mardi 8 décembre 2009

Le péril francophone et l'espoir non paradoxal du Rwanda.


Alors que le Rwanda vient de ratifier son entrée dans le Commonwealth, plusieurs interrogations se dégagent du point de vue des significations politiques. Nul n’ignore le lourd prétérit qui sévit au Rwanda depuis les faits de 1994 et cette décision de pénétrer le Commonwealth ne retentit selon nous que trop faiblement à l’échelle internationale. Soucieux de questionner les enjeux souterrains de ce remaniement culturel qui ne dit pas vraiment son nom, nous donnons tribune au groupe Gangs of Kinshasa, injustement méconnu, qui a sorti en 2003 un album qui a su toucher le cœur des auditeurs éclairés en matière de nouveau rap. Les petits moyens financiers ont donc trouvé le public des grands esthètes. Citons parmi les titres les plus représentatifs des chansons telles que Tout mais pas les sodomites (écrite sous la juridiction du professeur Bouachiche, grand connaisseur des milieux carcéraux, afin de résister aux stéréotypies qui investissent les discours sur la prison) et Un bolchevik dans les couloirs (à propos des circulations de produits illicites dans les établissements scolaires), ou encore le non moins incisif Du Bellay ton père (écho de Disney ta mère, reprenant les thèses de Pierre Bourdieu concernant la reproduction des élites dans les sphères intellectuelles). Parce que les professeurs Bouachiche et Deveureux ont effectué une grande part de leurs études et de leurs carrières respectives sur le grand continent qu’est l’Afrique, ils ont jugé pertinent de laisser un emplacement de choix à la parole de ceux qui résistent par les forces vives de la culture. Nous laissons donc la parole à Cyprien Sehene-Gatore, leader des Gangs of Kinshasa, qui nous livre de façon authentique et franche ses impressions.

Question : Quel est, à chaud, votre sentiment quand vous voyez que le Rwanda marche dans les pas de l’anglophonie ?

C’est un détour politique pour dire à la France qu’elle n’a jamais résolu sincèrement son rôle dans ce qui s’est passé chez nous il y a quinze ans. La France se distingue pour remuer la merde. Tant qu’à faire, on aimerait qu’elle aille au bout de ses idées. Nous continuerons d’écrire nos textes en français mais nous ne ferons pas nécessairement un effort pour nous exporter sur le sol français en tant que tel. Nous n’avons que très peu de moyens.

Question : Donc vous pensez que l’avenir du Rwanda se joue en anglais pour l’essentiel ?

Ne nous voilons pas la face. Qu’est-ce qui intéresse quand on parle du Rwanda ? Les gens veulent voir du massacre, du nourrisson éventré, du fœtus collé au mur. Nous sommes étiquetés comme un pays de souffrance et de religiosité alors que nous possédons des choses moins émotives et de ce fait davantage réelles. Si on ne nous a pas accordé de crédit en langue française, on peut espérer que les jeunes qui vont étudier en anglais vont obtenir des visas pour des pays dans lesquels ils pourront compléter sereinement leur cursus supérieur pour ensuite revenir enrichir le Rwanda.

Question : Vous voulez dire que la France est mauvaise élève dans le domaine ?

Je veux dire que la France exerce une politique pourrie de l’intérieur. Ils se plaignent de certains comportements et en même temps ils rejettent de plus en plus de demandes d’étudiants africains qui voudraient venir étudier dans leurs universités pourtant pas forcément peuplées par le meilleur public. En gros, la France préfère valoriser des petits cons intrépides et feignants plutôt que des gars motivés qui effectuent des démarches laborieuses en espérant intégrer un pays de grande culture. Or la culture française se meurt, elle préfère dire que la délinquance accouche de nouvelles formes culturelles pour mieux se voiler la face dans son incapacité de transmettre ne serait-ce que la culture basique qui fait paraît-il la gloire de ce pays. Mais allez expliquer cela à mes compatriotes du Rwanda qui ont des diplômes en philosophie par exemple, allez leur dire qu’ils n’auront pas de visa à cause de raisons opaques et qu’ils auraient plus de chances d’en avoir un s’ils étaient les premiers abrutis fouteurs de merde auxquels on trouverait des circonstances atténuantes par l’intermédiaire d’un diagnostic psychiatrique pédant. Moralité : quand on entretient un peuple de demeurés, on ne risque pas que ce peuple pose les bonnes questions. Donc nous n’allons pas regretter de ne pas devenir des docteurs en Sorbonne si vous voyez ce que je veux dire. Du moins nous n’allons plus le regretter.

Question : Le Commonwealth est donc une bonne chose ?

Disons que ça ne peut pas être pire que ça ne l’était ! Nous sommes motivés, les jeunes veulent étudier. Vous savez, au Rwanda, on ne gagnera jamais la palme d’or avec un film aussi insipide qu’Entre les Murs. Ici les petits gars vont en cours parce que la transmission du savoir n’est pas déguisée en pseudo égalité des chances. Aller en cours, ce devrait être un principe. Quand la France parle d’égalité, c’est bien que tout le monde n’est pas né avec la même chance de son côté. Regardez le système des grandes écoles et vous avez tout compris. C’est la raison pour laquelle ils baratinent tout le monde lorsqu’ils peuvent médiatiser un succès de la diversité. Ça donne l’impression que l’abolition des privilèges est derrière, enterrée dans l’Histoire. Ainsi il ne faudra pas se plaindre de l’agonie de la francophonie quand d’autres pays d’Afrique vont prendre la même décision que le Rwanda.

Question : Avez-vous des mots à dire sur le président Kagamé ?

Je n’en ai pour ainsi dire rien à foutre. Votre question est insidieuse parce que vous attendez que je dise de Kagamé que c’est une sorte de fantoche politique, en somme un animal politique dangereux. Kagamé a pris une décision qui peut être bénéfique au pays, c’est tout ce que j’ai à dire.

Question : Vous n’avez rien produit depuis la sortie de votre premier album en 2003. Vous travaillez sur de nouvelles choses ? Et quand peut-on espérer vous entendre de nouveau ?

Oui, nous travaillons d’arrache-pied. Nous sommes des perfectionnistes. On pensait pouvoir sortir un album cette année mais nous n’étions pas vraiment satisfaits. Nous avons des textes et des musiques mais pas encore les compatibilités qui nous font dire que ça va être quelque chose de bien. En tout cas nous travaillons et nous devrions sortir un grand album à l’horizon 2011. Peut-être même un double album.

Question : Vous serez de nouveau conceptuels, littéraires, crus ?

J’ai eu la chance de faire des études de lettres en Europe, en transportant mon baluchon d’une fac à l’autre. Quand on pisse dans un lavabo parce que vous n’avez pas de chiottes dans votre résidence, en Roumanie notamment, ça vous forge un caractère. Les livres que vous lisez, ce sont votre porte de sortie. Et quand je suis passé en France, les livres que les étudiants devaient lire étaient plutôt des objets pour caler des étagères ou des chaises bancales. Il y aura dans le nouvel album une grosse critique de la culture d’apparence. Les étudiants français multiplient les grèves depuis des années et ils n’obtiennent rien. La réponse est simple : au XIXe siècle on faisait la grève pour mettre en exergue des disparités intolérables, maintenant on fait la grève pour se plaindre des disparités tout en espérant devenir l’un de ces riches que l’on critique. Je comprends que les politiciens français ne se fassent aucun souci. Le premier connard à qui vous montrez une carotte, il se jettera dessus soit pour s’en faire un capital, soit pour se la mettre dans le cul parce qu’on lui aura dit que le plaisir est quelque chose qui se perd. La métaphore est évidente, pas la peine de la filer. Quoi qu’il en soit vous n’avez pas vraiment une intentionnalité qui se préoccupe de quelque chose d’extérieur à elle-même. Tout cela tourne à vide. Alors oui, les nouvelles chansons vont se heurter à cela, c’est-à-dire à la mauvaise culture de masse qui n’est autre que la culture de l’individualité en masse.

Question : Ce sont les livres quo vous ont donné l’opportunité de faire de la musique ?

Certains des musiciens du groupe n’ont jamais quitté le Rwanda. Nous n’avons pas besoin de chanter des trucs mièvres pour gueuler en sourdine notre passé. On a un pays qui se remet d’une fracture, c’est toujours plus sincère qu’un pays qui donne de la morphine pour dissimuler la douleur véritable. Moi j’ai choisi de vivre dans le dur en quittant le Rwanda. Si j’étais resté, j’aurais pu avoir un logement décent et tout le reste. Mais je voulais voir l’Europe, je voulais apprendre et voir ce que j’en obtiendrais. Alors quand je suis revenu, je n’ai pas fait le petit salopard de base. J’ai travaillé dur dans une métairie et j’ai noué des contacts. On chantait pour se donner la joie, comme les mecs qui chantaient dans les champs de coton. On discutait de tout et un beau jour on a décidé de mettre de l’argent de côté, petit à petit, pour se donner l’occasion de faire de la musique à plus grande échelle. Les livres m’ont donné l’envie de redire tout cela avec une esthétique novatrice. Je crois qu’on peut jazzer la sociologie si on s’en donne les moyens. Mais je dois à mes collègues toute la musique, toute la fougue et l’enthousiasme. Sans eux j’aurais certainement sombré dans l’autosatisfaction ou le rejet de mes racines. Je n’aurais vu à mon retour que les bains de sang que les Européens s’imaginent.

Question : Comment avez-vous rencontré Khalid Bouachiche ?

Complètement par inadvertance. Khalid (Bouachiche) est le gars le plus curieux que je connaisse. Il peut vous parler d’une sociologie des virus comme des prostituées de Yalta. C’est un sociologue hors pair qui est toujours sur le terrain, sa valise de livres avec lui et ses carnets de notes qu’il complète quotidiennement. Il nous a rencontrés alors qu’il passait à Kigali pour signer une convention universitaire. Nous jouions dans la rue un air pacifique mais on tapait violemment sur les tambours pour montrer quelque chose de plus vicieux. Khalid a immédiatement adhéré et il a voulu savoir ce que nous faisions dans la vie. On lui a dit qu’on bossait à un album. Il a été emballé. Un mois plus tard il revenait pour perfectionner la chanson Tout mais pas les sodomites. C’est un type incroyable, ouvert d’esprit comme personne, et qui plus est il a connu la prison. La seule chose, c’est qu’il n’aime pas les gens qui ne font pas d’efforts. Pour lui la connaissance et la culture, ça ne se fait pas du jour au lendemain.

Question : Et le professeur Deveureux ?

Nous n’avons pas directement collaboré avec lui. C’est quelqu’un de très solitaire, un peu le contraire de Khalid. Mais dès qu’on lui a demandé par courrier s’il y avait des incohérences dans certains des concepts philosophiques qu’on utilisait, il a répondu tout de suite. On a apprécié.

"Question" : Cyprien, c’était un honneur.

Pour moi aussi. J’espère maintenant qu’on ne va pas déformer ou faire dire n’importe quoi à mes propos. De toute façon, vous l’aurez compris, les emmerdeurs se reconnaîtront à leur faculté de ne pas maîtriser le sujet qu’ils voudront critiquer.

Propos recueillis par Jean-Christophe Lévy à Kigali, secrétaire particulier de la relation épistolaire des professeurs Bouachiche et Deveureux.

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