samedi 22 août 2009

Que Lisbonne était belle en 1755 !


Très amical professeur Bouachiche,

Il est des tempêtes qui remuent les esprits superstitieux comme il est des océans calmes qui font patienter les hommes d’action. En m’introduisant dans les rapports épistolaires en votre compagnie, je savais quelles étaient les frontières infranchissables séparant le discours de son interprétation. L’objectif d’un échange épistolier n’est pas exclusivement réservé aux gens qui aiment à converser entre eux alors que plusieurs pays les mettent à distance. Ce qui m’intéressait en particulier, c’était de laisser nos lettres à la merci des pirates, des voleurs de feu, et autres kleptomanes. On a relevé les insuffisances caractéristiques de ces esprits peut-être trop convaincus d’eux-mêmes. Les uns ont compris que les questions étaient plus décisives que les affirmations vacillantes. Les autres, piteusement, ont cru que les ouragans de nos esprits pouvaient s’atténuer par la simple affirmation que les questions que nous avons posées jusqu’à présent, en fin de compte, n’étaient que des interrogations factuelles déguisées en problèmes conceptuels. D’une part, ils n’ont pas compris que nous acceptions les tourments de nos cerveaux dérangés par l’état du monde et, d’autre part, ils ont voulu faire de leur platitude quelque chose de plus mouvementé que ce qu’ils essayaient vainement de comprendre par le biais ambitieux de leurs entendements impuissants. Car toute notre production épistolaire est machinée par l’inquiétude des orages sous-jacents, par ces phénomènes souterrains qui ne se laissent pas découvrir par un grossier dynamitage, en un mot par les énergies humaines quasiment insaisissables que nulle spéléologie hasardeuse ne parviendra à repérer. Nos lampes à pétrole dans la main, nous descendons les ramifications de l’arbre humain et nous procédons par détours, demi-tours, retournements, raccourcis et diverticules de circonstance. Par métaphore, l’obésité vulgaire des sociétés occidentales nous contraint de passer notre chemin quand les artères sont bouchées par plusieurs dépôts inexpugnables. Facebook est en ce sens une lésion artérielle.
Les nourritures spirituelles abondent, c’est pourquoi notre sincérité de ne pas les connaître immédiatement se heurte aux certitudes de ces serpents venimeux qui font acte de nous critiquer comme s’ils avaient déjà rampé partout, oublieux de leur aveuglement congénital aussi bien que de leurs reptations conditionnées. On les voit se cambrer sur Facebook, impressionner la galerie, complètement sourds du son de la flûte qui les déracine de leurs corbeilles puantes. Ils réactualisent le mythe orphique du charme de la musique pendant qu’ils ne s’aperçoivent pas que, leurs chorégraphies différant de celles de leurs voisins, ils dansent quand même tous sur le même air. Cet « air de famille », je crois que c’est la reproduction en grand de ce qui existe en petit dans le quotidien de ceux qui s’imaginent résoudre la question de l’identité personnelle. Il y a deux miroirs disposés en face à face avec, au milieu, des reflets interchangeables. Le miroir de gauche s’occupe des familles, celui de droite des réseaux sociaux ou des communautés. Nul ne regarde en l’air ou plus bas, de peur d’être ébloui par une possibilité annexe ou par un gouffre de vacuité. Autrement dit tout se confond dans un grouillement microcosmique qui, grâce au concours d’un phénomène physique, se reflète en dispositions macrocosmiques. La petitesse se donne l’illusion de la grandeur. Un grand nombre d’amis traduit le reflet d’une position privilégiée entre les deux miroirs car la personne du milieu est visible selon plusieurs facettes. Mais l’exploit reste lettre morte : le réseau est constitutif de la totalité rendue possible par les parties qui s’affrontent en elle. Il s’agit au contraire d’une reproduction en petit de ce qui est à l’échelle de la planète : la célébrité est œuvre de statistiques (les amis), de silence (un réseau n’est pas vivant), de renouvellement contradictoire (les groupes rejoints, les groupes délaissés). L’intimité est décousue, elle ne veut plus rien dire. Un tel se croit original en exposant les photos de son repas, et ce, par exemple, dans la seule mesure où il ne s’avoue pas que Michael Jackson qui mangeait une glace, c’était déjà prodigieusement intime en comparaison de la célébrité objectivement planétaire du personnage. Ainsi je parviens à une conclusion sans appel et sans cour de cassation : la redistribution de l’intimité agencée par l’intermédiaire des réseaux sociaux est une distribution des nouvelles figures anonymes qui confessent leur inaptitude à entreprendre quelque chose de profitable à la société des hommes.
La prolifération des contacts virtuels entrave la volonté de se consacrer à un petit nombre de fréquentations avec lesquelles on peut pousser les réflexions. Beaucoup d’amis est la cause de l’insipidité des discussions générales alors que les cercles de confiance donnent envie de se dire autre chose que la qualité du menu ou le caractère aléatoire du temps qu’il fait. En conséquence de quoi, ceux qui vivent en fonction des conversations générales abolissent leur effectivité en tant que sujet. L’assujettissement est un produit analogue à la soumission. Il est rassurant d’être réduit à des frivolités parce que l’éthique de la futilité est une délivrance de l’éthique de la responsabilité. En cela, je ne crois pas que le souci réel d’autrui soit précisément le souci de ceux qui multiplient l’expérience des réseaux ainsi que l’agrandissement perpétuel de leur répertoire téléphonique. Celui dont on sait qu’il est toujours à moitié pris est celui dont on sait qu’il n’est présent qu’à moitié. Ce sont les représentants du Ceci et du Cela, les avocats du relativisme, les pseudo-êtres qui pensent que le hasard est le meilleur allié de leurs erreurs parce qu’ils ont peur de se dire que s’ils avaient agi en totalité, alors ils auraient peut-être enfin vécu une expérience personnelle objective, quitte à maximiser les raisons d'un échec. Et ne dites surtout pas à ces gens-là qu’ils sont moins visibles que le fragile roseau qui plie sous le vent, ils risquent de le prendre mal. La différence entre eux et le roseau, c’est que le roseau ne sort pas de sa nature. Pour être plus précis, le roseau ne se crée pas une seconde nature qui donnerait l’illusion de sa vraie nature. De surcroît, le roseau affronte le monde quand tous ces marquis de l’inconstance le fuient par petits bonds successifs, ne profitant guère de la maigre élévation du champ visuel offerte par les bonds pour reconnaître que leur position ontologique est inconnue. Jadis une étudiante se comparait au lapin blanc d’Alice au pays des merveilles, affirmant n’avoir le temps de rien; aujourd’hui elle continue de faire parader les chronomètres, alourdissant son absence afin de mieux éviter l’aventure humaine de la présence stable. En se rendant occupés, les individus évitent les préoccupations d’envergure en leur préférant les petites préoccupations. Je le redis dans votre sillage, mon cher Bouachiche, et à vrai dire je le complète : quelqu’un est occupé en vérité lorsque la porte des toilettes publiques affiche la mention « OCCUPE ».
Le peintre Edouard Vuillard a parfaitement rendu la notion de l’aventure humaine en peignant la série des Jardins Publics. Les enfants jouent au soleil, surveillés par les mères castratrices, loin des ombres des sous-bois alentour. Ces êtres sont tout ce qu’ils peuvent être, en l’occurrence des enfants sous l’égide de leur mère et sous l’empire du jeu. Les sous-bois contrarient la lumière de ces théâtres de frivolité : ils symbolisent la prise de l’âge, le passage déjà possible mais repoussé par l’autorité parentale, le danger du noir contre la sécurité du visible, du lumineux, du remuement. Tout réside dans le public : les enfants se ressemblent et sont un peu enfants de tout le monde, les bancs sont propriétés ouvertes, les discussions fusent parmi les cris, ne faisant que commenter les hurlements de ces jeunesses hitlériennes quand ils ne sont pas trop stridents. Et dans les sous-bois, probablement, les clochards, les nécessiteux, les monstres inadaptés aux reflets du soleil, à l’entre-deux inaccessible des miroirs, bref les handicapés du public condamnés à la privation mais finalement sauvés de ces relations qui écrasent toute différenciation. La beauté à ses canons quand la laideur possède ses variétés. Ce faisant, les normes valent mieux que les anomalies insoumises. Or, curieusement, les sous-bois de Vuillard sont presque omniprésents en comparaison de cette dilapidation de la vie qui peuple les jardins publics d’êtres uniformisés par la légalité du moment : moment de s’amuser, moment de rentrer, moment de discuter etc.
Je me réjouis donc des drames familiaux qui éclatent sous les yeux attristés de ces moitiés vivantes. Quand un fils prend le fusil de chasse du père et qu’il massacre sa famille comme on ferait tomber les quilles, il rappelle aux moitiés que quelques hommes n’aiment pas avoir deux têtes, être coupés en quatre ou je ne sais quoi encore. Certains choisissent l’école pour perpétrer les massacres. D’autres encore se juchent en hauteur et assassinent les passants de la société humaine. L’opinion publique les désigne comme monstruosités et la justice ratifie ce bilan en stipulant des nécessités qui arrangent l’opinion. Les jeux vidéo, les films violents, la pornographie, deviennent des alliés de poids. On trouve des pièce à conviction ontologiquement artefactuelles pour jusitifer d’un phénomène factuel. Cependant ne soyons pas étonnés de ces usages discutables à l’heure où les reflets pullulent. Etant donné que la réflexion a déménagé vers un territoire inconnu, on se contente d’artifices pour expliquer la moins artificielle des actions, c'est-à-dire le retournement homicide contre la cellule familiale. Les bonnes questions sont évitées. On préfère demander comment on va juger le monstre plutôt que de réfléchir à l’endroit, soit comment un être humain a causalement décidé de se séparer d’êtres humains de sa propre famille. Ce sont des réminiscences miniatures du grand tremblement de terre de Lisbonne qui date du 1er novembre 1755. J’aime les secousses sismiques car elles paralysent un temps la position des miroirs. Quand les gens tombent, ils finissent par reconnaître le gouffre et par regarder en l’air, ce qui les force à se poser la question de savoir comment ils vont choisir de remonter. Par analogie, quand il y a trop de soleil, les sous-bois ne sont pas si effrayants.


Bien amicalement à vous,


K. Deveureux.

1 commentaire:

Henri Letham a dit…

Courbette...

Mes plus sincères remerciements pour témoigner de l'honnête gratitude née de votre attention... Il va de soi que votre hôte se joigne également à la liste d'invités voyeurs venant poser régulièrement leurs regards indécents sur vos épîtres virtuelles régulières.
Des dons perpétuels à l'humanité, voilà ce que sont vos billets! Rien de moins messieurs!