lundi 12 décembre 2011

The Magical Negro.



Je n’ai jamais supporté la philosophie esthétiquement étroite qui affirme que les temps de grandes crises humaines sont faits pour que les œuvres d’art dispensent du bonheur. Cet argument étriqué se combat facilement lorsqu’on observe que les films d’horreur, par exemple, font de belles recettes malgré leurs propos destructeurs. Mais il est des phénomènes plus pervers qu’un film d’horreur, en cela que ce sont des manifestations d’abord fictionnelles mais qui mutent dangereusement en fictions utiles, c’est-à-dire en principes de « vie bonne », et par conséquent en modèles structurants. C’est le cas d’Intouchables, récente production française, qui reprend la base d’une histoire vraie pour se donner l’opportunité de restituer une science consciente du stéréotype. Et dans la mesure où le cliché a de beaux jours devant lui, on constate que des masses s’agglomèrent dans les salles obscures, se découvrant des dispositions pour des impératifs catégoriques tels que « je changerai mon regard sur les handicapés » ou encore, plus révélateur, « je ne penserai plus qu’un Noir qui s’occupe d’un infirme est un immigré qui a trouvé l’occasion d’un moindre mal ». C’est que, bien évidemment, tout phénomène culturel de masse devient incontestablement le fruit d’une récupération morale et politique, en quoi notre critique n’est que le prolongement de ce qu’on peut examiner depuis que ce film est sorti. Intouchables s’inscrit par ailleurs dans un récent contexte de plus-value de l’immigré-type, tel qu’on a pu le noter il y a peu avec les films Case Départ, Le Nom des Gens ou Il reste du jambon ?, et très actuellement avec l’affreux Hollywoo où l’apocope semi-comique du « d » final stipule en creux des manquements considérables malgré ses intentions démonstratives plus sournoises encore. Mais il en va logiquement de ces productions comme des facultés cognitives de ceux qui s’y sont investis, et nous n’irons pas plus avant dans ces commentaires puisque la postérité fera son travail d’assainissement esthétique à notre place. Reste qu’une hypocrisie s’entre-nourrit entre la production cinématographique et le public puisque nous voyons dans ces succès les prémisses d’un autre succès, outre de nobles raisons de traiter avec détachement et parfois avec une regrettable désinvolture la notion de différence, complétée par une médiocre tentative de reprendre quelques « trucs » d’une littérature de voyage qui aurait en cette occurrence bien besoin d’être lue pour ce qu’elle est vraiment. Le succès dont nous voulons parler concerne le premier tour des élections présidentielles en 2012 car de nombreux indices ne laissent plus aucun doute sur la présence de Marine Le Pen au second tour du scrutin. Que les choses soient claires : nous sommes déroutés de la percée du Front National, mais nous souhaitons mettre en évidence, indépendamment de quelques autres facteurs sociologiques patents, la responsabilité sous-jacente de ces films médiocres qui font ponctuellement les orgasmes de la bien-pensance.


Les cultural studies américaines ont thématisé ce qui a fait la grandiloquence morale d’Intouchables. On peut voir dans le personnage que joue M. Omar Sy, un homme remarquable par ailleurs, l’instanciation de ce qu’on appelle aux États-Unis le « magical negro », à savoir le Noir qui participe de toutes ses forces à la fonction positive du monde, suturant les discriminations et accentuant un discours axiologiquement épuré de toute malveillance. Le nègre magicien, pour en donner une traduction objective, fait acte d’une repentance qui ne se dit pas, en quoi il est le parfait jouet esthétique d’un public de Blancs hétérogène, en cela que ce public se compose aussi bien de petit-bourgeois coincés que d’extrémistes en puissance qui soutiennent que l’immigration est une maladie. En France, par-delà ce que stigmatise le personnage altruiste d’Omar Sy dans Intouchables, nous avons sédimenté le « magical negro » par quelques « magical Arabs », dont on ne comptabilise plus les médiatisations malheureusement gauchisées, et qui ne sont que des moyens sophistiques d’annoncer à la grande majorité de la masse que la France demeure une terre de possibilités et de réussites qui ne demandent qu’à être impulsées. Cependant le décalage est violent entre la fiction utile et l’utilité du concret, ce qui a tendance à créer des dynamiques perverses où les énergies apparentes s’inversent pour se transformer en énergies malfaisantes, quoique pas systématiquement dépourvues de bon sens. C’est ainsi que les millions de spectateurs d’Intouchables seront parmi les millions de votants de Marine Le Pen, car le nègre magicien ne se dit que dans les termes du cinématographe, c’est-à-dire dans la magie du septième art, assez loin de ce qui a lieu véridiquement dans le réel car il persiste au moins deux évidences : 1/ ce n’est pas demain qu’en France on verra la promotion d’une immigration selon des critères moralement informés ; 2/ ce n’est pas demain qu’en France on se soignera d’une auto-flagellation de l’immigré car le public aime trop les clichés, et il est dramatique que ceux-ci se transportent indifféremment d’une ontologie à une autre, en l’occurrence du virtuel au réel, sans plus d’interrogations que des promotions outrancières et les convictions d’une certaine philosophie du bonheur qui empeste les magazines légers ainsi que les émissions de télévision autorisées.


En fin de compte, que le public se satisfasse d’un film prétendument comique, c’est une bonne chose puisque c’est encore le moyen de garder les moutons au chaud. Mais que les partis politiques, tous autant qu’ils sont, puissent s’accommoder d’un discours à la même hauteur que le propos d’un tel film, c’est chose plus dangereuse, sinon le signe que nous avons ici ou là des « magical negros » qui font ce travail d’émerveillement propre au septième art, à l’image de Mme. Rama Yade qui joue de plus en plus la comédie, à tel point d’ailleurs qu’il devient difficile de ne pas la prendre pour autre chose que ce qu’elle est en vérité, à savoir une figure de style de la farce politique, jadis un rouage de résistance à la fascisation, et maintenant une raison de se rapprocher de Marine Le Pen parmi tant d’autres échecs de cette instrumentalisation chromatique dont nous aimerions tant qu’elle déguerpisse tellement l’immigrations a besoin de sérieux et non de comédiens qui gesticulent. De ce point de vue, qu’elle ait été dernièrement épinglée pour plagiat par un collectif philosophique n’en est que plus ironique, la philosophie étant peut-être ce qui peut encore nous sauver du marasme intellectuel, c’est-à-dire de la confusion des genres où il devient urgent de savoir parler d’immigration en dehors des sphères magiques de l’industrie divertissante ou de la société spectaculaire. Dans cette optique, il est tout aussi urgent de savoir parler de la différence, voire de l’intégration du « monstrueux » dans nos repères normatifs, de savoir la traiter sans faire appel à un gribouillage filmique comme c’est le cas avec Intouchables. Aussi nous terminons par une suggestion en orientant nos lecteurs vers le film Freaks, qui mériterait ses millions de spectateurs de même qu’une médiatisation réfléchie en cette époque de simplifications meurtrières où toute profondeur est susceptible de se faire accuser d’élitisme… lors même qu’une élite concrète gouverne déjà, avec ses avatars et ses cabotins.


K. Deveureux

Aucun commentaire: