jeudi 6 janvier 2011

La résurrection de Spinoza n'aura pas lieu.


L’état du monde, maintenant diagnostiqué avec certitude comme se trouvant aux prises avec un cancer stationnaire, ne nous permet pas de nous associer aux mouvements de foule qui surdéterminent chaque début d’année. L’institutionnalisation de la joie par le truchement des computations temporelles (jour de l’An, anniversaires, commémorations sécularisées etc.) exerce sur nos personnes un rejet aussi irréversible que permanent. Nous assistons à l’effondrement d’un droit personnel à la béatitude puisque la masse nous informe des opportunités de profiter du bonheur. Mais nous ne comprenons définitivement plus en quoi le bonheur est-il encore ce qu’il est quand il se manifeste sous les tendances solidaires de l’adaptation et de la réserve collective. Il semble que l’accomplissement de soi ne puisse désormais se faire que dans l’intégration factice d’une authenticité massive où les gens ne communiquent pas entre eux. Au lieu d’un échange réel où chacun pourrait considérer les possibilités de se dépasser tout en préservant la liberté d’autrui, nous sommes entrés dans l’ère du mouvement des surfeurs anonymes : tout le monde vise la même vague. Ce calcul de l’opportunité, que nous exprimions à travers l’idée de capture temporelle, s’affiche comme rigoureusement néfaste pour l’exercice spirituellement fécond de la contemplation. L’homme contemporain souffre du syndrome fantasmatique du mathématicien : plutôt que d’isoler une chose et d’en prendre soin, il souhaite créer entre les choses des rapports définitifs qui lui sont infiniment avantageux afin de jouir en solitaire de ces connexions superficielles. Nous rappelions en substance que le couple était devenu une masturbation à deux, or cette masturbation dé-jouissive n’exprime pas autre chose que les effets pervers de la mathématique existentielle contre les avantages de la poétique de l’élan vital.

Dans le Traité de la réforme de l’entendement, Spinoza affiche la volonté de changer de vie, et il se donne à cet égard des préceptes dont la lecture attentive s’avèrerait prophylactique pour le monde contemporain qui pratique la fuite en avant plutôt que l’observation du passé sur lequel nous sommes parfois ignorants. Ce sage Juif expatrié dans les Provinces Unies avait indubitablement le sens de l’urgence existentielle. On sait qu’il avait interrompu sa remarquable Éthique pour se mettre à la rédaction du non moins remarquable Traité théologico-politique, réponse circonstanciée aux problèmes incisifs de son époque. Cette conscience du monde reflète de manière rétroactive la minable inconstance des gens actuels qui se fabriquent une telle conscience en s’asservissant au poste de télévision. La supériorité ultime de Spinoza réside probablement dans le fait qu’il est conscient que la béatitude seule ne suffit pas à atteindre la souveraineté du Bien. La béatitude est tout au plus un ascenseur collatéral vers le Bien, et il faudra y adjoindre le concours d’autres volontés qui, elles aussi, ne viseront que la suprématie de Dieu. Encore faut-il être vigilant et ne pas promptement réduire Spinoza à un curé de catéchisme : le Dieu dont il parle, qui est aussi la Substance immanente à toutes choses, se peut prendre ici en différentes manières comme l’être se dit en plusieurs doctes façons. Du moment que chacun se sera mis dans la disposition de comprendre quel est le Dieu suprême qu’il désire atteindre sans que ce désir ne se construise sur l’échafaudage du manque, alors chacun se donnera la possibilité de saisir le désir comme un excès positif en lieu et place d’un désir toujours manqué qui ne vise que le contentement subit et condamné à l’altération. Le coït est une chose propice à l’entretien du corps, cependant il est le résultat d’une tristesse une fois que les remuements de la jouissance sont passés. Combien d’hommes mariés ont-ils été heureux un mois dans leur couple avant de s’ennuyer un demi-siècle ? Ainsi Spinoza ne réprouve pas les biens factices de l’existence, il nous met juste en garde sur le fait suivant : à savoir que l’obtention facile d’un plaisir est loin de constituer la nature réelle du bien. Ces biens que sont l’argent et la richesse sont composés d’une nature incertaine ; les biens suprêmes ne sont pas moins incertains dans la mesure où leur obtention est complexe, mais ils ont au moins le mérite et la noble grandiloquence d’être certains en leur nature de suprématie.

Mais tout le spinozisme est peut-être trop faible à contenir les dérives modernes de la subjectivité humaine. Au temps des Provinces Unies, mis à part la folie de quelques religieux vindicatifs, on n’avait guère à se plaindre des divertissements. De nos jours, la prolifération des divertissements nous détourne des vraies possibilités de vie. Les mères de famille élèvent leur progéniture gâtée selon la morale de Walt Disney (retardant de ce fait une éducation sexuelle saine), les pères se marient par mimétisme en choisissant le désespoir contenu plutôt que le bonheur du creux solitaire de la vague, et les individus en général achèvent la déperdition de leur âme en s’instruisant par la télévision, cette nouvelle boîte pleine d’icones.
Le monde occidental, donc, souffre peut-être d’une condition d’impossibilité quant à son changement ou quant à la réversibilité de ses valeurs matérialistes. Si bien que le changement de vie que nous distinguons parmi ces augmentations d’égocentrismes ne peut sans doute passer que par la bravoure du suicide collectif. L’Occident, à défaut de produire de l’intelligence, se donne la mort à doses homéopathiques mais certaines. L’iconoclasme consubstantiel à la masse médiocre passe inexorablement par la suppression de soi-même. L’accroissement du taux de suicides nous rassure en ce point. Puisque la masse est incapable d’assassiner ses propres idoles, qu’elle s’assassine au moins elle-même ! C’est ce qu’elle fait à merveille en choisissant le plus apparemment facile au détriment du plus certainement meilleur.
Dans le sillage de tout ce que notre pensée a déjà écrit ici, nous continuons notre système de réjouissances personnelles en nous gargarisant d’avance des prochaines catastrophes naturelles, des prochains attentats, des futurs meurtres familiaux, toutes ces calamités providentielles pour un monde occidental devenu incapable d’intérioriser son extravagante soif déplacée de pouvoir. Mais ce manque d’intériorisation n’est jamais plus terrible que lorsqu’il se conjugue à une ignorance de l’extérieur : c’est pourquoi l’Occident sera de nouveau frappé dans son dos, et pour son plus grand bien.

Professeurs Khalid Bouachiche et Konstantinos Deveureux.

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