jeudi 13 août 2009

Le répertoire des salles obscures.


Très cher Bouachiche,

Si votre texte aborde les problématiques compliquées relatives à la notion d’intime, il possède néanmoins la qualité indiscutable d’être d’une habituelle clarté dont beaucoup d’étudiants devraient s’inspirer. Ceci étant, je crois fermement qu’il est utile de revenir sur les conclusions hygiéniques que vous apportez dans le débat qui s’occupe de ce que c’est que se rendre aux toilettes. Nos lecteurs les plus férocement courageux verront le lien inextricable avec ce que j’exprimais naguère au sujet d’une « posture sanitaire ». Nous introduisons dès lors une herméneutique des résistances intimes, c'est-à-dire une recension des conduites épargnées par la prolifération de l’exhibition psychanalytique.
Comme vous, je me demande quelles sont les motivations abyssales qui persistent à faire étalage de la vie privée par le prisme des sites communautaires. Je perçois dans ces tentatives d’exhibitions consécutives des malaises bigarrés où se discernent plusieurs perversions : désir d’être vu, sensation d’être connu, satisfaction d’être reconnu, espérance de multiplier les potentiels d’intimité en constituant des séquences photographiques où tout le monde se congratule sans jamais aller au-delà de ces manifestations graphiques que j’appelle « manie du commentaire » ou « excroissances d’ontologie fictive ». Dans le cas du commentaire, disons qu’il est souvent l’œuvre d’une intimité directement agressée en son principe – par conséquent le commentaire est hypocritement mélioratif alors qu’il révèle en creux la possibilité pour une intimité de raconter ce qu’elle pense d’une intimité adamite. Autrement dit, l’intime est chaque fois l’intime de quelqu’un, et ainsi de suite jusqu’à produire des chaînes d’intimités s’absorbant les unes les autres, chacun rêvant du dernier mot, en l’occurrence de l’œil ayant la liberté d’espionner par le trou de la serrure avec la certitude de n’être pas repris par un témoin. Plus spécifiquement, le cas d’une « excroissance ontologique » témoigne d’une pauvreté d’être primitive qui se donne une chance d’exister authentiquement en proposant la nudité d’un Moi à tous les ragondins voraces qui voudront bien jouer les charognards du commentaire. L’usager existe alors selon des regards, ce qui implique une absence logique de réciprocité. Ainsi le pseudonyme devient un patronyme et l’identité se façonne en morcellements ontologiques qui ont un effet buvard sur le réel. Ce qui manque alors à ces amputés de l’authentique, c’est moins une vie qu’une déclaration d’irrédentisme où le Moi pourrait légitimement se faire reconduire à la frontière du privé.
Faisons une digression balzacienne en procédant à un retour sur ce moment privilégié des toilettes. Vos remarques sur l’exiguïté des lieux sont capitales : les toilettes, aussi bien privées que publiques, font office de ces cagibis cachés que j’affectionne. Où le corps n’est pas soumis à l’illusion des grands espaces, l’esprit se récupère et se concentre sur ce qui est potentiellement faisable à si peu de distance (calculer ses chances de contracter une maladie vénérienne dans des toilettes peu ou mal entretenues en se positionnant idéalement selon des angles qui permettront l’évacuation des liquides sans accidenter la position arithmétique du corps – l’esprit est ici en étroite connivence avec le corps –, régenter la disposition des lieux afin d’y adjoindre une action impliquée par des nécessités corporelles mais saluant simultanément les recours spirituels à cause du savoir vivre qui indiquera logiquement le savoir faire à qui succèdera à l’occupant de ces lieux privés éminemment paradoxaux – les toilettes étant une invitation renouvelable pour toute intimité, et nous ne devons pas oublier ici l’isolement providentiel d’une personne triste qui ne verrait pas des raisons de pleurer à la cuisine ou au salon, c'est-à-dire à la vue du visiteur affamé ou curieux –, moduler les signaux sonores de sa présence si les toilettes ne sont pas correctement situées dans l’habitation, démontrant de ce fait que l’exercice véritable de l’intimité est d’abord un souci de se préserver tout autant que préserver autrui de ces instants qui n’ont strictement d’intérêt que le nettoyage des parties du corps incriminées dans les processus de débouchage.).
Partant, si vous avez insisté sur l’intimité des images, je voudrais m’attacher à l’intimité acoustique. La vertu de savoir se rendre invisible est à mon avis complémentaire de celle qui connaît les secrets du silence. Plusieurs constats se détachent de ce double rapport entre l’image et le son, qualités associées essentiellement à la notion de spectaculaire (concerts, pyrotechnies, mise en scène d’une exposition picturale etc.). En conséquence de quoi, on accordera aux toilettes publiques la possibilité de créer un espace à part en plein épicentre de l’agora. Si bien que les toilettes publiques sont peut-être les hétérotopies dont parlait Michel Foucault, ces lieux absolument autres où des hommes existent ignorés de tous parce que faisant partie d’un circuit anormal qui contrarie les normes dirimantes (entendez par là ceci : il serait anormal d’aller à la selle en public, d’où la nécessité de s’isoler, voire assurément d’avoir une décence remarquable en choisissant l’isolement pendant que nous nous convainquons d’être au préalable isolés des regards qui pourraient nous surprendre en train de franchir le Rubicon du domaine privé). On se souviendra probablement moins des réflexions de Montaigne quand il aborde le sujet du stoïcisme en racontant l’irrévérence d’une flatulence non retenue en public. Or le pet n’est pas moins intéressant car il est directement dépendant de ce qui se passe dans la sphère privée des toilettes. Seulement cette flatulence publique, si elle préfigure une privatisation ontologique à court terme, elle demeure cependant paradoxale dans la mesure où les rapports de quelques intimités confondues s’indignent moins de leurs pets respectifs et d'autant moins de leurs prouesses à fabriquer des acousmates polyphoniques. Ce partage débordant est quelquefois le critère des couples qui ont atteint une intimité maladive les faisant considérer comme amusant quelque chose qu’ils trouveraient irréductiblement répugnant à l’extérieur de leur intimité privilégiée. En corollaire, il est facile de repérer des mésententes décisives lorsque l’un des conjoints, subitement, prendrait la décision de ne plus accepter ces jeux scatologiques déclinés à satiété. En outre, il est intéressant de noter que les couples de la retenue ne sont pas forcément les moins répréhensibles en matière de discrétion, ce sont au contraire ceux qui captivent l’attention quand ils s’absentent à la selle et qui se rembrunissent une fois revenus de ces missions de délivrance. J’appuie mon opinion sur un exemple : jadis je menais des relations fort mondaines avec un couple de Parisiens tout ce qu’il y a de plus respectable. Le mari était un homme distingué, la soixantaine, ancien haut fonctionnaire et détenteur d’une solide formation de droit. Pendant chaque repas, il se rendait à la selle, ce qui en soi n’est pas contre-indiqué. Je me retrouvais alors en tête à tête avec sa femme, légèrement moins âgée, très cultivée et accessoirement amatrice de viennoiseries. Or c’était chaque fois le moment où ce monsieur nous assourdissait de ses écoulements. Des conventions morales nous imposaient la néantisation sartrienne : nous nous concentrions sur les abjections discursives de notre conversation suspendue à la récente disparition d’un convive, et nous faisions mine de sourire à nos mondanités infectes tout en étant conscients du déroulement de nos pensées, en l’occurrence l’indignation d’entendre pareilles défécations misérables, sonorités affreusement belliqueuses et qui plus est susceptibles de devoir en référer aux instances médico-proctologiques afin de diagnostiquer d’éventuels cancers du colon. S’il eût été plus précautionneux de signaler ce que ces bruits insupportables induisaient de maladie potentielle, jamais nous ne le mentionnâmes, et toujours nous continuions nos péroraisons gastronomiques en complétant nos savoirs sur le sujet. En d’autres termes, même quand l’intimité du corps en train de se débattre avec ses réseaux d’évacuation se fait jour, il n’est pas de bon aloi d’en faire un pivot problématique. Il revient à dire simplement que le partage sans concessions de ces instants ne peut qu’engendrer la corruption de la notion d’intime en tant que telle.
C’est pourquoi, sans réellement que cela nous surprenne encore que cet état de fait apparaît comme ignoré au vu de ce que nous avons cru devoir en dire, le moment des toilettes est une préservation de l’intimité redoublée par une autre intimité, à savoir le soulagement de se soulager et le soulagement de le pouvoir effectuer en toute solitude. Je comprends très bien que des frustrations s’expriment sur les murs des toilettes publiques, elles ne sont qu’un développement de la « manie du commentaire », soit de l’intimité qui accouche de son propre diagnostic, encore que des dénonciations telles que « Momo est un pédé » ou « Manu suce des queues » exigent de la part du lecteur une lucidité qui l’aidera sans doute à comprendre en quoi les intimités refoulent les véritables questions en déportant l’attention sur l’intimité des autres, mais aussi en quoi les écritures ainsi barbouillées ne sont rien d’autre qu’une stratégie de renoncement à savourer ce moment propre d’intimité qui, s’il est répétitivement bafoué, en viendra inexorablement à fomenter des douleurs stomacales dont les conséquences pourraient être irréversibles.
De cette façon, nous sommes autorisés à définir les limites du voyeurisme médiatique. Nous aurons à nous alarmer quand les caméras seront installées à l’intérieur des toilettes. Et ce qui me semble étrange dans le voyeurisme scatologique, par-dessus n’importe laquelle des autres formes de voyeurisme, c’est la volonté d’aller voir ce que nous partageons tous en tant que corps, c’est-à-dire la nécessité d’évacuer pour ne pas que l’organisme s’abîme en ballonnements et en pressurisations délétères. Je crois de ce point de vue que ceux qui se plaisent à espionner les toilettes sont les plus assidus d’exposition médiatique, en ce sens qu’ils se sentent revenir aux fondamentaux de la vie privée en se donnant une chance d’aller chercher ce qu’ils ne voudraient surtout pas qu’on vienne épier chez eux. L’intimité se révèle alors sous un jour nouveau et continûment paradoxal : la volonté de s’exposer jusqu’à l’épuisement des ressources, exprimant l’ineffable tension entre tout ce que le sujet est prêt à dévoiler et ce petit rien qui le retient d’en dire quelque chose, voire d’en parler librement à des médecins assermentés. Par analogie, on découvre que les grands utilisateurs de Facebook conservent sous le coude un talon d’Achille, et que ce talon d’Achille est bien souvent le revers de la médaille de ce qu’ils exposent trop (celui qui accumule un grand nombre d’amies est celui qui recouvre sa virginité, celui qui expose ses festivités du samedi soir révèle sa solitude d’alcoolique égoïste, celui qui narre ses exploits sportifs démontre qu’il n’a pas atteint la perfection en un sport et que celle-ci se retrouverait ailleurs que sur Facebook si elle était véritable, celui qui complète ses listes de lecture croit impressionner ses amis alors que l’interroger sur un seul de ces ouvrages suffirait à repérer sa bouffonnerie, etc. etc.). J’avance alors que l’intimité surmédiatisée est une exposition du plus évidemment intime parce que ce qui est ainsi caché ne se fait jour que par l’abondance des rayons lumineux que le sujet, à un moment, ne sait plus contrôler. C'est alors que la lumière se transforme perfidement en feux de rampe dont nous n'aurions jamais souhaité profiter bien que les tutoyer du bout du doigt nous procure un état de jouissance informe.

Publiquement vôtre,

K. Deveureux.

6 commentaires:

rahane a dit…

en matière d'intime et d'intimité, sortir du prisme francofrançais pour connaître par un vécu réel d'autres façon de concevoir l'intime et ouvrir ainsi son esprit et ses sphincters à d'autres sensations/émotions, me paraitrait utile à une amplification de votre pensée à ce propos.
en chine et dans les pays orientaux en général le corps et ses excréments se vivent comme un tout, sans dissociation. les toilettes collectives font office de lieu de conversation ou de rigolade, les rots et les pets sont relativement faiblement chargés d'affects coupable et l'intime se vit différemment,et ne se limite pas à l'art des toilettes ( sauf au japon, mais les japonais ont tendance à tout ériger en art) issu de la prise en compte relationnelle du besoin d'isolement manifesté par une personne dans son comportement , sans qu'il soit besoin de beaucoup d'explication, quelques gestes ou attitudes de retrait suffisent à ce que les autres avec bienveillance détournent tout naturellement leurs yeux et leur oreilles et plus simplement leur attention afin de donner à l'autre l'intimité qu'il requiert. tout cela se fait la plupart du temps dans le silence et le non-dit positif. cette aptitude des asiatiques et des peuples dits primitifs est du ressort de leur élégance humaine leur permettant de se dégager de la gangue brutale et violente de leur environnement que nous percevons souvent comme misérable.
tout dépend de la place ou l'on situe l'art d'être humain sur l'échelle des valeurs.
Du haut des us et coutumes de notre société de technologie, d'hypervisualisation, d'hyperexposition, peut-être même de parisianisme, évidemment nous pensons détenir une vie pleine de pensée et de vécu qui en fait sont d'une assez grande pauvreté, en ce que peu de tout cela nourrit notre âme nous donne cette sensation de satiété d'un rire vrai,et encore plus d'un sourire vrai, qui permet d'asseoir notre existence sur le trône d'une délicatesse infinie.

Messieurs Bouachiche / Deveureux. a dit…

Vous insinuez que les notions se disqualifient entre elles dès lors qu’elles induisent des coutumes et que, ce faisant, nous ne serions qu’en présence de rapports de forces desquels retirer une conclusion reviendrait à formuler un parti pris. Conformément à ces principes irresponsables, et puisque vous êtes dans les marécages des territoires asiatiques, je ne peux que vous inviter à débrider votre tonalité suffisante en prenant soin de faire attention aux implications de ce qu’on avance. Le propos réfléchit sur l’intime en suivant les volontés de surexposition, or je révoque en doute le fait que nos collègues chinois, usagers des toilettes publiques au demeurant les plus vastes de la planète, soient préoccupés par la médiatisation d’un tel usage ainsi que de leur Moi que je suppose en effet beaucoup plus rétracté que celui des Occidentaux. Par conséquent, introduire le cas spécifique de la Chine dans le débat n’aurait pas nécessairement éclairé la source du problème. En ce sens, il eût été pertinent de référer à ce même cas en des époques où les processus de médiatisation n’avaient pas pignon sur rue.
Deuxièmement, la lisibilité des comportements, voire la délicatesse de ne pas les interpréter autrement que ce qu’ils suggèrent, est une réflexion qui souscrit aux généralités du béhaviorisme et que nous ne pouvons pas accepter depuis que les années 70 ont commencé de réfuter ces principes poétiques. Par ailleurs, si les pays orientaux ont un rapport aux excréments qui se vit comme la partie d’un tout harmonieux, ces mêmes vécus sont identifiables dans les pays occidentaux quand on a soin de comprendre les valeurs du camping parmi tant d’autres expériences où les défécations ne sont pas ritualisées selon des espaces et des moments normativement attribués. Et j’ajoute encore que la Chine tend à souligner la différence entre les pratiques publiques et privées des toilettes, ce qui abolit votre argumentation dans la mesure où des opinions identiques se retrouvent dans les pays qui mépriseraient les Orientaux en raison de pratiques barbaresques ou je ne sais quelles autres conduites moralement répréhensibles (cette analogie étant logique). Quant au fait que le Japon veuille tout ériger en art, j’accorde que les mangas doivent énormément à Hokusai, mais je vous demande parallèlement de réfléchir à l’art de se suicider comme double vecteur de malaise et de satisfaction, tous les Japonais n’étant pas Mishima et tous les Parisiens n’étant pas des cancrelats. Accessoirement, on pourrait dire que vous nous avez accusés d’opinion tout en nous opposant d’autres opinions, attitude difficilement cautionnable sur le terrain des idées et qui manifeste chez moi la condescendance de vous renvoyer à un auteur comme John Locke dans la mesure où vous avez confondu la combinaison des vos idées avec l’intention de la combinaison des nôtres.
En conclusion, il apparaît que vous avez souhaité illustrer la « manie du commentaire », que nous publions en outre avec un plaisir évident, vous allouant malgré tout le courage d’avoir agi en dépit d’une suspension immodérée de la pensée.

Anonyme a dit…

l'agressivité de votre dialectique n'inspire pas le dialogue.
vous prenez quelque chose en cas de grosse crise d'orgueil intellectuel?

Messieurs Bouachiche / Deveureux. a dit…

Nous ne saisissons que très modérément la portée de votre critique. Nous la saisissons d'autant moins que son laconisme nous semble vouloir être le pendant d'une première critique déjà publiée ici. Vous seriez par conséquent la même personne que nous n'en serions pas chagrinés dans la mesure où cette attitude de retrait ne ferait que manifester le bon sens de ne pas poursuivre dans la voie des opinions vides.
Mais qui que vous soyez, en définitive, nous vous encourageons à revenir, quitte à déballer une pharmacie qui nous serait a priori providentielle.

le minou a dit…

Vous me rappelez un ami ex-professeur de philo qui comme vous faisait des "placotages" avec les mots inutilement choisis pour la déroute du lecteur.C'est je crois une façon originale de se péter les bretelles et d'apporter l'humour dans sa valise.

Grand bien vous fasse.

Messieurs Bouachiche / Deveureux. a dit…

Cher païen,

L'anorexie de votre commentaire est doublement lamentable : non seulement vous ne dites rien mais en plus vous faites appel à un souvenir qui voudrait conférer à l'anecdote un statut argumentatif. Ces circonstances fâcheuses m'incitent à vous orienter vers des discussions plus appropriées au développement de votre pensée dont je ne doute cependant pas de la motivation intrinsèque.

Bien cordialement,

K. Deveureux