mardi 13 octobre 2009

Fatigue coutumière.


Mon cher Konstantinos,

C’est avec lassitude que je vous écris. Ma routine coutumière devient une charge non négociable. L’habitude me rompt les os de la colère. À l’aube de mon 59ème anniversaire, les réflexions que je mène m’apparaissent stériles et vaines. La fatigue se fait sentir et l’énergie n’est plus lorsque j’apprends que le gouvernement français décide de rémunérer ses élèves pour lutter contre l’absentéisme à l’école. Je suis si vieux que ma tête se laisse courber sans lutte. Quelles valeurs voulons-nous inculquer à nos enfants ? Quelle est l’avenir de l’éducation dans le monde ? Comment ne pas devenir neurasthénique en constatant ce désespoir politique ? Il est limpide que les bonnes questions sont évincées au profit d’une relation financière. Pourquoi à votre avis nos bambins désertent-ils les classes ? Est-ce par fainéantise ou par dégoût ? L’école n’a plus sa place dans ce monde de relation superficielle… Il est même envisagé de la remplacer par des vidéos dépourvues de sens et d’esthétique en cas de pandémie grippale. Mais ce n’est pas grave, nos générations futures sont bercées par les programmes pédagogiques de Baby First. Maman est donc rassurée. L’accoutumance commence dès le plus jeune âge. Maman télé et papa ordinateur veillent sur nos têtes blondes chéries en les inondant d’images sournoises qui bloquent la capacité de réflexion. Il est venu le temps des zombies téléphages qui, à l’adolescence, vont plonger vers des drogues douces pour retrouver la sensation originelle de non réflexion engendrée par la boîte à image. Nous cherchons à absoudre le « laisser-aller » comportemental, trop brut pour le contrôler. L’humain possède en outre ce phénomène intéressant d’accoutumance qui consiste à créer une intimité par fréquentation d’un lieu ou d’une personne. Je vais prendre un exemple précis, pour l’avoir moi-même expérimenté durant les émeutes du pain en Tunisie.
Durant cette période glorieuse de mon histoire, j’ai été incarcéré durant quelques semaines par suite d’un article désobligeant que j’avais rédigé pour un petit canard de l’époque. Le milieu carcéral est intéressant car il est le seul à proposer la vision zoomée d’une société aux murs distincts et clos. Les parloirs d'une prison sont un organisme géographique complexe où les conventions de l'intime n'ont pas lieu d'être. Et pourtant, au rythme des rendez-vous, la famille appréhende l'espace avec son identité comparative. Elle cherche à appliquer au lieu une forme de reconnaissance, elle transcrit l'intimité du foyer sur les murs de ce nouvel endroit peu propice au partage du « laisser-aller comportemental ». Je parle de l'intime comme « laisser-aller comportemental » dans le sens où les masques ne peuvent tomber sans la contingence d'un lieu propice à la connaissance particulière. À force de fréquentation de cet espace, celui-ci nous apparaît commun, se rendant ainsi perméable aux débordements sociaux.
Intrinséquement, ce phénomène d'accoutumance par l'intime obscurcit notre jugement et notre analyse sur les faits que nous vivons. Il est plus facile d'émettre un gaz dans le métro routinier que dans la file d'attente d'un restaurant bon marché que l'on fréquente pour la première fois. Je vous renvoie donc à la connivence enivrée des toilettes exprimée dans nos derniers courriers. Il est de nature certaine que l'habitude corrompt notre esprit dans la commune mesure où la reconnaissance d'un espace et d'un temps donnés crée un voile obséquieux d'intimité qui nous pousse à abandonner nos conventions d'attitudes. Et cet amollissement n'est pas compatible avec la constellation des bonnes mœurs. Ces bonnes mœurs étant nécessaires au fonctionnement normé de nos entreprises humaines.
Le phénomène urbain des graffitis exprime donc le besoin d'un individu de s'emparer d'un espace et de contrôler celui-ci par une marque indélébile. En complément, il n'est pas étonnant que durant les émeutes de quartiers en France, les jeunes s'en prennent aux voitures de leurs propres voisins. Notre intimité de lieu conditionne une partie de nos comportements en communauté. Nous ne sommes finalement que des animaux soumis aux influences positives et négatives de la cage dans laquelle nous évoluons. Ce qui semble intéressant dans le phénomène des parloirs d'une prison, c’est que l'intime se retrouve clôturé par un espace-temps. Alors quelle est la meilleure des attitudes à avoir ? Dois-je exprimer toute mon intériorité personnelle ? Dois-je garder un masque social ? Et si oui, lequel serait le plus adapté ? Dois-je être dans la retenue ou dans l'excès ?
Lors de mon bref passage en détention, mon ami et amant Gerhart Wohnwagen, artiste allemand peu connu du grand public, me rendait visite à raison de deux fois par semaine. Ce moment donné était des plus sociologiques. Nous devions avoir une tenue correcte, une posture sociale décente, diligentée par le contexte politique et culturel, cependant nous mourrions de frustration, laquelle était engendrée par le désir inavoué de notre passion. En définitive, un intermède délicat qui nous procurait une étrange sensation douce amère et qui se révéla finalement plaisante.
Je me suis alors pris d'admiration pour ces familles qui assument durant des années le poids des délits commis par leurs proches. Nous aimons avoir mal. L'accoutumance par habitude est confortable alors que le système des parloirs d'une prison est dur. Nous sommes en perpétuelle stagnation entre chien et loup. Rien n'est gagné d'avance et nous ne savons jamais comment on va retrouver l'être convoité. De plus nous avons à prendre en compte une mise en abyme du contexte qui pousse encore ce fragile équilibre vers ses retranchements.
La sensation irritante du cuir de la selle d'un cheval qui frotte contre votre pantalon est si agréable. L'instant est sucré et mesuré tout en se mélangeant à travers un sentiment de peur de l'autre. La peur, oui, car l'incarcération donne aux personnes une impossibilité d'être confortable. Le domaine urbain et rude de la rue donne cette même impression. Mais ce plaisir si particulier a un prix. Celui de la déstructuration mentale, la perte de repères, l'infantilisation, l'impossibilité de se mettre debout sans une aide, bref une perte de sa capacité à être. On est façonnable par la violence de ce milieu. On s'enivre et on se perd dans cette absence de concret. Alors que faire ? Se laisser apprivoiser par l'intimité au risque de subir l'influence pesante mais rassurante de l'habitude ou rester dans un clivage de perpétuels mouvements et de violences ?

La solution n'est plus entre mes mains... peut-être l'est elle dans les vôtres mon cher ami.

À vous lire.

K.B

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