vendredi 25 mai 2012

Une discussion sur la merde.




K. Deveureux : Est-ce que c’est une incommodité scientifique de dire que la merde a son importance dans le diagnostic de nos humanités ? Selon moi, la merde renferme beaucoup de ressources que nous n’avons pas encore déchiffrées et je renvoie le lecteur réticent au nouvel ouvrage de Jonathan Safran Foer, Eating Animals. Foer procède à une digression sur les abattoirs de porcs. Il s’attarde sur les grandes quantités de merde qui imbibent les alentours de ces lieux d’abattage. Il est fascinant de savoir que si nous chutions dans ces piscines d’excréments à ciel ouvert, nous mourrions presque instantanément. Nous ne savons plus stocker ces excédents de matière fécale, du coup nous devons apprendre à vivre avec. Mais plus nous irons vers une forme d’élevage intensif, moins nous serons capables de résorber les problèmes afférents à la merde. Car il y a celle des animaux d’une part, et la nôtre d’autre part. On ne peut pas construire des fosses septiques dans les déserts urbains du Midwest. Je crois donc que la merde constitue la base d’une réflexion en ce qui concerne notre rapport à l’animal. Ce n’est pas spécialement le point que nous allons discuter (une constellation de sujets « merdiques » nous attend si j’ose m’exprimer avec autant de fantaisie), toutefois je souhaitais alimenter mon discours d’introduction par une sorte d’avertissement écologique de bon aloi.



K. Bouachiche : Il est évident que nous ne pouvons pas extraire de notre discernement la matière fécale de l'animalité grandissante. Nous savons bien que les vaches, par leurs rejets gazeux, nous plongent vers une descente aux enfers scatologiques irréversible. Le trou dans la couche d'ozone ne provoquera pas un assainissement de nos fosses septiques par un séchage de longue durée, mais au contraire il provoquera la rupture de ces bassins pour engager un déversement « tsunamiesque » vers nos villes. Nous avons tant de fois voulu refouler nos émotions, ne pas voir en nous la merde qui pousse hors du corps, qu'un jour nous serons fatalement confrontés à une vague immense qui nous submergera entièrement. Il s'agit bien là d'une métaphore, néanmoins une explication sociologique se détache dans cette volonté séculaire qui consiste à faire abstraction de nos déjections corporelles. Nous œuvrons dans une communauté humaine où l'apparence se fait reine et où la présence de la mort et de la maladie ne fait pas bonne figure. Cela nous le savons, mais poussée à son paroxysme, cette superficialité des corps nous entraîne vers une immortalité consciente et par conséquent nous faisons de la merde un déni.



K. Deveureux : À suivre votre propos, il y aurait comme un soubassement psychanalytique dans le stade « anal », à savoir un corridor psychique volontairement laissé en jachère par les médecins de l’âme. Peut-être que les enfants que nous avons été ont trop précocement arrêté de tripoter la merde. Ma petite nièce n’est pas devenue une mauvaise fille, pourtant je l’ai observée jusqu’à l’âge de dix ans en train de remuer ses besoins – d’abord dans son pot en plastique, ensuite dans la cuvette. Ses parents craignaient pour sa santé psychologique, mais j’ai lourdement insisté pour qu’ils n’interviennent pas dans les négociations anales de leur fille. Nous devons appliquer un libéralisme dans l’éducation de nos enfants, c’est-à-dire que nous devons les laisser découvrir par eux-mêmes les codes imposés par la société. Un stade anal qui se prolonge, ce n’est pas en soi une erreur, ce serait même un entraînement à la vraie analyse de soi, en l’occurrence un mélange de réflexion anale et de lisibilité accrue de la personnalité. Je fonde donc une nouvelle définition de l’Analyse : la compréhension autonome des fins dernières à propos de l’utilisation de la merde, accompagnée d’une verbalisation de soi en tant qu’être qui comprend ce que c’est que « faire ses besoins » en société. Ceci dit, je vous donne entièrement raison. De nos jours, la merde est un moment que l’on aseptise, tout comme on le fait avec la mort. Je crois par conséquent qu’il faudrait repenser l’architecture des toilettes, en revenir à quelque chose de plus collectif, un peu comme c’était le cas dans la Russie des goulags.



K. Bouachiche : Évidemment, nous avons totalement oublié les « commodités de la conversation ». Nous partageons bien volontiers un repas autour d'une table, on assimile la prise de nourriture à une attitude saine, à savoir que l’on apporte au corps le complexe nutritionnel nécessaire à son bon fonctionnement. Mais qu'en est-il des toilettes ? Que faisons-nous lorsqu'on souhaite exprimer un mécontentement physique ? On se cloisonne derrière des murs, on cherche un alibi pour se rendre à la selle, on camoufle et on bâillonne notre capacité à se donner du sens. Je choisis d'utiliser cette expression du « don de sens » car il est pour moi indéniable que la matière fécale et tout autre fluide corporel ne sont que les conclusions profondes de nos pensées inconscientes. Et je vais même plus loin, le soulagement que provoque l'évacuation de ces « déchets » est primordial quant à la compréhension de notre monde. Lorsque notre anus s'entrouvre pour laisser choir au fond de la cuvette un lourd paquet, notre esprit se relâche un bref instant, une pause se fait remarquer. Malheureusement, nous sommes seuls sur la cuvette et ce moment fugace d'ouverture ne sert à rien car le dialogue est sorti de nos toilettes. Il est affligeant de constater que ces instants si précieux dans la vie de tout homme doivent se vivre et s'expérimenter dans une solitude torturée.



K. Deveureux : Certaines personnalités extraverties ne rencontrent aucun souci de timidité lorsqu’il s’agit de se rendre à la selle. Ce sont des personnes qui aiment partager l’instant de la défécation ; elles ne craignent pas les moqueries, quoique je trouve ces rigolades déplacées car j’estime qu’un rire qui a pour objet un acte aussi banalisé que la vidange intestinale ne doit pas s’ériger en repère comique. C’est tout le paradoxe de la nature humaine : on craint de déféquer en public, mais on rit d’entendre autrui se démener pour atteindre à une discrétion souvent maladive. Cette crainte de la défécation est une situation courante dans les milieux universitaires. Si vous allez dans les cités universitaires, vous croiserez en pleine nuit des étudiants qui guettent toute la longueur d’un étage afin de savoir si une porte est sur le point de s’ouvrir. S’ils ne voient rien venir, ils vont vite aux toilettes. Ils veulent déféquer sans être entendus, sans être perçus. Ils redoutent le bruit et la fureur si chers à Faulkner, en d’autres termes ils redoutent le bruit de l’étron qui rejoint l’eau ainsi que l’odeur consécutive à ce relâchement – précisons quand même qu’un étron dur est moins odoriférant qu’une liquidité, mais le caractère de la dureté fécale est signe d’une absence de stress, ce qui est rarement le cas de ces jeunes gens qui patientent des heures entières avant de se vider. Ces postures maladives de la discrétion, qui sont parentes de la timidité, gâchent le moment du soulagement intestinal, et cela provoque à long terme des retenues de matière qui finissent par dangereusement embourber les structures de notre système digestif. A-t-on déjà vu des animaux mourir d’un cancer de l’estomac ? Ce n’est pas près de se produire, et je pense sincèrement qu’il n’y a rien d’impudique à signaler à notre entourage (familial ou professionnel) que l’on gagne les toilettes afin d’y faire un besoin conséquent. La société a récemment inventé le concept du « free hug », le fameux câlin gratuit. Dans cette perspective d’excitation des émotions humaines, j’aimerais que se mettent en place, au moins dans les cités universitaires et les entreprises de grande taille, des accompagnateurs spécifiques, des « free shitters » qui iraient faire caca en même temps que celui ou celle qui en ferait l’annonce. On aurait donc la création spontanée d’une discussion, voire d’un contrat social, et ceci au moment opportun où justement le corps se détend de ses quantités superflues. En effet, je ne crois qu’il y ait de moment plus justifié pour fabriquer une entente pacifique entre les hommes que le moment privilégié de la selle.



K. Bouachiche : Je rejoins pleinement vos propos. On doit considérer l’annonce publique d’une défécation imminente comme une simple réclame qui vante la bonne santé de l’annonceur. Avant d’affubler à nos excréments une morale frauduleuse et scrupuleuse, nous avons le devoir de repenser notre rapport aux déchets corporels. Dans l’ancien temps, les impasses servaient de toilettes communes, ainsi dans une posture accroupie nous scellions de façon sincère un contrat de confiance, un pacte de loyauté qui nous poussait vers une forme de solidarité peu commune. Nous ne pouvons qu’évoquer en guise d’exemple la cour du roi qui exprimait son allégeance à son souverain en assistant chaque matin à la production scatologique de celui-ci. Mais dès lors que ce partage fut interdit par une prétendue cause hygiénique et prophylactique, l’individualisme fut prononcé et décrété. Nous avons caché nos urinoirs et nos toilettes derrière des murs épais qui se définissent aujourd’hui comme une page blanche sur laquelle on laisse expulser de façon anarchique nos frustrations sociales, ces « descentes d’estomac » que nous ne pouvons plus augurer publiquement. Ainsi à la fin de la journée, lorsque la femme de ménage entre pour nettoyer, elle est dans l'obligation de faire ce constat amer d'une vision d'apocalypse merdeuse. On découvre des traces de doigts marron et puantes un peu partout sur les diverses cloisons, des flaques de pisse collantes et visqueuses au sol, des touches de bouses séchées et incrustées sur la cuvette, le tout se mêlant à des écritures compulsives et à des restes de papier hygiénique trempé qui dénotent l'empressement avec lequel on a remonté ses frusques de peur d'être surpris par une tierce personne en lâchant un bruit suspect. Au lieu d'exhiber nos vies futiles sur internet, nous devrions au contraire y exposer nos plus beaux étrons en guise de fraternité retrouvée. Nous occultons ainsi de façon rédhibitoire notre animalité et notre spontanéité. Nous nions fermement notre composition organique, ainsi nous contrôlons même nos envies vitales. Pourtant, n'éprouvons-nous pas du plaisir en expulsant une bouse trop longtemps contenue ? En réfrénant sans cesse ces nécessités corporelles, nous souhaitons réfuter la mort. Nous vivons ainsi dans l'illusion que nous sommes immortels et c'est pourquoi nous fuyons loin des incontinents qui ne peuvent plus dissimuler leurs besoins. Et lorsqu'un homme décide de quitter cette bulle, il le fait de façon désorganisée et brutale, et il ne peut que plonger vers une violence salvatrice. Nous fustigeons ce Mohamed Merah pour ses crimes odieux mais si nous avions seulement eu la capacité de l'accompagner dans sa mouvance scatologique et de sentir le vrombissement de rupture de son anus comme celui d'un barrage hydraulique, nous n'aurions pas en ce moment même l'occasion de nous offusquer de ses actes. Soyons réalistes et regardons en face la vérité qui réside dans l'anus dilaté de nos compatriotes.



K. Deveureux : Vous démontrez parfaitement le lien qui unit la vérité psychologique et le dispositif social qui entoure désormais la sphère des besoins naturels. Beaucoup d’auteurs ont écrit sur l’individualisme en recourant à des commentaires politiques, mais très peu ont compris que l’amour de soi se renforce à mesure que nous multiplions les cagibis privés tels que les toilettes, les boudoirs, les antichambres, etc. Pourquoi se cacher de ce que l’ensemble de l’humanité est obligé d’accomplir par nature ? Cette négation des forces biologiques fragmente l’évolution psychologique de l’espèce homo sapiens. La nouvelle définition de l’homme stipule qu’un citoyen intégré est une personne qui vit dans la peur de la mort et de la honte. En d’autres termes, la citoyenneté occidentale se traduit par une pulsion d’immortalité doublée d’un désir de nivellement moral où toutes les formes de salissure sont rendues invisibles. Le pire des châtiments devient donc le lit d’hôpital où l’on nous fixe parfois un drain intestinal qui aspire nos merdes. On remarquera que même si tous les visiteurs savent que le malade a un drain, ce dernier s’arrange quand même pour recouvrir sa disgrâce d’un drap blanc immaculé qui montre bien le contraste chromatique entre le Propre et le Sale. Mais contrairement à ce qu’on entend, la merde n’est pas impropre, elle est le propre de l’homme et il est urgent de requalifier notre rapport avec elle – pire encore, nous enfantons quotidiennement de la merde alors qu’il nous faut neuf mois pour produire un nourrisson, et le nourrisson en question saura très rapidement à son tour enfanter de la merde, bien avant de produire de la matière spermatique. Encore une fois, ce sont les artistes qui font office de précurseurs. Rappelons ici la mémoire de Piero Manzoni qui travailla à ses Merdes d’Artiste. Le principe était enfantin : Manzoni récupérait sa merde, en plaçait trente grammes dans des boîtes de conserve, et il en proposait l’achat au prix chaque fois actualisé de l’or. Ce geste attribuait à la merde une valeur alimentaire métaphysique, critiquant évidemment le consumérisme de masse, sans oublier le caractère férocement fluctuant de l’économie, capable donc de créer un degré luxueux de standardisation de la merde. Quoi qu’il en soit, la merde a aujourd’hui égaré son potentiel artistique car on s’empresse de la faire circuler dans les égouts. Pour rééquilibrer notre rapport avec elle, ma proposition est la suivante : construire des égouts sous forme de pipelines transparents en plein air où l’on pourrait observer le trajet de la merde. Car je crois sincèrement que notre manque d’aise avec la merde réside dans le trop fort degré d’invisibilité qu’on veut y associer.



K. Bouachiche : Un jour en 1982 à Indianapolis, j'ai été invité à participer à un happening de celui qui allait devenir mon amant, Césàrio Callero. Le concept de cette performance était d'inviter, à l'instar de Sophie Calle et de son lit, des gens à entrer dans des toilettes sonorisées. Chaque cabinet était équipé d'un haut-parleur qui diffusait le son du précédent participant et d'un micro enregistreur formant ainsi une formidable chaîne mêlant et mixant les sons de plaisir que les personnalités avaient éprouvés durant ce dur labeur. Césàrio avait lui-même compris les enjeux sociologiques essentiels à la bonne marche de la solidarité humaine qui gravitent autour de ce rite initiatique. Un anus qui s'entrouvre en compagnie d'un autre anus n'est que le pacte de confiance qui confère à notre race animale une part d'humanité. Dans le même ordre d'idées, la matière fécale a toujours été envisagée comme une expression de notre mécontentement patenté. Lors de la sortie en France de la toute première émission de téléréalité, les gens ont déversé des tonnes d'excréments de tout genre devant le siège de cette chaîne qui osait diffuser un tel programme. Il aurait été plus utile d'inviter les dirigeants de cette entreprise à participer à une ronde de défécation pour leur faire comprendre, durant ce bref moment de soulagement intellectuel, l'importance de leur engagement dans la déchéance à venir de l'homme. Il existe donc deux façons propres à chacun d'envisager la selle, pour certains il s'agit d'une source de compassion fraternelle, pour d'autres une forme de contestation pathétique qui ne résout rien mais qui, tout au contraire, renforce la position idéalisée de votre adversaire. Ainsi, je ne peux que revendiquer votre idée de pipeline, mais je pense toutefois que nous devons revenir à un système plus local : il ne faut plus envoyer en périphérie de nos villes nos déchets composites, nous devons au contraire les avoir en permanence à portée de vue. J'opterais donc pour des égouts transparents menant à des réservoirs translucides disposés au cœur de nos villes, avec un système de retraitement qui transformerait nos déchets si moraux en compost énergétique. Ainsi la nourriture si saine que nous voulons absolument ingurgiter ne pourrait plus être dissociée de nos expulsions corporelles. Nourriture, par ailleurs, qui alimente si bien l'illusion de notre immortalité. Aujourd'hui, en étudiant la sémiologie alimentaire, on remarque ô combien nous accordons de l'importance à des aliments artificiels corrompus par des packagings agressifs et ô combien nous avons en horreur les odeurs et déchets corporels ! Nous devons inverser le processus, nous devons considérer les selles et n’importe quelle autre de forme de scatologie comme les garants d'une nourriture plus saine pour l'esprit et le corps. Néanmoins, les réservoirs ne doivent en aucun cas être desservis de façon géographique, c’est-à-dire en suivant des préférences de lieux. Nous en avons déjà vu les effets si pertinents sur le système éducatif français. Ainsi les métros et tramways seraient des navettes prospères pour un brassage de la merde en toute bonne qualité. Ils auraient des galeries transparentes avec un système de réservoir comme les stations-services. Tout ceci accompagné d'une campagne publicitaire qui vante les mérite du « free-shitting » ou « free-poo ». Nous comprendrions donc que la merde et la pisse sont nos meilleures alliées dans une forme d'élévation culturelle et intellectuelle.

K. Deveureux : Votre prescription d’une merde portative me séduit. J’entends ici attribuer la qualité de « portative » à la merde de deux manières assez complémentaires : d’une part, penser la merde selon le modèle des transports en commun, c’est initier un principe cinétique de la merde qui va au-delà des trajets intestinaux connus, et c’est donc que la merde est « transportable » en plusieurs façons comme l’être se dit en plusieurs manières dans la métaphysique d’Aristote ; d’autre part, la qualité « portative » de la merde dans les transports en commun, si on appliquait cette idée, obligerait chacun d’entre nous à transporter de la merde dans ses représentations quotidiennes – sous-entendu : voir la merde, c’est penser la merde, en quoi je présume autant que vous que cet exercice de représentation scatophilisant engendrerait des résultats fort satisfaisants, ne serait-ce que parce qu’il est quand même préférable de penser la merde que penser de la merde. Quelqu’un qui discute dans le métro de ce qu’il a vu à la télévision la veille pense de la merde. Inversement, quelqu’un qui discute de ce que la merde fait dans les égouts de plein air se préoccupe d’un sujet grave, aussi gagne-t-il en consistance d’esprit. Il y a cependant un paradoxe à dire tout ceci parce que, si l’on aborde les choses logiquement, on ne devrait pas faire de la merde un sujet si complexe. La merde transite en nous, par conséquent je ne vois pas ce qui est dérangeant de la voir transiter ailleurs qu’en nous. Mais j’ai quand même une idée sur la merde qui pourrait expliciter les troubles moraux qu’elle cause chez ceux qui la craignent. En tant que telle, le parcours de la merde est connu. Les sages de Chine aimaient dire que l’herbe, un jour, se transformerait en lait. Si l’on poursuit cette sagesse de la métamorphose alimentaire, on doit en conclure que le lait, un jour, doit se transformer en merde. Les scientifiques ont établi des efforts incommensurables pour expliquer le phénomène de solidification de l’aliment, en l’occurrence le processus par lequel la nourriture se désagrège pour ensuite s’atomiser en une sorte de grosse ellipse puante qu’on appelle un « étron » ou du « caca » dans un langage davantage enfantin. Ce caca, qui fut en outre thématisé dans la poésie d’Antonin Artaud, suit un chemin qui mène à l’anus en zigzaguant dans le dédale intestinal. On ne peut pas intervenir sur ce cheminement comme interviendrait par exemple un gamin sur son circuit de petites voitures – le gamin peut ajouter un segment routier, mais nous, on ne peut demander à la merde d’attendre, ou plus simplement encore de faire un détour. La merde est donc une sorte d’individu archi-volontaire. Et si l’on est en droit de postuler des volitions pour la merde, c’est qu’on est en droit de reconnaître à la merde le droit de disposer d’elle-même, ce qui en dernière instance lui octroie une autonomie décisive. Les lois de la merde, en ce qui concerne sa volonté, sont impénétrables par la voie scientifique. Cela ajoute dans notre corps une présence mutante, à mon avis encore plus développée que l’autonomie organique. La merde est un organe en-deçà des autres organes car, contrairement à l’estomac ou aux poumons, elle doit évacuer tandis que les autres organes, eux, doivent impérativement rester dans le corps pour assurer et maintenir la vie. Autrement dit, la merde est un organe auto-constitué et redondant qui menace à tout moment d’entrer en conflit avec l’ensemble de l’organisme. On aimerait que notre estomac se reconstitue avec la célérité compositionnelle de la merde, jamais en manque de nouveauté. Car la merde peut être dure, grasse, liquide, etc., ce qui n’est pas le cas des organes qui demeurent plus ou moins stables jusqu’à ce qu’un cancer les menace ou jusqu’à ce que la vieillesse les dessèche. Aussi, plus encore que les organes, la merde est une chose qui se passe en nous, sans nous, et dès qu’elle sort, elle ne se passe qu’avec nous car nous avons honte de l’exhiber. Les hôpitaux courent après les organes quand les corps décédés ont fait un don, et l’on appelle au don d’organes. J’envisage donc un don de la merde car une telle donation réduirait le caractère honni de cette substance par ailleurs réutilisable en bien des occasions – jardinage, sculpture, attentat sur une autorité politique comme c’est le cas dans le film coréen The Chaser, etc. En un mot, je souhaite penser une territorialisation morale et politique de la merde, et je crois que c’est ce que nous avons commencé à faire ici dans notre discussion.

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