mercredi 23 septembre 2009

L'idiot de la littérature.


Mon cher Bouachiche,

Depuis peu de jours me dérange une protubérance théorique dont je dois délivrer le contenu au risque d’y découvrir une substance pathogène. Si l’aigreur caractéristique consiste en une vie érémitique, tel un corbeau perché sur la branche d’un arbre enraciné par des principes séculaires, le contraire de cette attitude voudrait que nous vidions nos tiroirs comme l’homme brutal se sert de sa femme pour libérer les fluides qui l’alourdissent. N’allez toutefois pas conclure que la comparaison se construit avec une identité de rapports, car j’entends par l’image de l’homme brutal toute une critique de l’acte mécanique et je ne veux réceptionner de cette attitude que la notion physique d’expulsion franche. Dans cette perspective, je décide de me promener sur l’agora, ce qui augmente les facteurs de bien-être en même temps que cela fait reculer le développement des cancers (en effet, nous avons étudié récemment que les vies anachorétiques qui ont mis leur intimité au service d’un principe d’isolement sont des vies qui propulsent en elles la capacité vorace du cancer, autrement dit le résultat visible de l’aigreur volontairement ignorée).
Ce dont je voudrais m’entretenir de façon tout à fait intermédiaire avec le débat que nous suivons par ailleurs, c’est d’un homme qui, je crois, dit de lui qu’il est un écrivain et ce dans la vertu principale que son personnage public s’avère publier des livres. Je n’ai de ce personnage qu’une connaissance théorique. Or si j’en juge par les différents textes qu’il a publiés et par les différentes critiques (au sens kantien) qu’il a suscitées, je dirais de lui que c’est un secrétaire de l’opinion rampante, ce qui, vous comprenez, est assez éloigné du statut d’écrivain historiquement entendu, statut qu’on accorde malheureusement de nos jours selon des réflexes pavloviens qu’il faudrait en outre exterminer vigoureusement. A la lumière du registre ontologique que j’ai mis en place ces derniers mois, il est facile d’établir que ce personnage correspond au même degré d’existence que les êtres fabriqués par Walt Disney. En d’autres termes, cela signifie que son succès est irréprochable de ce seul point de vue, mais que ce succès dépend d’un abalourdissement des consciences, chose qui d’emblée fait péricliter les dimensions positives de la reconnaissance sociale, ou de je ne sais trop quel statut d’artiste moderne désigné comme tel par un journalisme qui adore féconder in extenso des entités littéraires censées créer des points de repère sur un paysage livresque au demeurant aride. Disney, en vertu de la promotion de l’asexualité (qui se veut transgénérique par-dessus le marché !), a légitimé la propagande d’une sexualité christianisée où la spontanéité de la découverte d’autrui passe par l’intermédiaire d’un prisme psychologique à partir duquel des médecins de l’âme sont supposés enseigner un catéchisme sexuel parce que l’adolescent est désorienté par ces lamentables représentations de la morale. Ce catéchisme n’est rien moins que l’effet dévastateur de ces dessins animés où engendrement et génération s’effectuent au milieu d’un monde suprasensible que le spectateur ne peut pas voir. Il manque alors la présence d’un serpent armé des redoutables arguments de la vie terrestre, l’animal même qui aurait corrompu la sagesse d’Adam et Ève ! Par conséquent ce n’est pas un hasard si le serpent apparaît chez Disney à l’instar de l’être fondamentalement méchant, infréquentable et profondément sophistique. En périphérie, parfois je me dis que les hommes brutaux devraient s’inspirer des douceurs de la reptation, mais c’est une autre histoire…
J’en viens au rapport proprement dit car on pourrait avoir le sentiment que je quitte le domaine de la littérature. Si les êtres de Disney sont dangereux, c’est parce que leur statut fictionnel a imprégné le réel selon les niveaux de crédulité de ceux qui autorisent ce genre de mesquinerie éthique. Nous avons dans ce cas précis une descente du suprasensible sur le territoire du sensible, ce qui fait advenir un ensemencement des plus consanguins. Pareillement, un grand nombre des succès de la littérature contemporaine sont bâtis sur une mythologie d’assimilation qui ne fait pas la différence entre deux réalités incompatibles (en ce sens, des écrivains croient qu’ils ont un public acquis, ce qui les dispensent d’être sérieux dans leurs propos) : le livre devient bon quand il caresse le sens de l’opinion qui parle de faits qui en fait ne sont pas des faits mais des bruits. Le même livre devient encore meilleur s’il s’intègre au milieu d’une polémique de cuistrerie. Or si vous voulez réussir à féconder le paradoxe du suprasensible et du sensible, en d’autres mots si vous désirez donner du symptôme aux fantasmes qui s’imaginent se réaliser, proposez des sujets qui entretiennent des controverses non philosophiques, c'est-à-dire des sujets où il n’est pas la peine de produire des lignes de force argumentatives pour les défendre. C’est précisément ce qui se passe quand on veut parler à la place des morts, tout comme les personnages de Disney parlent collectivement à la place du vrai impératif catégorique que chacun doit commencer par saisir en son entendement avant d’y juguler des principes d’action communautaires – pire encore, les animaux qui parlent inventent une nouvelle rationalité qui fait qu’on les écoute parce que leur langage, subitement, se met à ressembler au nôtre. Disney est de ce point de vue une morale labellisée tandis que les livres d’opinions et de jérémiades espèrent instituer une norme quant à ce qu’ils ont à dire (en soi, également un label). Ils ne font pour ma part que m’infliger du désarroi, me poussant à l’élitisme en pleine agora, ce qui me rend logiquement agoraphobe étant donné que le public préfère la soupe plutôt que les gros morceaux de viande qui nécessitent de mâcher et d’avaler doucement. Platon disait d’ailleurs qu’il ne fallait pas se comporter comme un mauvais découpeur de viande dès lors qu’il était question de se pencher sur le difficile exercice du discours bien fait, soit sur les principes suggérant la réalité conjointe d’une bonne et d’une mauvaise rhétorique.
Après cet exorde quelque peu rébarbatif, je veux mentionner que j’ai été indigné par l’usage médiatique du macabre qui a immédiatement succédé au décès du chanteur Michael Jackson. Ce qui est ironique en la situation, c’est que monsieur Jackson souffrait, dit-on, d’un syndrome de Peter Pan, ce qui nous renvoie malgré nous dans les filets de Walt Disney et dans d’autres tracasseries théoriques dont l’aboutissement dépend d’un ancien cerveau malade qui appartenait à Bruno Bettelheim avant que celui-ci ne décide de se suicider, à juste titre certainement. De là nous avons voulu dire de monsieur Jackson des choses invérifiables en la matière, et tout le bruissement journalistique qui a suivi sa disparition m’a donné le sentiment que chacun parlait de lui comme s’il le connaissait personnellement. Ceci, en revanche, est une véritable honte morale. Qui plus est, si ces gens le connaissaient tant que cela et si, comme ils l’ont prétendu, monsieur Jackson n’était pas au mieux tant dans son âme que dans son corps, pourquoi ne sont-ils pas allés lui rendre une visite amicale pour lui remonter le moral ? Cette question n’appelle pas de réponse et elle se suffit à elle-même. On notera simplement que monsieur Jackson était bassement utilisé en vue de synthétiser les mythologies ambiantes, ce qui arrangeait parfaitement les faiseurs d’opinion qui, en outre, n’ont jamais réellement fait preuve d’un concept que monsieur Jackson m’a paru souvent chanter dans son répertoire : la notion de care. Par conséquent, l’intrinsèquement careless a voulu catapulter cette absence de souci de l’autre dès le moment où l’autre en question avait quitté le monde. Généralement parlant, cette attitude se redistribue dans la réalité, et il est encore pire de constater que les bons sentiments de la moraline de Disney ne sont pas complètement compris dans la mesure où les consciences embourbées ne savent même pas trier le véritablement bon du véritablement inutile (asexualité, frivolité des situations, discussions enfantines… mais incontestablement un souci de l’autre, unique point que je reconnais à Disney en dehors de la transformation industrielle du produit). En proposant un livre qui se voudrait un hommage à la vie entière de monsieur Jackson, l’écrivain Yann Moix (Jacques Lacan aurait été tenté de dire l’écrit-rien) s’installe dans le mécanisme hypocrite et ontologiquement contestable que j’ai décrit jusqu’à présent et dont je dois considérablement alimenter la continuité et l’éclaircissement à l'avenir. Monsieur Moix est sans doute un mauvais sartrien, toutefois je lui reconnais qu’il joue parfaitement le rôle de l’auteur tout comme il se jette avec fougue sur une existence qui s’est transformée en essence dès lors que la mort s’est mise de la partie. Cependant il y a une différence majeure entre Yann Moix et Jean-Paul Sartre : tout au plus le premier est une récupération contemporaine de la posture littéraire du second, le premier se prenant pour un intellectuel, un lecteur, un philosophe et, osons-le dire, peut-être même un personnage de la fiction du jeu littéraire du moment, alors que le second s’était concentré sur l’effort de la réflexion en se demandant des choses pertinentes sur la notion de littérature, et surtout en prenant soin de prendre un recul important en parlant d’un mort puisque, comme chacun sait, Sartre a écrit des milliers de pages sur Flaubert dans une magistrale étude intitulée L’idiot de la famille. Je laisse donc le soin aux lecteurs de se forger une vision existentialiste du problème, en réfléchissant à la capacité de Yann Moix de créer des essences sans avoir pleinement encore existé en tant qu’auteur. De temps à autre, il est bon de revenir aux fondamentaux, et ce n’est pas peu dire que si l’existence précède l’essence, alors il serait préférable d’éviter de se préoccuper d’autrui une fois la mort venue. A ce titre, monsieur Moix pourrait encore devenir un bon écrivain, et le pire c’est qu’il ne sera théoriquement plus en vie quand cela arrivera (il ne pourrait de toute façon l’être dans une perspective sartrienne), si cela arrive.


Bien à vous,


K. Deveureux

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