samedi 22 août 2009

Que Lisbonne était belle en 1755 !


Très amical professeur Bouachiche,

Il est des tempêtes qui remuent les esprits superstitieux comme il est des océans calmes qui font patienter les hommes d’action. En m’introduisant dans les rapports épistolaires en votre compagnie, je savais quelles étaient les frontières infranchissables séparant le discours de son interprétation. L’objectif d’un échange épistolier n’est pas exclusivement réservé aux gens qui aiment à converser entre eux alors que plusieurs pays les mettent à distance. Ce qui m’intéressait en particulier, c’était de laisser nos lettres à la merci des pirates, des voleurs de feu, et autres kleptomanes. On a relevé les insuffisances caractéristiques de ces esprits peut-être trop convaincus d’eux-mêmes. Les uns ont compris que les questions étaient plus décisives que les affirmations vacillantes. Les autres, piteusement, ont cru que les ouragans de nos esprits pouvaient s’atténuer par la simple affirmation que les questions que nous avons posées jusqu’à présent, en fin de compte, n’étaient que des interrogations factuelles déguisées en problèmes conceptuels. D’une part, ils n’ont pas compris que nous acceptions les tourments de nos cerveaux dérangés par l’état du monde et, d’autre part, ils ont voulu faire de leur platitude quelque chose de plus mouvementé que ce qu’ils essayaient vainement de comprendre par le biais ambitieux de leurs entendements impuissants. Car toute notre production épistolaire est machinée par l’inquiétude des orages sous-jacents, par ces phénomènes souterrains qui ne se laissent pas découvrir par un grossier dynamitage, en un mot par les énergies humaines quasiment insaisissables que nulle spéléologie hasardeuse ne parviendra à repérer. Nos lampes à pétrole dans la main, nous descendons les ramifications de l’arbre humain et nous procédons par détours, demi-tours, retournements, raccourcis et diverticules de circonstance. Par métaphore, l’obésité vulgaire des sociétés occidentales nous contraint de passer notre chemin quand les artères sont bouchées par plusieurs dépôts inexpugnables. Facebook est en ce sens une lésion artérielle.
Les nourritures spirituelles abondent, c’est pourquoi notre sincérité de ne pas les connaître immédiatement se heurte aux certitudes de ces serpents venimeux qui font acte de nous critiquer comme s’ils avaient déjà rampé partout, oublieux de leur aveuglement congénital aussi bien que de leurs reptations conditionnées. On les voit se cambrer sur Facebook, impressionner la galerie, complètement sourds du son de la flûte qui les déracine de leurs corbeilles puantes. Ils réactualisent le mythe orphique du charme de la musique pendant qu’ils ne s’aperçoivent pas que, leurs chorégraphies différant de celles de leurs voisins, ils dansent quand même tous sur le même air. Cet « air de famille », je crois que c’est la reproduction en grand de ce qui existe en petit dans le quotidien de ceux qui s’imaginent résoudre la question de l’identité personnelle. Il y a deux miroirs disposés en face à face avec, au milieu, des reflets interchangeables. Le miroir de gauche s’occupe des familles, celui de droite des réseaux sociaux ou des communautés. Nul ne regarde en l’air ou plus bas, de peur d’être ébloui par une possibilité annexe ou par un gouffre de vacuité. Autrement dit tout se confond dans un grouillement microcosmique qui, grâce au concours d’un phénomène physique, se reflète en dispositions macrocosmiques. La petitesse se donne l’illusion de la grandeur. Un grand nombre d’amis traduit le reflet d’une position privilégiée entre les deux miroirs car la personne du milieu est visible selon plusieurs facettes. Mais l’exploit reste lettre morte : le réseau est constitutif de la totalité rendue possible par les parties qui s’affrontent en elle. Il s’agit au contraire d’une reproduction en petit de ce qui est à l’échelle de la planète : la célébrité est œuvre de statistiques (les amis), de silence (un réseau n’est pas vivant), de renouvellement contradictoire (les groupes rejoints, les groupes délaissés). L’intimité est décousue, elle ne veut plus rien dire. Un tel se croit original en exposant les photos de son repas, et ce, par exemple, dans la seule mesure où il ne s’avoue pas que Michael Jackson qui mangeait une glace, c’était déjà prodigieusement intime en comparaison de la célébrité objectivement planétaire du personnage. Ainsi je parviens à une conclusion sans appel et sans cour de cassation : la redistribution de l’intimité agencée par l’intermédiaire des réseaux sociaux est une distribution des nouvelles figures anonymes qui confessent leur inaptitude à entreprendre quelque chose de profitable à la société des hommes.
La prolifération des contacts virtuels entrave la volonté de se consacrer à un petit nombre de fréquentations avec lesquelles on peut pousser les réflexions. Beaucoup d’amis est la cause de l’insipidité des discussions générales alors que les cercles de confiance donnent envie de se dire autre chose que la qualité du menu ou le caractère aléatoire du temps qu’il fait. En conséquence de quoi, ceux qui vivent en fonction des conversations générales abolissent leur effectivité en tant que sujet. L’assujettissement est un produit analogue à la soumission. Il est rassurant d’être réduit à des frivolités parce que l’éthique de la futilité est une délivrance de l’éthique de la responsabilité. En cela, je ne crois pas que le souci réel d’autrui soit précisément le souci de ceux qui multiplient l’expérience des réseaux ainsi que l’agrandissement perpétuel de leur répertoire téléphonique. Celui dont on sait qu’il est toujours à moitié pris est celui dont on sait qu’il n’est présent qu’à moitié. Ce sont les représentants du Ceci et du Cela, les avocats du relativisme, les pseudo-êtres qui pensent que le hasard est le meilleur allié de leurs erreurs parce qu’ils ont peur de se dire que s’ils avaient agi en totalité, alors ils auraient peut-être enfin vécu une expérience personnelle objective, quitte à maximiser les raisons d'un échec. Et ne dites surtout pas à ces gens-là qu’ils sont moins visibles que le fragile roseau qui plie sous le vent, ils risquent de le prendre mal. La différence entre eux et le roseau, c’est que le roseau ne sort pas de sa nature. Pour être plus précis, le roseau ne se crée pas une seconde nature qui donnerait l’illusion de sa vraie nature. De surcroît, le roseau affronte le monde quand tous ces marquis de l’inconstance le fuient par petits bonds successifs, ne profitant guère de la maigre élévation du champ visuel offerte par les bonds pour reconnaître que leur position ontologique est inconnue. Jadis une étudiante se comparait au lapin blanc d’Alice au pays des merveilles, affirmant n’avoir le temps de rien; aujourd’hui elle continue de faire parader les chronomètres, alourdissant son absence afin de mieux éviter l’aventure humaine de la présence stable. En se rendant occupés, les individus évitent les préoccupations d’envergure en leur préférant les petites préoccupations. Je le redis dans votre sillage, mon cher Bouachiche, et à vrai dire je le complète : quelqu’un est occupé en vérité lorsque la porte des toilettes publiques affiche la mention « OCCUPE ».
Le peintre Edouard Vuillard a parfaitement rendu la notion de l’aventure humaine en peignant la série des Jardins Publics. Les enfants jouent au soleil, surveillés par les mères castratrices, loin des ombres des sous-bois alentour. Ces êtres sont tout ce qu’ils peuvent être, en l’occurrence des enfants sous l’égide de leur mère et sous l’empire du jeu. Les sous-bois contrarient la lumière de ces théâtres de frivolité : ils symbolisent la prise de l’âge, le passage déjà possible mais repoussé par l’autorité parentale, le danger du noir contre la sécurité du visible, du lumineux, du remuement. Tout réside dans le public : les enfants se ressemblent et sont un peu enfants de tout le monde, les bancs sont propriétés ouvertes, les discussions fusent parmi les cris, ne faisant que commenter les hurlements de ces jeunesses hitlériennes quand ils ne sont pas trop stridents. Et dans les sous-bois, probablement, les clochards, les nécessiteux, les monstres inadaptés aux reflets du soleil, à l’entre-deux inaccessible des miroirs, bref les handicapés du public condamnés à la privation mais finalement sauvés de ces relations qui écrasent toute différenciation. La beauté à ses canons quand la laideur possède ses variétés. Ce faisant, les normes valent mieux que les anomalies insoumises. Or, curieusement, les sous-bois de Vuillard sont presque omniprésents en comparaison de cette dilapidation de la vie qui peuple les jardins publics d’êtres uniformisés par la légalité du moment : moment de s’amuser, moment de rentrer, moment de discuter etc.
Je me réjouis donc des drames familiaux qui éclatent sous les yeux attristés de ces moitiés vivantes. Quand un fils prend le fusil de chasse du père et qu’il massacre sa famille comme on ferait tomber les quilles, il rappelle aux moitiés que quelques hommes n’aiment pas avoir deux têtes, être coupés en quatre ou je ne sais quoi encore. Certains choisissent l’école pour perpétrer les massacres. D’autres encore se juchent en hauteur et assassinent les passants de la société humaine. L’opinion publique les désigne comme monstruosités et la justice ratifie ce bilan en stipulant des nécessités qui arrangent l’opinion. Les jeux vidéo, les films violents, la pornographie, deviennent des alliés de poids. On trouve des pièce à conviction ontologiquement artefactuelles pour jusitifer d’un phénomène factuel. Cependant ne soyons pas étonnés de ces usages discutables à l’heure où les reflets pullulent. Etant donné que la réflexion a déménagé vers un territoire inconnu, on se contente d’artifices pour expliquer la moins artificielle des actions, c'est-à-dire le retournement homicide contre la cellule familiale. Les bonnes questions sont évitées. On préfère demander comment on va juger le monstre plutôt que de réfléchir à l’endroit, soit comment un être humain a causalement décidé de se séparer d’êtres humains de sa propre famille. Ce sont des réminiscences miniatures du grand tremblement de terre de Lisbonne qui date du 1er novembre 1755. J’aime les secousses sismiques car elles paralysent un temps la position des miroirs. Quand les gens tombent, ils finissent par reconnaître le gouffre et par regarder en l’air, ce qui les force à se poser la question de savoir comment ils vont choisir de remonter. Par analogie, quand il y a trop de soleil, les sous-bois ne sont pas si effrayants.


Bien amicalement à vous,


K. Deveureux.

Tectonique des comportements sociaux.


Mon très cher ami intime Konstantinos,

Ces attaques sur votre dernier courrier m'ont fait doucement pouffer de rire. Les propos que nous tenons sont peut-être trop imaginés, ce qui entraîne probablement une lecture biaisée de nos pensées. Précisément, nous utilisons dans notre discours l'imagerie des toilettes comme le seul exutoire possible de la pression sociale engendrée par le « human perfect ». Je rappelle à nos lecteurs que le « human perfect » se définit comme la parfaite accointance entre le corps et l'esprit, ou, devrais-je dire, entre valeurs revendiquées et actes fondés. La déviance sexuelle de la scatologie est en soi une façon d'écumer le stress engendré par le poids des masques sociaux que nous portons. Lorsque j'ai réalisé une enquête sociologique sur les mœurs et le pouvoir en Belgique, beaucoup de prostituées m'ont confirmé que le degré de déviance sexuelle par la soumission et l'humiliation était proportionnel au poste à responsabilités que les clients de ces courtisanes occupaient. En d'autres termes, les plus grands avocats liégeois aimaient à se sentir dominés.

Lors de ma dernière promenade, je me suis surpris à écouter une conversation stérile d'un psycho-somato-thérapeute qui affirmait, pardon qui tentait, de s'auto-persuader que le patient est à cadrer dans une sphère spécifique, spécificité qu'il énumérait ainsi : « politique, artistique, intellectuelle etc. » Sa fierté personnelle était de confronter son patient à une sphère, pardon un masque, qu'il n'avait pas l'habitude de porter afin d'établir une analyse. Mais ce discours qu'il croyait tenir à un pauvre étudiant sans cervelle n'était en réalité qu'un processus de construction de façade sociétale monolithique qui avait pour unique fonction d'imposer l'importance de sa vie de psychothérapeute. En ce sens, qu'aurait-il fait si son interlocuteur ne faisait pas partie de son public préférentiel, défini comme tel par le contexte environnemental dans lequel il se trouve ? Qu’aurait-il fait s’il avait été question d’une personne immigrée à la culture différente dont le simple mot ANALYSE n'existe pas dans son langage ? Aurait-il pu appliquer à lui-même sa propre théorie ? Son idée n'est pas si désuète qu'il n'y paraît.
Notre schéma comparatif, j'appelle schéma comparatif notre bibliothèque personnelle d'expériences vécues (par soi ou par transposition) auxquelles nous faisons appel à chaque moment où l'on se retrouve face à une situation inconnue, ce schéma, donc, est régi par des intimes convictions qui s'apparentent bien souvent à des préjugés. J'emploie ce terme de « préjugé » car une situation inconnue est justement incomparable par état de fait. Je conseille donc à nos lecteurs de prendre connaissance du travail de ce grand pédopsychiatre, j'ai nommé Saïd Ibrahim, très connu dans la cité phocéenne. Il exprime de façon claire l'idée d'une ethnopsychiatrie. Les populations émigrées de Marseille sont un cas pratique peu négligeable dans la gestion de l'intime. Pour elles, l'intime relève essentiellement de croyances liées au monde des esprits et du surnaturel. La difficulté redouble lorsque ces croyances ne sont plus en adéquation avec l'environnement social. Et c'est là que les choses sont intéressantes. Établissons alors un comparatif possible avec ce courant artistique des années 60 qui s’est déroulé en Autriche. Possible car les faits sont similaires.
Les actionnistes viennois, groupuscule d'artistes autrichiens, ont tenté de se libérer du carcan académique de l'art par l'exhibition outrancière d'actes réservés à l'intime et au non-dit. Actes tournant autour de la scatologie, scarification et autres sévices corporels. Ma préférence allant vers cet artiste qui, lors d'une performance, s'est abandonné à un acte de masturbation sur l'hymne national autrichien. L'intime devient donc une arme que l'on emploie pour se libérer de l'insoutenable légèreté de notre être. Ce courant artistique fut extrêmement novateur et contesté à son époque. Beaucoup de ses membres ont été condamnés à de lourdes peines de prison. Je m'interroge alors : Facebook serait-il de ce point de vue une façon de revendiquer l'inutilité des vies qui y sont exposées ? Je vous répondrai que oui et je m'explique.

La seule façon d'apposer à l'intime une véritable fonction optimiste, c'est de le définir par les déchets corporels que nous fabriquons quotidiennement. C'est en cela que les actionnistes viennois avaient tout compris. La seule barrière qui vaille la peine d'être franchie de manière exhibitionniste est l'intimité du corps. Je vous renvoie cher confrère au travail esthétique de Nan Goldin dont le génie fut de se photographier meurtrie par les coups de son mari. C'est ainsi que j'admire les diverses campagnes de lutte qui montrent des images chocs. Attention ceci dit de ne pas me prêter de mauvaises intentions en me signifiant que je glorifie ces actes ! L'image percutante n'a qu'une durée de vie relative à la persistance rétinienne. Toutefois cela correspond exactement au souhait politique de maintenir l'hypocrisie que nous avons déjà dénoncée. En effet la lutte existe mais elle est si éphémère qu'elle permet de ne pas trop ralentir l'économie du tabac. Bref, je m'égare. La seule revendication possible par l'intime ne s'opère absolument pas par la mise en ligne des photos de mariage de ma tante Erika où mon cousin Henri a vomi sur les chaussures de tata Simone. Nous sommes bien en présence d'une hypocrisie des plus glamours : « Je suis parfait, ma vie est parfaite, et pourtant la semaine dernière j'ai eu une diarrhée qui a retapissé mon intérieur sanitaire ». Notre conscience du monde qui nous entoure est dénaturée par l'intime social. Cette conviction profonde du schéma comparatif nous pousse à la concurrence amicale sur Facebook. Ce schéma comparatif nous tient à coeur, il exprime notre rôle faussement joué d'être humain dans un jeu vidéo proche des Sims ou de Second Life. Pierre et Gilles, deux artistes talentueux (décidément ce courrier se veut artistique et non politique, ou peut-être intellectuel, je ne sais plus dans quelle sphère le compartimenter) ont énoncé cette magnifique phrase : « Il faut s'inventer un monde pour survivre dans celui-ci. »

Alors je vais faire preuve d'indulgence et me convaincre que les milliards d'utilisateurs de réseaux sociaux ne sont que de pauvres âmes égarées qui font la tentative avide de recréer une sphère sociale moins difficile à gérer afin d’éviter de tomber dans les affres de la diarrhée et, partant, de la réalité objective de leur existence. Ils revendiquent une constipation nécessaire et disent comme ce chanteur Monsieur François C. :


Bien sûr des avions tombent, bien sûr des trains déraillent

Bien sûr des bateaux coulent et on manque de travail

Pourtant y a tout pour être heureux

Tout pour être heureux

Dans la publicité les filles ont des règles bleues



Parfois il est bon de se taire et de laisser parler les sages à notre place. L'intimité pose donc une problématique de l'équilibre permanent. Soit je bascule dans une forme de violence, soit dans une religiosité démoniaque. Je parle de violence car l'intime dévoilé mais aussi fabriqué de ces sites communautaires nous pousse à voir autrui comme un objet. Bien sûr que je peux me permettre de t'affliger un commentaire te traitant de grosse vache puisque toi-même tu le revendiques par ta photo en maillot de bain. Facebook rend donc accessibles les hommes comme des paquets de chips dans un rayon de supermarché. Je consomme de l'intime et du même coup je consomme autrui. Et l’on s'émerveille que les agressions physiques se trouvent en perpétuelle augmentation. Le basculement est presque invisible. Il n'est donc pas étonnant d'observer par contraste une radicalisation de la religion. On transpose en conséquence le voile à la burka. Cette polémique française m'a beaucoup amusé. Les politiques dénonçaient un viol du principe de la République et de la laïcité. Mais ce viol n'est-il pas déjà présent dans des émissions de télé réalité qui nous donnent une intimité comme repas quotidien ? Certes cette intimité quotidienne n’est pas religieuse… mais radicale tout de même. Ceci est horrifiant de vulgarité. La France possède un réel problème de contradiction politique permanente : « Faites ce que je dis et non ce que je fais ». Le problème de la burka est simplement défini par le fait que la religion catholique (religion historicisée et donc légitime de ce pays) a perdu toute son influence. On jalouse donc l'Islam qui récupère les âmes en perte de repères intimes. Je conclurai, de manière un peu frivole j'en conviens, qu'il existe bien une tectonique des comportements sociaux. L'épicentre de ce phénomène n'étant rien d'autre que l'intime.

Sismiquement vôtre,

K.B.

jeudi 13 août 2009

Le répertoire des salles obscures.


Très cher Bouachiche,

Si votre texte aborde les problématiques compliquées relatives à la notion d’intime, il possède néanmoins la qualité indiscutable d’être d’une habituelle clarté dont beaucoup d’étudiants devraient s’inspirer. Ceci étant, je crois fermement qu’il est utile de revenir sur les conclusions hygiéniques que vous apportez dans le débat qui s’occupe de ce que c’est que se rendre aux toilettes. Nos lecteurs les plus férocement courageux verront le lien inextricable avec ce que j’exprimais naguère au sujet d’une « posture sanitaire ». Nous introduisons dès lors une herméneutique des résistances intimes, c'est-à-dire une recension des conduites épargnées par la prolifération de l’exhibition psychanalytique.
Comme vous, je me demande quelles sont les motivations abyssales qui persistent à faire étalage de la vie privée par le prisme des sites communautaires. Je perçois dans ces tentatives d’exhibitions consécutives des malaises bigarrés où se discernent plusieurs perversions : désir d’être vu, sensation d’être connu, satisfaction d’être reconnu, espérance de multiplier les potentiels d’intimité en constituant des séquences photographiques où tout le monde se congratule sans jamais aller au-delà de ces manifestations graphiques que j’appelle « manie du commentaire » ou « excroissances d’ontologie fictive ». Dans le cas du commentaire, disons qu’il est souvent l’œuvre d’une intimité directement agressée en son principe – par conséquent le commentaire est hypocritement mélioratif alors qu’il révèle en creux la possibilité pour une intimité de raconter ce qu’elle pense d’une intimité adamite. Autrement dit, l’intime est chaque fois l’intime de quelqu’un, et ainsi de suite jusqu’à produire des chaînes d’intimités s’absorbant les unes les autres, chacun rêvant du dernier mot, en l’occurrence de l’œil ayant la liberté d’espionner par le trou de la serrure avec la certitude de n’être pas repris par un témoin. Plus spécifiquement, le cas d’une « excroissance ontologique » témoigne d’une pauvreté d’être primitive qui se donne une chance d’exister authentiquement en proposant la nudité d’un Moi à tous les ragondins voraces qui voudront bien jouer les charognards du commentaire. L’usager existe alors selon des regards, ce qui implique une absence logique de réciprocité. Ainsi le pseudonyme devient un patronyme et l’identité se façonne en morcellements ontologiques qui ont un effet buvard sur le réel. Ce qui manque alors à ces amputés de l’authentique, c’est moins une vie qu’une déclaration d’irrédentisme où le Moi pourrait légitimement se faire reconduire à la frontière du privé.
Faisons une digression balzacienne en procédant à un retour sur ce moment privilégié des toilettes. Vos remarques sur l’exiguïté des lieux sont capitales : les toilettes, aussi bien privées que publiques, font office de ces cagibis cachés que j’affectionne. Où le corps n’est pas soumis à l’illusion des grands espaces, l’esprit se récupère et se concentre sur ce qui est potentiellement faisable à si peu de distance (calculer ses chances de contracter une maladie vénérienne dans des toilettes peu ou mal entretenues en se positionnant idéalement selon des angles qui permettront l’évacuation des liquides sans accidenter la position arithmétique du corps – l’esprit est ici en étroite connivence avec le corps –, régenter la disposition des lieux afin d’y adjoindre une action impliquée par des nécessités corporelles mais saluant simultanément les recours spirituels à cause du savoir vivre qui indiquera logiquement le savoir faire à qui succèdera à l’occupant de ces lieux privés éminemment paradoxaux – les toilettes étant une invitation renouvelable pour toute intimité, et nous ne devons pas oublier ici l’isolement providentiel d’une personne triste qui ne verrait pas des raisons de pleurer à la cuisine ou au salon, c'est-à-dire à la vue du visiteur affamé ou curieux –, moduler les signaux sonores de sa présence si les toilettes ne sont pas correctement situées dans l’habitation, démontrant de ce fait que l’exercice véritable de l’intimité est d’abord un souci de se préserver tout autant que préserver autrui de ces instants qui n’ont strictement d’intérêt que le nettoyage des parties du corps incriminées dans les processus de débouchage.).
Partant, si vous avez insisté sur l’intimité des images, je voudrais m’attacher à l’intimité acoustique. La vertu de savoir se rendre invisible est à mon avis complémentaire de celle qui connaît les secrets du silence. Plusieurs constats se détachent de ce double rapport entre l’image et le son, qualités associées essentiellement à la notion de spectaculaire (concerts, pyrotechnies, mise en scène d’une exposition picturale etc.). En conséquence de quoi, on accordera aux toilettes publiques la possibilité de créer un espace à part en plein épicentre de l’agora. Si bien que les toilettes publiques sont peut-être les hétérotopies dont parlait Michel Foucault, ces lieux absolument autres où des hommes existent ignorés de tous parce que faisant partie d’un circuit anormal qui contrarie les normes dirimantes (entendez par là ceci : il serait anormal d’aller à la selle en public, d’où la nécessité de s’isoler, voire assurément d’avoir une décence remarquable en choisissant l’isolement pendant que nous nous convainquons d’être au préalable isolés des regards qui pourraient nous surprendre en train de franchir le Rubicon du domaine privé). On se souviendra probablement moins des réflexions de Montaigne quand il aborde le sujet du stoïcisme en racontant l’irrévérence d’une flatulence non retenue en public. Or le pet n’est pas moins intéressant car il est directement dépendant de ce qui se passe dans la sphère privée des toilettes. Seulement cette flatulence publique, si elle préfigure une privatisation ontologique à court terme, elle demeure cependant paradoxale dans la mesure où les rapports de quelques intimités confondues s’indignent moins de leurs pets respectifs et d'autant moins de leurs prouesses à fabriquer des acousmates polyphoniques. Ce partage débordant est quelquefois le critère des couples qui ont atteint une intimité maladive les faisant considérer comme amusant quelque chose qu’ils trouveraient irréductiblement répugnant à l’extérieur de leur intimité privilégiée. En corollaire, il est facile de repérer des mésententes décisives lorsque l’un des conjoints, subitement, prendrait la décision de ne plus accepter ces jeux scatologiques déclinés à satiété. En outre, il est intéressant de noter que les couples de la retenue ne sont pas forcément les moins répréhensibles en matière de discrétion, ce sont au contraire ceux qui captivent l’attention quand ils s’absentent à la selle et qui se rembrunissent une fois revenus de ces missions de délivrance. J’appuie mon opinion sur un exemple : jadis je menais des relations fort mondaines avec un couple de Parisiens tout ce qu’il y a de plus respectable. Le mari était un homme distingué, la soixantaine, ancien haut fonctionnaire et détenteur d’une solide formation de droit. Pendant chaque repas, il se rendait à la selle, ce qui en soi n’est pas contre-indiqué. Je me retrouvais alors en tête à tête avec sa femme, légèrement moins âgée, très cultivée et accessoirement amatrice de viennoiseries. Or c’était chaque fois le moment où ce monsieur nous assourdissait de ses écoulements. Des conventions morales nous imposaient la néantisation sartrienne : nous nous concentrions sur les abjections discursives de notre conversation suspendue à la récente disparition d’un convive, et nous faisions mine de sourire à nos mondanités infectes tout en étant conscients du déroulement de nos pensées, en l’occurrence l’indignation d’entendre pareilles défécations misérables, sonorités affreusement belliqueuses et qui plus est susceptibles de devoir en référer aux instances médico-proctologiques afin de diagnostiquer d’éventuels cancers du colon. S’il eût été plus précautionneux de signaler ce que ces bruits insupportables induisaient de maladie potentielle, jamais nous ne le mentionnâmes, et toujours nous continuions nos péroraisons gastronomiques en complétant nos savoirs sur le sujet. En d’autres termes, même quand l’intimité du corps en train de se débattre avec ses réseaux d’évacuation se fait jour, il n’est pas de bon aloi d’en faire un pivot problématique. Il revient à dire simplement que le partage sans concessions de ces instants ne peut qu’engendrer la corruption de la notion d’intime en tant que telle.
C’est pourquoi, sans réellement que cela nous surprenne encore que cet état de fait apparaît comme ignoré au vu de ce que nous avons cru devoir en dire, le moment des toilettes est une préservation de l’intimité redoublée par une autre intimité, à savoir le soulagement de se soulager et le soulagement de le pouvoir effectuer en toute solitude. Je comprends très bien que des frustrations s’expriment sur les murs des toilettes publiques, elles ne sont qu’un développement de la « manie du commentaire », soit de l’intimité qui accouche de son propre diagnostic, encore que des dénonciations telles que « Momo est un pédé » ou « Manu suce des queues » exigent de la part du lecteur une lucidité qui l’aidera sans doute à comprendre en quoi les intimités refoulent les véritables questions en déportant l’attention sur l’intimité des autres, mais aussi en quoi les écritures ainsi barbouillées ne sont rien d’autre qu’une stratégie de renoncement à savourer ce moment propre d’intimité qui, s’il est répétitivement bafoué, en viendra inexorablement à fomenter des douleurs stomacales dont les conséquences pourraient être irréversibles.
De cette façon, nous sommes autorisés à définir les limites du voyeurisme médiatique. Nous aurons à nous alarmer quand les caméras seront installées à l’intérieur des toilettes. Et ce qui me semble étrange dans le voyeurisme scatologique, par-dessus n’importe laquelle des autres formes de voyeurisme, c’est la volonté d’aller voir ce que nous partageons tous en tant que corps, c’est-à-dire la nécessité d’évacuer pour ne pas que l’organisme s’abîme en ballonnements et en pressurisations délétères. Je crois de ce point de vue que ceux qui se plaisent à espionner les toilettes sont les plus assidus d’exposition médiatique, en ce sens qu’ils se sentent revenir aux fondamentaux de la vie privée en se donnant une chance d’aller chercher ce qu’ils ne voudraient surtout pas qu’on vienne épier chez eux. L’intimité se révèle alors sous un jour nouveau et continûment paradoxal : la volonté de s’exposer jusqu’à l’épuisement des ressources, exprimant l’ineffable tension entre tout ce que le sujet est prêt à dévoiler et ce petit rien qui le retient d’en dire quelque chose, voire d’en parler librement à des médecins assermentés. Par analogie, on découvre que les grands utilisateurs de Facebook conservent sous le coude un talon d’Achille, et que ce talon d’Achille est bien souvent le revers de la médaille de ce qu’ils exposent trop (celui qui accumule un grand nombre d’amies est celui qui recouvre sa virginité, celui qui expose ses festivités du samedi soir révèle sa solitude d’alcoolique égoïste, celui qui narre ses exploits sportifs démontre qu’il n’a pas atteint la perfection en un sport et que celle-ci se retrouverait ailleurs que sur Facebook si elle était véritable, celui qui complète ses listes de lecture croit impressionner ses amis alors que l’interroger sur un seul de ces ouvrages suffirait à repérer sa bouffonnerie, etc. etc.). J’avance alors que l’intimité surmédiatisée est une exposition du plus évidemment intime parce que ce qui est ainsi caché ne se fait jour que par l’abondance des rayons lumineux que le sujet, à un moment, ne sait plus contrôler. C'est alors que la lumière se transforme perfidement en feux de rampe dont nous n'aurions jamais souhaité profiter bien que les tutoyer du bout du doigt nous procure un état de jouissance informe.

Publiquement vôtre,

K. Deveureux.

mercredi 12 août 2009

Voyeurisme extralucide.


Mon ami K,

Votre texte est une fois de plus une démonstration brillante de votre virtuosité à manier les concepts. Je suis béat d'admiration quant à votre analyse du film de Monsieur Larry C. Or je dois dire que cette notion d'intime m'intéresse beaucoup. L'intimité est un concept si joyeux qu’il pousse les familles à être soudées. Il s’agit d’une notion qui autorise le parasitage outrancier de la sphère individuelle et privée d'autrui. Il est inutile de se cacher derrière des faux-semblants. Monsieur Andy W. avec son film « Sleep » a introduit une alchimie complexe entre intimité et business. Nous voilà donc en présence d'un économat fondé sur la surexposition de la vie privée. Cette surexposition n'a de vocation que de maintenir les petites gens dans un marasme culturel, les plongeant ainsi dans un coma cathodique et cathartique. L'inertie est gage de réussite en matière de manipulation cérébrale.
Pourquoi notre société humaine possède-t-elle une propension exacerbée et avide de croissance dans l'exposition du Moi intime ? Nous revenons au concept du Monstrueux. L'intime est monstrueux par le fait qu'il se doit d'être révélé par une communication fabriquée. Il est difficile de percevoir l'équilibre entre une morale répressive de l'intime et une économie gargantuesque se gavant de réalités révélées. Pourquoi avons-nous cette nécessité d'exposer notre vie ? Pourquoi Facebook explose ? Pourquoi la réserve d'un sanctuaire privé n'existe plus ?
De nos jours, l'homme se doit d'exister. L'existence est le drame de toute vie humaine. Je ne parle pas de la vie en tant que telle, je parle de ce que l'homme a développé au fil du temps, à savoir un profil socio-médiatique. Une sorte de « Moi » parallèle qui existe par la masse médiatique et pour les masses. Une intimité partagée qui légitime les actions les plus avilissantes.

Nous repartons sur une dualité capillaire ratée. Ce perpétuel gimmick de l'accord idéal entre mon verbe et mon action. Cette recherche de la perfection sociale : « Esprit sain dans un corps sain ».
Aujourd'hui, notre identité sociale se réduit au profil ridicule qu'on remplit sur des sites communautaires ou de rencontres. J'ai découvert par ailleurs, à mon retour en France pour ces vacances méritées, une créature mystique, que j'admire réellement, car son existence ne se situe plus à l’intérieur d’un domaine de réalité tangible. Son identité médiatique est un amarrage éternel dans la sphère du public. Mickaël V. est tombé dans le droit commun : telle une chanson, il tournera en boucle, figé dans une temporalité et un espace bien définis et précis, qui empêchera tout retour possible dans une sphère plus privée. L'intime exposé est donc consommable.

Lorsque je me ballade sur Facebook, je me nourris des photos de mariage de ma cousine, je dévore les soirées de débauche de mon ami d'enfance et je vomis les photos de voyage en amoureux de ma tante. Boltansky, artiste de l'intime sublimé, nous propose souvent des installations photographiques arborant de nombreux portraits d'anonymes. Etrangement, lorsqu'on regarde ces images, on développe un instinct comparatif. On y voit toujours la grand-mère morte il y a peu, ou le frère que l'on n’a pas vu depuis cinq ans, bref nous devons systématiquement appliquer à l'inconnu un schéma de reconnaissance. Ce schéma enfante la notion d'intime partagé, régie par un capital numérique de perception positive. Ce capital est proportionnel au degré de conformité entre le dit et le fait, entre le savoir être et le savoir faire. Ce capital n'est absolument pas dépendant d'un système binaire d'actions positives et d'actions négatives. Je gagne des points en laissant ma place dans le bus seulement si je mets en avant ce caractère de politesse sur mon profil social internet. La complexité de ce système réside vraiment dans la coïncidence entre ma personnalité solitaire et ma personnalité de réseau social. Le seul intérêt de mon existence demeure dans le nombre élevé de mes amis sur Facebook. Mais mon propos se situe un peu plus loin. Mon discours est bien la dénonciation du viol par l'intime. Je m'explique :

Lorsque je parcours les profils pré-mâchés et superficiels de ces sites communautaires, je ne peux que me sentir agressé par la vulgarité des propos et des images énoncés. Ai-je nécessité à connaître des semblants de vies mornes et dénuées de toutes les sensibilités ? N'est-ce pas une mauvaise façon de provoquer notre schéma comparatif ? Mauvaise dans le sens où cela nous pousse dans les retranchements les plus sombres de la confiance en soi. Une personne en fragilité sociale ne peut que se sentir violée dans sa chair lorsqu'elle s'aperçoit, par le biais de ces profils abscons, qu'elle est une misérable dont la vie n'intéresse même pas ses douze amis sur Facebook. Arrêtons de servir aux masses des modes de vie affligeants de banalité ! La curiosité est nécessaire, et je l'ai toujours revendiqué. Mais le voyeurisme n'est qu'une perversion de celle-ci prônée par Monsieur Andy W. que je range dans le même placard que celui de Monsieur Walt D., à savoir celui des dictateurs de la stupidité. En parlant de placard, il subsiste encore un lieu protégé qui reste le seul endroit possible pour revendiquer un accord à l'unisson de son être et paraître. Je fais allusion aux toilettes. Cette pièce souvent plus étroite que les autres est le seul espace où nous lâchons ces masques sociaux pour retrouver une intimité véritable. On le constate souvent dans les toilettes publiques où l'on retrouve toutes sortes de messages scatologiques qui ne sont en réalité que le soulagement profond de la pression sociale.

Il est donc absolument indispensable de garder une réserve, de protéger les derniers vices qui peuvent encore attaquer le moralisme religieux et politique. Il faut garder le verrou des toilettes fermé comme tel sous peine de retrouver un tsunami d'excréments culturels déjà bien présent dans nos médias. A trop exposer le négatif du film à la lumière, on risque sa destruction, laissant ainsi toute la place au discours extrémiste et sirupeux que je dénonce ici. Les perversités cachées ont cette incroyable force, lorsqu'on les dévoile, de remettre en question des discours aseptisés et débilisants. Mais cette vigueur peut se perdre dès l'instant où l'intime devient source de pouvoir et d'argent.

Viscéralement votre ami

K.B