons romans. Je ne m’étonne donc guère de voir fleurir depuis une dizaine d’années l’embourgeoisement du concept, en l’occurrence la symbolisation ploutocratique toujours plus outrancière du professeur de philosophie, qui doit nécessairement être un dandy intemporel (Alain de Botton), un riche héritier qui parle en douceur et qui hésite entre l’écriture et les médias (Raphaël Enthoven), une fille connue qui n’a rien de philosophique (Mazarine Pingeot), voire un gros balourd richissime qui s’enivre de ses vérités aigries en tenant des discours boulimiques d’ego (Alain Finkielkraut). C’est donc cela, en définitive, l’image de la philosophie française. Il n’y a pas de quoi s’étonner d’une désaffection de la matière, en complète hypocrisie d’ailleurs puisque chaque année, à une époque de juin, on nous tiraille avec les fameux sujets de philosophie. Je préfèrerais qu’on étudie les réalités de cette discipline, à savoir les moyens aujourd’hui nécessaires pour l’enseigner.
Il n’empêche, ce que je veux illustrer, c’est que tous ces personnages que je viens de citer ont tous en commun qu’ils jouissent d’un réseau, c’est-à-dire des « bons papiers » de la connaissance. Dans tous les mondes possibles, ces personnages auraient réussi à se placer car ils ont cette chance, dans nos sociétés laïques, qu’ils peuvent être suffisamment non-ivres et non-irréguliers pour se permettre de créer eux-mêmes la preuve de l’existence du Dieu qui leur convient. Ainsi, puisque tous les mondes possibles sont dans l’entendement de Dieu, il est préférable d’évoluer sous un Ciel laïque habité par un Dieu dont nous connaissons, en vertu de nos papiers, les causes finales. Le privilège ultime de l’administré de la connaissance, c’est qu’il peut se livrer à un libertinage intellectuel en simulant le dialogue, alors même qu’à l’instar d’un Dom Juan de plus en plus redouté par Sganarelle, il peut y aller de sa profession de foi de l’hypocrite en ne craignant pas d'être démasqué, sinon par une autorité transcendante ou une Statue de Commandeur en mouvement. Que faut-il entendre par ce libertinage intellectualisé ? Simplement la faculté d’être un dandy qui présente ses connaissances sans valoriser l’effort que cela coûte en théorie (mais cela est impossible pour le libertin de la connaissance car, par définition, il ne s’est pas efforcé d’atteindre sa place, on la lui a donnée tacitement dès ses premiers pas dans l’institution – nous avions déjà calculé le cas d’Alexandra Besson, finalement vertueux du fait qu’elle ne s’inscrive pas encore dans la finalité du schéma que je décris), qui vante les mérites de la vie délicate (typique des bourgeois qui enseignent aux ouvriers le « comment vivre heureux »), et qui de surcroît se surexpose dans les médias afin de faire de son image l’icône incontournable d’une valeur universelle d'après sa stricte valeur personnelle.
Un point de méfiance doit pourtant être soulevé par la philosophie morale classique, régulièrement usitée par ces grotesques libertins, parfois littéralement dom juanesques au sens le plus péjoratif où nous devons désormais l’entendre. Kant, avec l'impératif catégorique, nous apprend que la maxime de notre action doit s’implémenter comme si elle devait initier un processus salubrement universel. En d’autres termes, si je choisis de montrer l’exemple en établissant une théorie de la souffrance des animaux en la pourvoyant de solutions concrètes, je suis dans une forme d’application de la morale kantienne. Mais, à bien interpréter la chose, toute action ne devrait donc dépendre d’aucune inclination naturelle. Ce que l’on fait, on le doit faire pour la bienséance du cosmos. Partant de là, ce que l’on fait, on doit s’attendre à ce que d’autres le fassent car nous le faisons effectivement pour le maintien des valeurs universelles. Je demande donc ce que sont ces personnages que j’ai cités dans l’optique d’une morale kantienne ? Certes, ils ne sont pas responsables de certaines déterminations administratives. En revanche, c’est là ma question et celle, sans doute, de tous les « sans papiers » de la connaissance : comment se fait-il que la maxime de leurs actions, pourtant si vertueuses en apparence, ne trouve pas à s’universaliser ? Est-ce que c’est la cause d’un manque de places dans les grandes sphères administratives et que, du coup, les places électives doivent être absolument réservées à ceux qui ont les papiers ? Ou est-ce plutôt une raison de penser qu’il existe en effet des bons et des mauvais papiers, comme il existe une bonne et une mauvaise rhétorique, et que même le génie qui possède des papiers « moyens » échouera contre le laborieux bourgeois qui détient les papiers d’excellence ? Tout ceci, dans la confusion de son énonciation, met en évidence la nature des RÉSEAUX QUI COMPTENT. La méritocratie est un concept vide car les bons papiers dépendent d’une combinaison de critères respectivement déterminés (la famille, la religion, la moraline) et plus ou moins libres d’accès (l’école mais la bonne école, l’intelligence mais celle de la méthode, le réseau social mais celui qui compte), ce qui, au final, procède d'une arithmétique où je ne distingue aucune intelligence. Et moi-même, je l’avoue contrairement à ces infatués, j’ai été aussi bien déterminé qu’inégalement chanceux.

K. Deveureux

mercredi 6 juillet 2011

Malaise tribal.




Mon ami,





L’été m'a toujours rendu maussade. Les chenilles deviennent des papillons et la laideur laisse place à la beauté de la nature. Les hormones fusent de toutes parts et notre vision du monde se transforme en un rose chamallow plein d'édulcorant qui nous écœure à jamais. Ces temps-ci, je fais moi aussi le bilan. Ma calvitie reste bien implantée sur mon crâne, et ce mauvais jeu de mots illustre à merveille ma condition d'homme qui se décompose. Mon regard est appesanti par une sensation alcoolisée due à l'enivrante odeur de l'humanité en fleur. Ma vie est bien peu de chose à ce jour. Tel Desmond Morris et son zoo humain, je n'ai pu m'extraire de ma condition de sociologue rongé par la rancœur et le cynisme. Je cherche toujours à espérer qu'un jour moins triste supplantera les longs mois de solitude du savoir que je ressens. Mais rien ne vient.





J'erre dans les couloirs de l'Université tel un corps sans âme qui cherche refuge dans le ventre de sa mère. J'entends même les quolibets de certains de mes étudiants qui surviennent au moment même où je déambule devant ces silhouettes si pleines de vie. Alors, dans ma tête, surgit la tirade de Cyrano, et je m'imagine tenir ces mêmes propos face à ces « sans papiers » de la connaissance. Mais le fait simple de considérer l'énergie nécessaire à l'action d'une telle requête me contraint à passer mon chemin. Je me ballade donc. Tout comme je l'ai toujours fait. Et je me plais à repasser dans ma mémoire sénile les passages de ce zoo humain qui me fit tant sourire lors de mes premières années de fac. Cette thèse de surpopulation planétaire qui nous contraint à revoir des moyens d'extermination en masse pour notre salubrité mentale me fait rougir d'émotion. Tout comme la « Gloïre » de notre bon ami Boris, celui qu'on paye avec de l'or pour aller chercher au fond du lac, avec ses dents, toutes ces choses qui pourrissent par nos regrets et nos hontes, et qu'on paye en or massif pour endosser toute culpabilité. Ainsi, en ces temps si pressants, on s'accommode de la violence. Un drame survient et on exprime lamentablement sa compassion envers la famille de la victime sans même prendre conscience de notre responsabilité dans ses conséquences sociologiques. On relate un fait divers, on s'émeut, puis je vomis dans mon coin le désespoir sociologique qui m'étreint. Est-ce la fin de ma vie spirituelle ? Suis-je atteint d'un glaucome de la pensée ? La ménopause de la réflexion est-elle arrivée ?
Bien sûr, j'évoque ici un éventuel vague à l'âme qui me ronge tel un cancer des os mais les symptômes que je diagnostique sont réels.





Notre combat face à la morale a été rude. Cette créature vivace qui s'étend insidieusement, telle une plante carnivore sitôt qu'un domaine de pensée est en friche, elle fut difficile à exterminer. Aujourd'hui, nous y sommes parvenus. Vous me direz qu'il existe encore de la moraline dans chaque atome que compose notre société et je vous répondrai que vous avez tort. Outre la thèse de Desmond Morris que je défends ardemment, suivant laquelle la violence naît de la frustration d'un désir refoulé par notre incapacité à nous extirper de la condition sociale à laquelle nous appartenons, nous possédons une compétence toute particulière qui nous aide à nous détacher de toute analyse sociologique d'un événement effroyable, et ceci se fait par l’intermédiaire de la « Gloïre » que représentent certains médias. Nous avons vaincu aujourd’hui les trois symboles de morale présents dans nos sociétés, à savoir celui de la Religion, celui de la Politique, et celui de la Famille. N’ayant plus de stimuli moraux qui favorisent la soudure du lien social, nous avons développé ce qu’on appelle aujourd’hui un panel de « valeurs ». Ces valeurs ont pour objectifs de remplacer les morales globales d’une « super-tribu » (ainsi s’exprime la définition de Desmond). On assiste donc à une délocalisation de la morale : elle passe d’un rang national à un rang individuel mais elle ne se déplace pas seulement, elle régresse également. En effet, une valeur est une habitude de caractère qui, avec l’évolution de notre personnalité, s’impose comme une conduite morale. L’inconvénient avec ces sous-morales, c’est leur singularité. Il existe des milliards de valeurs propres aux milliards d’individus. Difficile donc de remettre en question cette moraline locale qui régit le comportement d’un individu par la bêtise et la stupidité. Les choses se compliquent lorsque ces moralines se rencontrent et tentent de se soumettre l’une l’autre. On assiste à ce moment précis à un déferlement de violence et à une rupture de la raison pour retrouver un instinct animal dans cet immense zoo humain.

Fantômatiquement vôtre,




KB

vendredi 10 juin 2011

Crise de l'enthousiasme (laideur ontologique).








Mon cher Bouachiche,







Récemment je me faisais des réflexions d’ordre esthétique. Maintenant que j’ai atteint la sévérité d’un visage sexagénaire, je me vois avec la face que je mérite. Mon cou est l’œuvre d’un dessèchement typique, patient de ces aridités naturelles qui ne touchent pas que les fumeurs mais aussi ceux qui se préparent à devenir de grands vieillards. Aussi, quand j’observe le reflet de moi-même sur la surface d’un miroir, je distingue les symptômes du grand âge et peut-être les signes avant-coureurs de la sénilité. Mes joues sont creusées de maigreur scientifique, c'est-à-dire que la force des idées l’a emporté sur l’élan vital de ceux qui sont nantis de grosses joues. Les réserves de vitamines, c’est moins dans le corps que dans la tête que je les ai faites. Ma bouche, elle, résulte d’une progressive annihilation du sourire. Quand je ris, on croit voir se distordre un mécanisme de mauvaise bile noire ; si bien que toute manifestation de joie est encore la victoire d’une substance résiduelle de grave dépression nerveuse. Mon front, naturellement dégarni, surmontant cette organisation expressive qu’on appelle donc le visage, n’est pas non plus épargné par les constituants d’une existence qui s’est amenuisée sous le Blitzkrieg du monde universitaire. Je crois par conséquent que je suis devenu l’archétype du professeur bientôt émérite : je me suis enfermé dans la prison d’un physique circonstancié. Peut-être que si j’avais été un bel homme, j’aurais été mal considéré par mes collègues. Mais il y a pire : je crois que j’ai naguère été bel homme et que je me suis transformé en un personnage au physique indifférencié de sa fonction. Je me suis enlaidi presque par volonté alors même que, ironie du sort, j’ai souvent enseigné l’Analytique du Beau de Kant.






Ces réflexions, je me les suis faites en lisant un roman de Don Delillo, intitulé Bruit de Fond. Dans ce livre, il est question de gens qui vivent dans un monde qui semble dépourvu de hasard. Pour eux, tout est le fruit d’une nécessité et d’une parfaite organisation cosmologique. Rien ne doit sortir de ses gonds sémantiques et toute syntaxe sera la preuve formelle d’une vérité éternelle transférée dans la verbalisation. Mais ces gens subissent à un moment inattendu (forcément) une perturbation. Le chemin établi de leurs vies se retrouve soudainement secoué par l’intervention de la contingence. Ils ressemblent en ce sens à ces poissons tranquilles que l’on pêche un dimanche matin, dans un lac du Montana, et qui se dandinent sur le bois humide de la barque qu’on a louée pour aller faire cette partie de pêche – j’ai toujours apprécié l’observation d’un poisson en train d’agoniser ; on y repère le souffle vital en voie de disparition et plus la bête se meut, mieux elle se meurt. Ce sont donc des personnages qui remontent à la surface de la vie et qui en subissent la nécessaire asphyxie. Enterrés dans leurs certitudes, ils sont jetés hors d’eux-mêmes par un wagon de produits toxiques qui vient de dérailler.






Parmi ces groupes de gens vaccinés contre toute intranquillité, il y a un binôme de professeurs qui pourrait s’apparenter au couple intellectuel que nous formons. Sauf qu’ils n’ont vraiment aucun recul sur la vie, excepté, bien sûr, dans les situations critiques où des produits toxiques sont en jeu. Alors que nous ne cessons de remettre les choses en question (ce sont les devoirs de la sociologie et de la philosophie), eux gravitent autour de leur Moi, s’interrogeant sur la mort, et plus spécifiquement encore sur les conditions de possibilité de leur propre disparition. Rien d’autre que des égoïstes dérangés sur la ligne droite de leur pathétique parcours vital ! Dans cette perspective précise, ils sont bien l’illustration du professeur contemporain : un homme souvent frustré de n’avoir pu accéder à des positions plus visibles et influentes, qui se réfugie dans un vague encyclopédisme pour finalement ne faire que donner des cours à un auditoire désintéressé. Plus le professeur enseigne dans les petites classes, plus sa frustration est immense. Le paradoxe est d’ailleurs exquis : plus le professeur gravit d’échelons, plus son enseignement se spécialise. Or ce sont les plus médiocres, du coup, qui sont chargés de faire l’éducation des enfants en dispensant un savoir généraliste, lors même que ce devrait être les meilleurs qui se chargent de la formation intellectuelle des plus jeunes. Je note d’autre part, en France, la présomption intellectuelle des professeurs des Ecoles, en l’occurrence les anciens instituteurs, qui ne tarissent pas de compliments sur leurs activités. Mais je prétends que la grosse majorité de ces gens-là a depuis longtemps compris les bénéfices de la bouche qui dit tout le contraire de la pensée : sur la voie publique ils récitent les principes de la responsabilité enseignante, mais sur le circuit du privé ils se prélassent dans une épouvantable paresse en se disant que, de toute façon, ils seront toujours soutenus par un syndicalisme galopant ainsi que par un mythe français qui veut que, quelque part, on continue de faire confiance à ceux qui offrent à nos enfants leurs premiers repères d’intelligence.






La conclusion de ce premier point, c’est que quelque chose doit définitivement se réarranger dans nos établissements d’enseignement parce qu’ils engendrent une fomentation de tous les égoïsmes professionnels. Don Delillo le démontre bien à sa manière : les professeurs touchés par la catastrophe écologique ne cherchent pas à aider de leur savoir potentiel, ils cherchent plutôt à sauver leur peau en regardant les autres tomber comme des mouches. Pire encore, ils sont eux-mêmes alimentés des rumeurs transmises par les médias, ce qui prouve bien, en dernière instance, l’extinction de leur instinct de savoir en même temps que l’affirmation de leur instinct grégaire. Le professeur n’en sait pas plus que ses élèves ; dans les situations où la vie compte davantage que la bonne réponse sur une copie, tout le monde revient à égalité d’ontologie. On s’aperçoit ainsi des grotesqueries relatives aux milieux intellectuels, si bien décrits par Marcel Proust. L’intelligence et le génie, sans aucun doute, c’est la force d’intégrer à soi-même des idées qui nous contredisent plutôt que de se pavaner dans un segment du monde où tout le monde partage des connaissances identiques et sans portée véritable sur les problèmes urgents.





Vers le premier tiers du roman, pourtant, il se met en évidence une réflexion qui fait toute la différence et, de ce fait, toute la prestance d’un livre inoubliable. Le narrateur (l’un des professeurs dont je parlais, titulaire d’une chaire sur la vie et les annexes d’Hitler, ne sachant pas parler allemand et se sentant péteux en vue d’un colloque international imminent) se dit que sa place d’enseignant dans le supérieur est certainement due à une série d’accidents plus ou moins provoqués. J’appellerais cela les effets de la volonté douce. C’est exactement à cet endroit du livre qu’il se dit à peu près la chose suivante : plus je devenais laid, plus on semblait me reconnaître parmi le corps enseignant.
Cette assimilation de la réalité enseignante à la nature singulière de la laideur m’a énormément fait réfléchir. Je me suis dit que des principes accidentels (corporatisme sous-jacent, manque de franchise, incompétence qui ne se confesse pas etc.) pouvaient en effet conduire à des effets psychosomatiques et, donc, à des effets immédiatement transmis dans l’organisme humain. Trop d’activité enseignante finit par nous inculquer non pas un surplus de savoir mais un excédent de gâtisme physique. Malgré moi, et c’est ainsi malheureusement, je me suis infligé la laideur. Certes je dois reconnaître qu’il existe une laideur qui préexiste à toute activité professionnelle, cependant je dois aussi reconnaître qu’il est sage d’affirmer une laideur acquise. Les pires situations professionnelles d’un point de vue social ne sont pas les plus néfastes pour l’image et la santé globale de soi. Si je reformule ma pensée, j’obtiens ce cynisme : alors même que des professions passent pour déshonorantes auprès des femmes en dépit de la beauté de certains hommes qui s’y sont engagés, d’autres paraissent beaucoup plus éminentes en dépit du cortège de monstres physiques qui y sont associés. C’est en fonction de ce décalage entre les reflets du corps et les vérités de la santé spirituelle qu’on obtient de très mauvais assemblages : les belles femmes préfèrent les hommes qui jouissent d’un certain pouvoir alors que les plus laides s’entichent des hommes qui restent disponibles. Je ne dis pas que les beaux corps doivent s’accoupler avec d’autres beaux corps (c’est déjà le cas dans nos sociétés occidentales saturées par la tyrannie de l’image, mais il s’agit là d’un problème que nous ne pouvons pas discuter pour le moment bien qu’il représente la périphérie malade du problème central que je suis en train d’argumenter), je dis simplement que les hasards de l’amour sont viciés à la base par un effet collatéral d’inattention à « l’esthétique de l’existence » telle que la défendait Foucault.






Il me semble que, dans ces circonstances, la relation amoureuse devient une sorte de formule mathématique tout à fait démontrable. Le laid qui a du pouvoir fera toujours l’affaire de la belle ignorante qui cherche à se faire remarquer. Quant au bellâtre qui a du pouvoir, il se comporte régulièrement comme le parfait salaud. Et si vous êtes non seulement laid et sans sphère d’influence pour vous protéger, alors il ne vous reste plus qu’à faire un pari pascalien en choisissant le suicide – mais, de grâce, faites l’usage d’un suicide tapageur à dessein d’au moins faire en sorte que votre mort fasse parler d’elle ; devenez en somme un terroriste de vous-même qui n’entraîne pas les autres dans son décès mais qui réussit à leur faire peur au plus haut point. Moi, je me suis enlaidi en simulant l’ignorance de mon enlaidissement simplement parce que l’acquisition de la laideur m’a permis de monter à l’échelle du pouvoir universitaire. Mais j’en reviens afin de porter mon témoignage au monde. Ma plus grande victoire d’ancien beau devenu repoussant, ce serait d’instaurer un principe de vigilance pour tout ce qui concerne l’alliage néfaste des sciences sociales et du manque de considération d’une esthétique morale. Pourtant il existe dans l’histoire des idées une morale fondée sur les repères de l’esthétique disciplinaire ; nous devons ce chef-d’œuvre intellectuel à Etienne Souriau et son livre La couronne d’herbes.






Mon intuition ultime, c’est que nos sociétés industrielles à forte valeur ajoutée ne savent plus comment gérer la dilapidation des informations et des productions culturelles – en quoi je fais adhérence à une thèse déjà soulevée par le professeur Bouachiche à propos des mondes virtuels nés sous l’égide d’internet. Cependant je traduirais cette intuition par la perte de l’enthousiasme, un phénomène qui touche particulièrement les jeunes qui se mettent actuellement sur le chemin de la vie. Ce ne sont pas tant les jeunes qui souffrent du manque d’enthousiasme que leurs employeurs potentiels. La matérialisation des esprits, redoublée par un certain triomphe de la cupidité, a vaincu le principe de laïcité en substituant aux religions d’autres religions encore plus dangereuses (la pression sociale du milieu d’appartenance par exemple). Cette matérialisation des cerveaux encourage l’immobilité de l’élan vital. Il devient extrêmement difficile de procéder à un changement de classe sociale, c'est-à-dire à une mixité énergétique. La division des individus entre « bien nés » et « soumis », très française elle aussi, n’est que la reprise tacite des vieux réflexes de la féodalité médiévale. Aussi, la fluidification des énergies sociales se doit d’être le programme politique de demain. Le Parti politique qui voudra positivement se démarquer devra impérativement faire campagne sur le thème de l’enthousiasme et, si possible, mettre tout en pratique pour redonner à la vie politique un devoir d’exemplarité qui s’est complètement égaré.






Ma vie d’homme laid s’achèvera bientôt, d’homme volontairement laid devrais-je écrire, toutefois je me dis que cet acte de militantisme narratif aura une chance d’être lu et entendu par les esprits intelligents. Et ces esprits intelligents, suivant la définition que j’ai donnée, sont forcément des gens qui me sont actuellement opposés dans leur idéologie. Tout est désormais question de se déraciner de son ontologie professionnelle pour faire acte de réintégration globale du monde entier – n’agissez donc pas par pitié intéressée mais par compassion aperceptive. La notion d’enthousiasme, outre son premier sens grec ancien, fut reprise par Karl Jaspers. Ce dernier en fit le sentiment de la totalité du monde dans sa Psychologie des sentiments du monde, un livre qui n’est pas paru par hasard en 1919. Si bien que se poser des questions sur l’enthousiasme, c’est quelque part décréter une situation de vie au moins aussi grave que celle qui succéda à la Grande Guerre.





Cordialement à vous,




K. Deveureux

lundi 18 avril 2011

Nous irons pisser sur Jésus-Christ.



Les nombreuses controverses qui entourent le Piss Christ d’Andres Serrano nous tracassent. Nos lecteurs les plus assidus connaissent notre théorie sur l’archivage de la religiosité – la religion doit être empaquetée dans les cartons de l’Histoire. Il devient urgent d’abandonner les édifices du monde religieux en les soumettant aux lois naturelles. Si une politique de l’humanité veut se donner une chance d’être efficace, alors elle se doit de procéder à un glissement sémantique de ses promesses ; en d’autres termes, les attributs d’un monde meilleur n’ont aucune prise sur l’existence si on les rend efficaces uniquement sur la base d’un extra-territoire. Par conséquent, la territorialisation du politique procède nécessairement d’une éviction du religieux hors de la sphère publique, et même hors de toute sphère pour peu qu’elle soit humainement praticable. Le pape a donc le devoir de démissionner et d’emporter avec lui son administration fanatique. Les mésusages de la crédulité ont paradoxalement produit plus de mal qu’ils n’ont assouvi de bonté ; ce ne sont pas les attroupements des « Journées Mondiales de la Jeunesse » qui démentent notre propos. Il nous fait grand-peine, périodiquement, d’observer l’extension du territoire des brebis au détriment d’un espace pratique où les intelligences sont à l’aise. Autrement dit l’agrandissement de la crédulité religieuse implique un rétrécissement inquiétant de la raison sceptique. Comprenez qu’il est bon de douter provisoirement de tout avant d’adopter tel ou tel savoir. Or la religion a ceci de pernicieux qu’elle exige la consubstantialité des facultés de l’esprit avec le produit hasardeux de l’existence divine. Aussi, en fin de compte, la première preuve de l’existence de Dieu n’est ni un argument ontologique, ni une caution épistémologique, ce n’est que de l’incitation organisée à la crédulité, un commerce du savoir évanescent.




Par le passé, nous avons encouragé nos lecteurs à des actions fortes – tel que jeter les télévisions par les fenêtres, incinérer les œuvres de Walt Disney selon un principe de précaution mettant en jeu la stérilité sexuelle, etc., etc. Le temps est désormais venu de se rendre à l’Église pour jaunir l’eau des bénitiers. Personne ne peut plus nous parler de « maison de Dieu » à l’heure où les pouvoirs publics décident d’ériger un bâtiment religieux. En fait, un bâtiment religieux appartient à l’État, c’est donc qu’il s’agit moins d’une maison divine que d’une propriété privée qui s’octroie des tranches d’espace public. Les églises, les mosquées et les synagogues doivent impérativement être modifiées en fonction d’une rénovation du plan d’occupation des sols. Plutôt que d’accueillir diverses brebis malades de la tête, les édifices de la religion doivent être réhabilités en logements sociaux. La ville de Paris, par exemple, qui instancie de plus en plus les écarts outranciers entre riches bourgeois et pauvres hères, peut éventuellement commencer à montrer le chemin. Ce serait par ailleurs une manière sagace de combattre le terrorisme : si les monuments religieux deviennent des logements sociaux, alors les terroristes devront se trouver d’autres symboles, ce qui ne peut, à terme, qu’affaiblir leur crédibilité.




Nous irons prochainement pisser sur Jésus-Christ parce que nous jugeons cette action primordiale. Jésus en personne n’aurait pas condamné la « golden shower » à l’égard de son corps. Les trisomiques de la religion, comme les a déjà définis le professeur Bouachiche, sont des êtres très dangereux qui sont prêts à devenir violents pour une cause extraterritoriale. Ils sont si dangereux qu’ils ont recruté, nous l’avons vu, des trisomiques pathologiques, en leur vendant du bonheur et des exemples de vertu. Ces multiples dérives ralentissent le processus du progrès défendu par le vieil esprit des Lumières que nous essayons modestement de ressusciter. Pour autant, il n’est pas question de défendre unilatéralement le progrès, mais plutôt une instance du progrès fondée sur la formation de l’esprit scientifique telle qu’elle est thématisée par Gaston Bachelard. La religion est un obstacle épistémologique dont le dépassement, s’il se fait dans les règles, aboutira à d’excellents résultats. Transformer le Christ en pissotière altruiste concourt à la résolution de l’énigme religieuse, et par extension à l’archivage de la religiosité. Si l’homme s’est libéré de ses fers en contractant socialement, il lui serait quand même bienvenu de se libérer fermement des fers métaphysiques du religieux. L’éducation et l’avenir de nos enfants en dépendent.




Par métaphore, l’urine est la lymphe du Christ. Cette affirmation associative reste moins fantaisiste que le corps du Christ que les bigotes vont dévorer chaque fin de semaine. Rendons au Christ ce qui lui appartient en allant pisser sur ses tombes. Ce personnage de pacifisme a tant donné de sa personne qu’il est temps de lui renvoyer l’ascenseur de ses efforts inconsidérés. L’affranchissement des biens qui ne sont pas les nôtres (à savoir nos croyances les plus métaphysiquement ancrées) passe indubitablement par un retour de politesse envers ceux qui nous ont inculqué ces croyances. Chassez le prêtre qui loge en vous ! Allez à la selle en grimpant sur les bénitiers, ces vastes cuvettes de luxe. L’extrémité de ces comportements légèrement scato-morphes fera comprendre à l’opinion publique la nécessité de réaménager les lieux de la religion en commodités publiques. Pourquoi payer un euro pour se soulager alors que les églises abritent tant de petits coins inexploités ? Le paradoxe de cet aveuglement est si puissant que nous nous demandons comment les gens n’ont pas encore pu l’identifier. Il n’est que de se rendre autour du parvis de Notre Dame, dans ces restaurants médiocres aux prix pourtant élevés, pour questionner l’accès aux toilettes de ces établissements nourriciers. Les touristes, après de longues marches, ont souvent ingéré des quantités de liquides déshydratants. Le soir venant (ou le midi), ils aiment à se réunir autour d’une table pseudo-gastronomique pour dire, le plus candidement du monde : « J’ai mangé à Paris près de Notre Dame », et ce droit de manger leur donne le droit de se rendre aux toilettes pour expulser l’accumulation des liquides précédemment consommés. C’est d’ailleurs souvent l’envie pressante d’uriner qui détermine le choix d’un restaurant. Les professionnels du marketing connaissent l'occassion financière (que nous appelons avec force pédantisme la plouto-kairologie) des vessies fatiguées. Il suit de là trois conclusions frappantes bien que simplement raisonnées :




1/ Les monuments religieux payants ont parfois des toilettes mais, comme ils ont rarement de coin repas, il ne va pas de soi que l’on pénètre en ces lieux simplement par envie de faire pipi. Disons que le paiement du patrimoine équilibre le paiement des toilettes publiques afin d’éviter les agglutinations exagérées dans les WC des églises.


2/ Les restaurateurs ont tout intérêt, en conséquence, à ce que les édifices religieux demeurent payants ! En revanche, si les églises se transformaient en logements sociaux, le « prestige » des restaurants attenants faiblirait, et les chiffres d’affaire en souffriraient, ne serait-ce que parce qu’une institution métaphysique comme une église recouvre de son « aura » factice les pourtours du quartier où elle s’érige. On ne le voit que trop bien au Sacré-Cœur, proche de logements délabrés, mais dont les locations sont hors de prix parce que les propriétaires vendent de la métaphysiques aux locataires.




3/ Tout semble alors être question de spéculations immobilières, d’échanges de bons procédés. La religiosité est difficile à archiver parce qu’elle n’a pas encore réfléchi au « droit gratuit de faire pipi » ici ou là – disons plutôt là-bas qu’ici-bas, sous le regard de Dieu. La spéculation immobilière est une autre façon de créer de la métaphysique et de la crédulité. Les gens désirent, comme ils disent, « investir dans de la pierre », non pour que cela fluidifie les relations humaines, mais pour que cela fasse du profit quitte à saccager lesdites relations humaines. La gestion des patrimoines religieux fonctionne exactement sur le modèle de la spéculation immobilière, et ceci profite aux rayons d’influence de tous les cercles concentriques qui vont de l’épicentre d’un édifice religieux jusqu’aux extrémités de sa sphère potentielle de reconnaissance. Moralité : si vous allez pisser sur un Christ dans un quartier chic, votre peine devrait en principe être plus lourde que si vous le faites au pied d’un calvaire auvergnat. Dans un monde où même la croyance semble monnayer des formes d’alibi, le rééquilibrage ultime s’impose, donc il faut commencer au plus difficile, c'est-à-dire les repères des grands bigots. Vous verrez comme ils deviendront violents quand vous aurez rendu au Christ sa lymphe. Non parce que vous aurez en effet pissé sur un Christ, mais parce que vous aurez un moment ralenti le circuit financier que tout cela représente à leurs yeux. Dans cette perspective, il serait bon de monter une expédition urinaire à Lourdes afin de définitivement vérifier ce que nous disons. Nous y verrions, à notre avis, de belles confusions entre le droit public et le droit divin.




Professeurs Bouachiche, Deveureux.