jeudi 17 décembre 2009

Des phobies et des hommes.


Cher professeur B,

Tout apprenti savant devra retenir la leçon que vous mettez en pratique lorsque vous faites état de votre rétractation provisoire du monde universitaire. Il faut reconnaître que les défauts des établissements de l’enseignement supérieur se condensent principalement en ceci qu’ils sont saturés de théories, lesquelles finissent par ne plus comprendre le rapport qui les unit à leurs domaines d’application. Et je crois que cette scission inconsciente (quoique très efficace à l’entretien des mandarinats) nous dit quelque chose de substantiel sur les mécanismes de la peur. Mon objectif sera de montrer que la peur est d’une nature différente que celle que les décisions politiques entretiennent dans l’espace public. L’argument que je veux d’emblée privilégier est le suivant : la peur ne se fabrique pas dans l’atelier du petit chimiste, pas plus qu’elle ne se raconte en théorie comme si elle dépendait d’une action forte agissant sur des groupes d’objets inertes. Penser que la peur est davantage sujet que ceux qui l’éprouvent, c’est reconnaître l’euthanasie de la raison que vous avez décrite, c'est-à-dire l’assistance gouvernementale qui opère soigneusement les esprits en vue d’obtenir un calibrage des émotions. Ce type d’intervention rejoint ce que vous expliquiez au sujet de la « pédophilie mentale » entre les mères et leurs enfants, sauf qu’ici je parlerais plutôt d’une violation des droits cognitifs.

La méthode du politique doit être comprise avant de passer à l’examen proprement dit des instances de la peur. Dans le sillage de ce que monsieur Sehene-Gatore déclarait, je soutiens que le pouvoir gagne à enfanter de la bêtise. Le processus est d’autant plus convaincant que la plupart des femmes enfantent déjà de la bêtise dans la façon qu’elles ont de s’imaginer que neuf mois de gestation équivalent à neuf mois de discours prospectifs à propos de ce que devra être l’enfant. On comprendra dès lors qu’une fausse couche, voire un nourrisson morphologiquement inadéquat à toutes ces représentations poussives et non conformes au principe de réalité robuste, peuvent détruire neuf mois de bonheur préfabriqué et être causes de frustrations létales. Qui plus est, l’esprit féminin maternisant a ceci de généreux qu’il se représente des souvenirs qui n’ont pas encore eu lieu. Ces excroissances d’images sont à mettre au compte de plusieurs vacuités que nous devrons éventuellement discuter ailleurs. Retenons simplement que la bêtise enfantée, avant toute « pédophilie mentale » qui suivra lors de l’éducation de l’enfant, repose sur un principe d’irréalité qui se substitue à la réalité. L’argument principal est relativement simple d’accès : le discours sur la beauté supposée de l’enfant est proportionnel à la grossesse car, le corps féminin grossissant, il est préférable de décentrer la fuite de la beauté étique au profit d'un type de beauté éthique qui se distribue dans le procédé prospectif visant à dire du futur nouveau-né ce qu’il est devenu inconvenant de dire de soi-même (autrement dit : passer de soi comme non-maigre au non-encore-advenu comme déjà-beau). Par conséquent, si la volonté peut même choisir le plus absurde, il est aisé pour le politique de faire en sorte que ce choix puisse se dupliquer dans d’autres sphères de la volonté. On peut par exemple citer le réflexe moralisateur qui dit qu’il est plus terrible qu’un minibus de colonie de vacances s’écrase dans un ravin plutôt qu’un minibus de personnes âgées. La gouvernance va donc travailler la peur dès le plus jeune âge pour deux raisons apparemment disjointes : 1/ Il est nécessaire que les jeunes aient peur parce que cette peur aura un effet de vase communicant sur les parents. 2/ Les vieux, de toute façon de plus en plus séniles, ressentent de moins en moins la peur, quoique les représentations de la mort ne soient pas davantage réelles que les idées maternelles de l’enfant encore recroquevillé dans le ventre pathétique de la mère.

La méthode de gouvernement va créer en conséquence des questions a posteriori. Qu’est-ce que cela signifie ? Que les peuples d’abrutis ne se posent pas les bonnes questions, donc il faut que le pouvoir propose des questions de substitution, et ces nouvelles questions sont établies en fonction des revendications populaires que l’on entend dans les rues. Le peuple est alors charmé parce qu’il a l’impression, en faisant la grève, de répondre à la question de l’État qui vient pourtant de formuler bêtement sous un rapport interrogatif que la période était difficile (la mise en question camouflée est formidable car elle donne un aspect d’intelligence à ce qui est purement constatable; elle transforme en quelque sorte un truisme en l’emballant dans un point d’interrogation). J’appelle cela des séquences de questions inversées, en ce sens que les questions sont posées à partir de ce que le gouvernement observe dans le périscope de la population médiocre. Un tel handicap mental est possible parce que le peuple descend battre le pavé pour se plaindre, persuadé qu’il a effectué un autodiagnostic parfait et que ses doléances sont sémantiquement valides par rapport à une situation pourtant étrangère à toute sémantique vériconditionnelle.

Aussi, faire d’une peur quelque chose de populaire, c’est considérer que la théorie dépassée du sujet et de l’objet est encore en vigueur. Je dois m’expliquer de cela.
Dans un texte que j’apprécie tout particulièrement, Vincent Descombes pose le problème de l’action sous le rapport d’une constellation d’agents solidaires mais en fonction de degrés variables d’agir, ce qui disqualifie la métaphysique agonisante d’un sujet souverain qui aurait à entreprendre son action par l’intermédiaire d’un objet inerte qui n’attendrait que sa modification pour justifier en effet de l'action. Vous pouvez lire ces analyses dans Le complément du sujet, aux éditions Gallimard.
Il faut donc abandonner le schéma binaire d’un sujet qui agit et d’un objet qui pâtit. Un exemple trivial serait le suivant : « Obama a lancé un nouveau plan de santé publique ». La phrase est juste sauf qu’Obama n’a pas littéralement mis sur pieds les mesures de santé à lui tout seul. Il est moins trivial de faire remarquer ce genre de détail car les critiques d’Obama croient qu’il est l’unique responsable de l’action qui consiste à penser et mettre en route un nouveau plan de santé. En d’autres termes, une action a toujours lieu selon les dispositions d’une matrice sociale qui la rendra plus ou moins pertinente. En effet, ne m’intéressent pas les actions qui n’impliquent pas une réalité sociale, à savoir les actions intimes sans épaisseur. C’est la raison pour laquelle une action connecte à divers degrés plusieurs agents : l’action se réfléchit évidemment sous le rapport d’une seule chaîne causale, toutefois elle se redistribue tour à tour dans les différents agents qui y sont impliqués, et ce en fonction d’une diversité de degrés qui permet ensuite de décrire l’action avec le plus d’objectivité possible. Dans le cadre de la peur, le gouvernement façonne une action qui implique le sentiment de peur, néanmoins les agents ne sont pas forcés de répondre tous de la même manière aux signaux de la politique. Ainsi, les agents de la population ne sont pas des objets inertes, et il se pourrait bien en dernière instance que la peur insufflée par le gouvernement se retourne contre lui par le biais d’une inversion causative perverse. Les militaires du plan Vigipirate ont tout à fait le droit de répondre par la peur en provoquant la terreur dans le métro d’une façon très simple, c'est-à-dire en devenant eux-mêmes des agents du terrorisme organisé. C’est que la peur organisée depuis le sommet du pouvoir est incapable de prédire le problème des infiltrations malsaines dans les rouages du mécanisme. Cette inaptitude à la prédiction s’explique par la croyance que toute action de la politique est censée agir sur des sujets inertes. Ce schéma est fonctionnel au cœur d’une population d’abrutis et d’attardés. En revanche, ce schéma devient inopérant dès l’instant où les agents décident que la peur comme mode d’emploi du pouvoir est tout au plus l'acte d’une pièce de théâtre dont les coulisses sont accessibles.

La conclusion de cette réflexion est relativement pessimiste car elle met en exergue que les populations occidentales sont très abruties. Il serait laborieux de faire la liste des méthodes causatives auxiliaires pour l’entretien de la peur, mais parmi quelques-unes d’entre elles, on peut citer l’implantation d’un féminisme basique dans les sociétés industrialisées. L’argument qui dit que les femmes désirent être mises sur un pied d’égalité avec les hommes dit deux choses : 1/ Que les femmes reconnaissent publiquement leur infériorité (au passage, je crois qu’elles ont entièrement raison). 2/ Que les plus atroces procédés doivent nécessairement être masculins puisqu’ils sont les plus puissants en principe.

Ainsi, lorsque vous parlez de l’absence de finesse de la part des organisations terroristes, j’ajouterais que cette mythographie féministe est le meilleur moyen de préparer la venue d’un genre nouveau de criminalité féminine (voyez récemment l'explosion des dénis de grossesse). En se focalisant sur les mauvais côtés fantasmés du genre masculin, en sus de la théorie phallocrate du complot, les féministes attisent la peur des hommes et, du même coup, affaiblissent leur attention sur les femmes qui sont dans l’expectative du meilleur moment pour se venger dans le sang autre que celui des leurs menstruations. De tels comportements primaires intensifient les peurs logiquement primaires. Ils ont toutefois le mérite de révéler l’inutilité du féminisme, les femmes étant toujours prêtes à quitter le discours féministe si un homme leur promet un carrosse rempli d’enfants avec un cocher passif sur le siège conducteur. Par conséquent, cette faculté de la raison de se rendre inerte est d’abord un mécanisme féminin, orientant de ce fait les décisions des politiques vers une surenchère des stéréotypes qui conditionnent la peur dans l’épicentre de quelques hommes barbus, religieux et amateurs de minarets. Si bien que les féministes seront prêtes à se jeter dans les bras du premier homme puissant et détracteur de ces stéréotypes, continuant ainsi à alimenter l’inertie des femmes, laquelle alimente à divers degrés l’inertie générale, ce qui en dernière instance finit par accentuer les schématisations des peurs itératives. Tant que le pouvoir sera témoin de cette objectivation de l’inertie auto-conditionnée, il lui sera facile de distiller les discours sur la peur en rendant les signes actifs et les interprètes passifs. Les femmes se doivent donc de reprendre en main la non-pertinence de leurs engagements sociaux : moins de cosmétologie et davantage de logique est une première prescription que je fais.

Bien cordialement à vous,

K. Deveureux

samedi 12 décembre 2009

Sans culture ni traditions.


Mon cher ami,

Je suis las de cette anorexie universitaire. Le désespoir est en moi et je ne vous cache pas mon impression d’hérésie cancéreuse lorsque je constate l'exploitation du savoir chez mes étudiants, la façon dont ils se servent de ce bagage. La dépression météorologique règne sur mon être. L'anticyclone ne peut qu'apparaître dans l'exil de mon pays. En effet, à la suite de faits politiques récents, je me suis reclus quelque temps dans une ville française que j'affectionne particulièrement. L'enseignement n'est donc plus ma priorité pour les jours à venir.

L'aptitude à s'isoler est importante dans la construction d'une réflexion saine. Une fois cette réflexion construite, on peut aisément passer l'épreuve de la diffusion et de la contestation qui en découle afin de s'ajuster au plus près de la réalité sociologique. Je vous avoue que mon rythme s'est affaibli. L'obscurantisme affiché de nos gouvernements m'a considérablement anéanti. Mais j'ai enfin compris un système qui fonctionne dans le monde entier. Quel est-il ? Il se résume à un seul concept émotionnel si basique qu'il en devient navrant : celui de la peur.
La peur a une compétence qui nous semble enviable parce qu’elle donne un semblant d'intérêt à notre vie monocorde. Il ne faut pas aller bien loin pour comprendre le succès des films d’épouvante au box office. La peur laisse entrevoir en nous une capacité de survivre dans un monde parfois hostile. Il est nécessaire que chaque civilisation « christallise » ses angoisses et ses doutes sur des mythes créés en ce sens.
La polémique du minaret en Suisse paraît être l'actualité qui révèle mon propos à son caractère véridique. Depuis quelque temps maintenant, et notamment avec le drame du 11 septembre, la peur se manifeste sous un jour nouveau. Elle devient un vecteur essentiel de pouvoir. George W. Bush Junior l'a parfaitement compris et utilisé en son temps de règne. Ceci est un fait avéré.
Je respecte Al Qaïda, certes pas pour son combat destructeur, mais par la capacité qu'ils ont eu à plonger le genre humain dans un cycle de peurs infinies dans le but de revendiquer la puissance d'une religion. Tout est désormais friable. L'Islam serait donc ce nouveau fléau invisible qui tue nos pères et enfante nos mères par le viol. Ainsi je m'étonne toujours de voir la population occidentale tomber dans un conservatisme extrémiste face à une difficulté. Comme si finalement l'identité nationale et la sécurité du pays étaient nos meilleures armes pour combattre les « grands méchants barbus ». Mais le petit chaperon bleu européen ne pense pas aux conséquences sur le long terme. Pourquoi avons-nous peur de l'Islam ? Pourquoi sommes-nous réfractaires à une religion qui s'éveille quand le monde a connu une domination chrétienne depuis si longtemps ? Le minaret, en soi, n'est pas dérangeant pour les politiques révisionnistes suisses, il est au contraire une perche pour à nouveau envisager de faire appliquer des valeurs prudes. La peur a la capacité sociologique de formater les hommes sur le principe de la brebis. Je regrette donc que les extrémistes islamistes ne soient pas plus fins dans leurs analyses car ils réamorcent la pompe du conservatisme sans en mesurer les effets. Il n’est donc pas si facile de porter une religion tout en haut de sa notoriété sans basculer fatalement dans un protectionnisme d'État absolu. Les différences ne sont en fin de compte pas si éloignées entre nature religieuse et principes étatiques. Je me pose donc la question de savoir comment l’on pourrait politiquement définir une identité nationale. Que pouvons-nous mettre dans ce concept si flottant ?

Un fait sociologique m'a interpellé durant mon « stand by » universitaire. En effet, j'ai observé en France le plan Vigipirate. Ce système qui permet le déploiement rapide d’une force policière et militaire dénote un comportement intéressant. La plupart des citoyens devraient se sentir en sécurité dès lors que la présence de petits hommes en vert ou en bleu est dense. Mais l'homme ne réagit pas ainsi. Si je remarque l'envahissement d'un territoire public de type métro ou gare par une milice gouvernementale, je ne peux m'empêcher de croire à une menace croissante. Et comme cette menace s’avère invisible dans la mesure où trop de communication médiatique est faite là-dessus, je ne peux que succomber à une peur démesurée derrière laquelle le système de raison n'a plus sa place. Je parle de communication médiatique et non d'explication méthodique car il est facile d'engendrer un grand nombre d'effets d'annonce sans pour autant donner du fond à l'information. Mais poussons le bouchon un peu plus loin.
J'ai mené parallèlement une étude comportementale sur la sortie des salles de cinéma ayant projeté un film d'horreur et sur la sortie de celles ayant projeté un film comique. Le principe de cette étude était de démontrer le niveau de croyance à un fait relativement plausible selon le film qu'on venait de voir. Les résultats furent édifiants.
La proportion des sujets susceptibles de croire à une histoire et ayant assisté à une séance de cinéma horrifique était grandement en surnombre en comparaison des sujets ayant vu un film comique. Plusieurs tendances sont ressorties de cette étude. En revanche, toutes montraient que la capacité à croire en une histoire était plus grande chez les sujets ayant été exposés à des images et des sensations de peur que ceux qui avaient été exposés aux sentiments de joie et de rire. On dispose donc d'une faculté de tomber dans le crétinisme dès lors que nos idées rationnelles sont soumises au système de la peur. Inversement, lorsque nous sommes davantage dans le domaine de la raison, nous avons une tendance naturelle à nous rattacher au moindre fait que l'on juge réel. Ceci nous reconduit ainsi au domaine du raisonnable et par conséquent au domaine du supportable.
Appliquons maintenant ce schéma à notre fait d'actualité. Les attentats perpétrés par notre ami Oussama B.L. sont donc perçus par les masses écervelées comme le film La nuit des morts-vivants. Depuis plus de huit années, les brebis galeuses sont nourries d’une peur irascible de l'homme brun à barbe, gobant allégrement cette histoire ridicule selon laquelle ces mêmes hommes au poil un peu hirsute seraient des fanatiques qui cherchent à voiler leurs femmes, à construire des monuments phalliques qui montreraient leur puissance sexuelle de religion et qui, par-dessus le marché, se feraient sauter la gueule dès qu'on leur promettrait 400 vierges. Finalement toute cette polémique n'est qu'une affaire de taille pénienne. Les catholiques se rendent compte que leur protubérance sexuelle est bien moins grande que celle des musulmans.
Je reprendrai pour finir mon acharnement une réflexion de madame la Ministre Christine B. qui dit :

« La France n’est pas une terre d’Islam, nous devons montrer que la France n’est pas un pays sans culture ni traditions »

La bêtise de cette phrase relève purement du génie. Elle se suffit à elle-même quand on s'intéresse un tant soit peu à l'histoire contemporaine de ce pays. Je vous dédie donc ce courrier, madame Christine B. du parti Chrétien-Démocrate; votre génie m'honore, moi, petit sociologue sans culture, ni traditions...

Rageusement,

Khalid B.

mardi 8 décembre 2009

Le péril francophone et l'espoir non paradoxal du Rwanda.


Alors que le Rwanda vient de ratifier son entrée dans le Commonwealth, plusieurs interrogations se dégagent du point de vue des significations politiques. Nul n’ignore le lourd prétérit qui sévit au Rwanda depuis les faits de 1994 et cette décision de pénétrer le Commonwealth ne retentit selon nous que trop faiblement à l’échelle internationale. Soucieux de questionner les enjeux souterrains de ce remaniement culturel qui ne dit pas vraiment son nom, nous donnons tribune au groupe Gangs of Kinshasa, injustement méconnu, qui a sorti en 2003 un album qui a su toucher le cœur des auditeurs éclairés en matière de nouveau rap. Les petits moyens financiers ont donc trouvé le public des grands esthètes. Citons parmi les titres les plus représentatifs des chansons telles que Tout mais pas les sodomites (écrite sous la juridiction du professeur Bouachiche, grand connaisseur des milieux carcéraux, afin de résister aux stéréotypies qui investissent les discours sur la prison) et Un bolchevik dans les couloirs (à propos des circulations de produits illicites dans les établissements scolaires), ou encore le non moins incisif Du Bellay ton père (écho de Disney ta mère, reprenant les thèses de Pierre Bourdieu concernant la reproduction des élites dans les sphères intellectuelles). Parce que les professeurs Bouachiche et Deveureux ont effectué une grande part de leurs études et de leurs carrières respectives sur le grand continent qu’est l’Afrique, ils ont jugé pertinent de laisser un emplacement de choix à la parole de ceux qui résistent par les forces vives de la culture. Nous laissons donc la parole à Cyprien Sehene-Gatore, leader des Gangs of Kinshasa, qui nous livre de façon authentique et franche ses impressions.

Question : Quel est, à chaud, votre sentiment quand vous voyez que le Rwanda marche dans les pas de l’anglophonie ?

C’est un détour politique pour dire à la France qu’elle n’a jamais résolu sincèrement son rôle dans ce qui s’est passé chez nous il y a quinze ans. La France se distingue pour remuer la merde. Tant qu’à faire, on aimerait qu’elle aille au bout de ses idées. Nous continuerons d’écrire nos textes en français mais nous ne ferons pas nécessairement un effort pour nous exporter sur le sol français en tant que tel. Nous n’avons que très peu de moyens.

Question : Donc vous pensez que l’avenir du Rwanda se joue en anglais pour l’essentiel ?

Ne nous voilons pas la face. Qu’est-ce qui intéresse quand on parle du Rwanda ? Les gens veulent voir du massacre, du nourrisson éventré, du fœtus collé au mur. Nous sommes étiquetés comme un pays de souffrance et de religiosité alors que nous possédons des choses moins émotives et de ce fait davantage réelles. Si on ne nous a pas accordé de crédit en langue française, on peut espérer que les jeunes qui vont étudier en anglais vont obtenir des visas pour des pays dans lesquels ils pourront compléter sereinement leur cursus supérieur pour ensuite revenir enrichir le Rwanda.

Question : Vous voulez dire que la France est mauvaise élève dans le domaine ?

Je veux dire que la France exerce une politique pourrie de l’intérieur. Ils se plaignent de certains comportements et en même temps ils rejettent de plus en plus de demandes d’étudiants africains qui voudraient venir étudier dans leurs universités pourtant pas forcément peuplées par le meilleur public. En gros, la France préfère valoriser des petits cons intrépides et feignants plutôt que des gars motivés qui effectuent des démarches laborieuses en espérant intégrer un pays de grande culture. Or la culture française se meurt, elle préfère dire que la délinquance accouche de nouvelles formes culturelles pour mieux se voiler la face dans son incapacité de transmettre ne serait-ce que la culture basique qui fait paraît-il la gloire de ce pays. Mais allez expliquer cela à mes compatriotes du Rwanda qui ont des diplômes en philosophie par exemple, allez leur dire qu’ils n’auront pas de visa à cause de raisons opaques et qu’ils auraient plus de chances d’en avoir un s’ils étaient les premiers abrutis fouteurs de merde auxquels on trouverait des circonstances atténuantes par l’intermédiaire d’un diagnostic psychiatrique pédant. Moralité : quand on entretient un peuple de demeurés, on ne risque pas que ce peuple pose les bonnes questions. Donc nous n’allons pas regretter de ne pas devenir des docteurs en Sorbonne si vous voyez ce que je veux dire. Du moins nous n’allons plus le regretter.

Question : Le Commonwealth est donc une bonne chose ?

Disons que ça ne peut pas être pire que ça ne l’était ! Nous sommes motivés, les jeunes veulent étudier. Vous savez, au Rwanda, on ne gagnera jamais la palme d’or avec un film aussi insipide qu’Entre les Murs. Ici les petits gars vont en cours parce que la transmission du savoir n’est pas déguisée en pseudo égalité des chances. Aller en cours, ce devrait être un principe. Quand la France parle d’égalité, c’est bien que tout le monde n’est pas né avec la même chance de son côté. Regardez le système des grandes écoles et vous avez tout compris. C’est la raison pour laquelle ils baratinent tout le monde lorsqu’ils peuvent médiatiser un succès de la diversité. Ça donne l’impression que l’abolition des privilèges est derrière, enterrée dans l’Histoire. Ainsi il ne faudra pas se plaindre de l’agonie de la francophonie quand d’autres pays d’Afrique vont prendre la même décision que le Rwanda.

Question : Avez-vous des mots à dire sur le président Kagamé ?

Je n’en ai pour ainsi dire rien à foutre. Votre question est insidieuse parce que vous attendez que je dise de Kagamé que c’est une sorte de fantoche politique, en somme un animal politique dangereux. Kagamé a pris une décision qui peut être bénéfique au pays, c’est tout ce que j’ai à dire.

Question : Vous n’avez rien produit depuis la sortie de votre premier album en 2003. Vous travaillez sur de nouvelles choses ? Et quand peut-on espérer vous entendre de nouveau ?

Oui, nous travaillons d’arrache-pied. Nous sommes des perfectionnistes. On pensait pouvoir sortir un album cette année mais nous n’étions pas vraiment satisfaits. Nous avons des textes et des musiques mais pas encore les compatibilités qui nous font dire que ça va être quelque chose de bien. En tout cas nous travaillons et nous devrions sortir un grand album à l’horizon 2011. Peut-être même un double album.

Question : Vous serez de nouveau conceptuels, littéraires, crus ?

J’ai eu la chance de faire des études de lettres en Europe, en transportant mon baluchon d’une fac à l’autre. Quand on pisse dans un lavabo parce que vous n’avez pas de chiottes dans votre résidence, en Roumanie notamment, ça vous forge un caractère. Les livres que vous lisez, ce sont votre porte de sortie. Et quand je suis passé en France, les livres que les étudiants devaient lire étaient plutôt des objets pour caler des étagères ou des chaises bancales. Il y aura dans le nouvel album une grosse critique de la culture d’apparence. Les étudiants français multiplient les grèves depuis des années et ils n’obtiennent rien. La réponse est simple : au XIXe siècle on faisait la grève pour mettre en exergue des disparités intolérables, maintenant on fait la grève pour se plaindre des disparités tout en espérant devenir l’un de ces riches que l’on critique. Je comprends que les politiciens français ne se fassent aucun souci. Le premier connard à qui vous montrez une carotte, il se jettera dessus soit pour s’en faire un capital, soit pour se la mettre dans le cul parce qu’on lui aura dit que le plaisir est quelque chose qui se perd. La métaphore est évidente, pas la peine de la filer. Quoi qu’il en soit vous n’avez pas vraiment une intentionnalité qui se préoccupe de quelque chose d’extérieur à elle-même. Tout cela tourne à vide. Alors oui, les nouvelles chansons vont se heurter à cela, c’est-à-dire à la mauvaise culture de masse qui n’est autre que la culture de l’individualité en masse.

Question : Ce sont les livres quo vous ont donné l’opportunité de faire de la musique ?

Certains des musiciens du groupe n’ont jamais quitté le Rwanda. Nous n’avons pas besoin de chanter des trucs mièvres pour gueuler en sourdine notre passé. On a un pays qui se remet d’une fracture, c’est toujours plus sincère qu’un pays qui donne de la morphine pour dissimuler la douleur véritable. Moi j’ai choisi de vivre dans le dur en quittant le Rwanda. Si j’étais resté, j’aurais pu avoir un logement décent et tout le reste. Mais je voulais voir l’Europe, je voulais apprendre et voir ce que j’en obtiendrais. Alors quand je suis revenu, je n’ai pas fait le petit salopard de base. J’ai travaillé dur dans une métairie et j’ai noué des contacts. On chantait pour se donner la joie, comme les mecs qui chantaient dans les champs de coton. On discutait de tout et un beau jour on a décidé de mettre de l’argent de côté, petit à petit, pour se donner l’occasion de faire de la musique à plus grande échelle. Les livres m’ont donné l’envie de redire tout cela avec une esthétique novatrice. Je crois qu’on peut jazzer la sociologie si on s’en donne les moyens. Mais je dois à mes collègues toute la musique, toute la fougue et l’enthousiasme. Sans eux j’aurais certainement sombré dans l’autosatisfaction ou le rejet de mes racines. Je n’aurais vu à mon retour que les bains de sang que les Européens s’imaginent.

Question : Comment avez-vous rencontré Khalid Bouachiche ?

Complètement par inadvertance. Khalid (Bouachiche) est le gars le plus curieux que je connaisse. Il peut vous parler d’une sociologie des virus comme des prostituées de Yalta. C’est un sociologue hors pair qui est toujours sur le terrain, sa valise de livres avec lui et ses carnets de notes qu’il complète quotidiennement. Il nous a rencontrés alors qu’il passait à Kigali pour signer une convention universitaire. Nous jouions dans la rue un air pacifique mais on tapait violemment sur les tambours pour montrer quelque chose de plus vicieux. Khalid a immédiatement adhéré et il a voulu savoir ce que nous faisions dans la vie. On lui a dit qu’on bossait à un album. Il a été emballé. Un mois plus tard il revenait pour perfectionner la chanson Tout mais pas les sodomites. C’est un type incroyable, ouvert d’esprit comme personne, et qui plus est il a connu la prison. La seule chose, c’est qu’il n’aime pas les gens qui ne font pas d’efforts. Pour lui la connaissance et la culture, ça ne se fait pas du jour au lendemain.

Question : Et le professeur Deveureux ?

Nous n’avons pas directement collaboré avec lui. C’est quelqu’un de très solitaire, un peu le contraire de Khalid. Mais dès qu’on lui a demandé par courrier s’il y avait des incohérences dans certains des concepts philosophiques qu’on utilisait, il a répondu tout de suite. On a apprécié.

"Question" : Cyprien, c’était un honneur.

Pour moi aussi. J’espère maintenant qu’on ne va pas déformer ou faire dire n’importe quoi à mes propos. De toute façon, vous l’aurez compris, les emmerdeurs se reconnaîtront à leur faculté de ne pas maîtriser le sujet qu’ils voudront critiquer.

Propos recueillis par Jean-Christophe Lévy à Kigali, secrétaire particulier de la relation épistolaire des professeurs Bouachiche et Deveureux.