samedi 12 février 2011

L'Égypte, terre de jazz.


Mon cher collègue,

L’Égypte est jazzy, je n’ai pas peur de le dire. Pour une fois, je serai plus optimiste que vous même si mes conclusions finiront par rejoindre les vôtres. En fait nous sommes les artisans d’un dilemme : nos interprétations se prononcent différemment mais elles aboutissent à une chute analogue. La raison principale de ce pessimisme achevé est que dès lors que nous envisageons de parler de politique, nous devons accepter que notre choix ait lieu entre plusieurs mauvaises décisions disponibles. La politique a ceci de particulier qu’elle nous soumet le plus souvent des mauvaises décisions parmi lesquelles nous avons à effectuer un choix courageux et volontaire.

La direction d’un État implique toujours un coefficient d’accident dans la théorie de l’agir. Je ne peux pas faire en sorte d’éviter la faute politique à partir du moment où je ne suis pas à la tête d’un régime totalitaire conduit par la pensée unique. Le peuple démocratique est une instance qui intègre plus ou moins bien les accidents de ses représentants. Moubarak, qui ne fut pas le dirigeant d’un peuple démocratique, n’a pas pu faire en sorte que les accidents de sa politique puissent s’intégrer à l’énergie de son peuple. Autrement dit, Moubarak a joué une fausse note parce que sa politique anti-démocratique était pensée comme une composition, comme une harmonie préétablie. Son public ne lui a pas pardonné plusieurs de ses déviances, et à partir du moment où Moubarak a voulu improviser, il a été chassé parce que son peuple métamorphosé en démocratie n’a guère accepté une partition dans laquelle Moubarak n’a aucune compétence. Moubarak n’est pas un musicien de jazz ; il a payé en voulant improviser parce que tout le monde s’est aperçu qu’il était incapable de diriger l’élan vital de la musique. Le peuple égyptien a chanté le scat singing et Moubarak a voulu répondre par une mise en écho dont il ne saisissait rien. Lors même que l’espace public de l’Égypte reprenait les couleurs de la vie, Moubarak s’enfermait dans l’opacité du secret décisionnaire, dévalant ainsi les souterrains mortifères de la rigidité cadavérique d’une politique menée par une pulsion de mort.

L’Égypte est jazzy parce qu’une minorité a fait valoir son droit à la vie. Dans les champs de coton du Sud des États-Unis, à une époque pas si lointaine, les travailleurs acharnés intégraient leur différence en improvisant des chants dont les maîtres ne pipaient mot. La solitude des champs devenait ainsi l’occasion d’une collectivité du chant. Le jazz se perçoit comme un art mineur d’abord et avant tout parce qu’il est la réponse d’une minorité contre une majorité excédentaire et esclavagiste. Moubarak a été expatrié de ses certitudes par le chant mineur de la révolte populaire. La démocratie s’impose là où nous ne l’attendions plus, encore que cela, en fin de compte, ne soit pas très surprenant. Le monde occidental se nourrit du sang démocratiquement versé dans la mesure où il ne possède plus les réponses à ses propres tourments. C’est peut-être l’indice d’un indubitable recul démocratique dans nos pays où l’on part du principe que la démocratie est une valeur qui nous appartient depuis toujours. Je sens d’ailleurs des commentaires de plus en plus gênés dans nos sociétés industrialisées ainsi que l’aveu sous-jacent de l’impuissance impérialiste : on s’étonne de ce qu’une politique puisse avoir été renversée dans le monde arabe car nous savons que nos peuples capitalistes ont épuisé leurs forces vives dans la poursuite extrêmement harassante du fantasme monétaire propre à tout aspirant épargnant. L’accumulation des richesses personnelles fabrique de la force individuelle mais elle expulse dans le même temps la condition de possibilité d’une cohérence de groupe. Les pays capitalistes vivent dans la méfiance d’autrui parce que tout autre est perçu comme le concurrent. La concurrence commence à l’école et elle se termine dans les hôpitaux. Or je crois que la démocratie n’est pas un dû que l’on prétexte universellement ; la démocratie se teste et s’expérimente sans arrêt, ce que les pays d’Occident ne font plus dans la mesure où les erreurs à la fois individuelles et collectives sont réprouvées selon le principe du « perfect people with a perfect body» qui simplifie horriblement l’élan vital.

Pour que l’Égypte et la Tunisie restent jazzy, il leur faut se détourner des tentations occidentalistes. Nous sommes déjà les témoins de plusieurs tentatives d’inféodation de l’Occident dans le monde arabe. La télévision veut s’emparer de ces révoltes pour les faire siennes. Nous voudrions insuffler à ces peuples nouvellement constitués en forces démocratiques nos idées fallacieuses de liberté individuelle alors même qu’ils viennent d’élaborer un organe de liberté collective. Alors je vais essayer de convaincre les lecteurs des mondes arabes en finissant par leur exposer notre conception occidentale de la liberté. Comme vous, je vais développer un exemple et je laisserai à chacun le soin de se faire son propre commentaire.

Hier soir, donc, je me reposais d’une journée d’enseignement devant mon poste de télévision que j’avais pris soin de retourner – en effet, je me suis aperçu qu’en retournant le poste de télévision, je bénéficiais de la radio. J’écoutais donc le bulletin de nouvelles sur une chaîne d’informations en continu, et j’y apprenais l’heureux dénouement provisoire de l’Égypte, pensant ainsi à une allure jazzy de ce peuple soulevé. J’écoutais cela pendant environ une dizaine de minutes. Ensuite, ce fut le moment du bulletin de publicités, typique de la radio qui ne cesse de consteller les chansons avec des slogans ridicules. La première publicité vantait les mérites du serveur multimédia Free (Free.fr). Personne n’ignore que « Free » signifie « libre » en anglais. La publicité se terminait ainsi, ou à peu près en ces termes : « Avec Free, j’ai tout ce que je veux, quand je veux ». Je me disais que c’était particulièrement savoureux de nous avoir cassé les oreilles toute la soirée avec la « révolution » égyptienne pour ensuite nous passer une publicité absolument révélatrice de notre faiblesse occidentale. Pour un partisan de l’occidentalisme, la liberté consiste donc à jouir d’un accès à la télévision, assorti d’un accès téléphonique qui permet de bénéficier d’internet. Le slogan de la publicité le dit, or nous savons pertinemment que les slogans sont pensés en fonction du degré de croyance qu’on va leur apporter. Je pense sincèrement que l’Occident vit selon cette conception factice de la liberté. Ce qui fait que je pense que les peuples arabes auront une meilleure démocratie que la nôtre s’ils ne se laissent pas anesthésier localement par des sources artificielles de liberté. La vraie liberté consiste à expérimenter tandis que la fausse consiste à croire qu’on participe d’une action par la simple faculté digitale d’appuyer sur la télécommande pour changer de programme de télévision. Vous l’avez dit, rien de grand ne se fera plus en histoire tant que la télévision régnera. Je le redis ici dans une perspective hégélienne, mais ça ne change rien au problème. Relisons Hegel, et faisons-le correctement ; c’est davantage par lui que par Marx que nous pourrons éventuellement intervenir sur notre histoire occidentale.

Bien cordialement à vous,

K. Deveureux

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