samedi 19 septembre 2009

Man in the mirror (vers une fin du mauvais dualisme).


Très honorable Bouachiche,

On ne le dit pas suffisamment, ou alors on le dit trop tard, quand les circonstances deviennent inexorables. Qu’est-ce que je veux dire ? Qu’un homme d’esprit de votre envergure suffit par ses seules lettres à résorber le malaise universitaire qui entoure le moment de retourner dans les amphithéâtres. J’apprécie l’enseignement, en revanche j’émets un droit de réserve quant à la qualité déclinante du public. Il existe un réel problème de reproduction des élites et ce n’est pas mon récent détour par Boston qui me fera affirmer le contraire. Les boutiques qui dispensent les lignes de vêtements à l’effigie de Harvard m’ont paru ridicules, quoique les étudiants qui les achètent le sont davantage. L’oblitération du savoir ne se fait plus par voie cognitive, elle se fait par la sponsorisation, par la combustion des ressources intellectuelles en vue de fabriquer des tissus pour l’hiver. Je me suis alors rapidement enfui par le métro, content de revenir vers Sullivan Square où une Amérique plus authentique se livrait à des jeux de société classiques : discussions, achats nécessaires, promenades et conscience du monde, en l’occurrence des valeurs démocrates si j’en crois les revendications artistiques au cinéma.

D’un autre côté, dans la mesure où je me suis trouvé à Montréal afin d’être présent au chevet de feu notre ami, je n’ai pas pu me contraindre à ne jouer qu’un rôle d’infirmier socratique. Les différentes Universités de Montréal sont toutes intéressantes bien qu'un problème subsiste : la place de McGill est justifiée par un classement chinois grotesque alors que la fameuse UQÀM (je le dis parce que je crois savoir que nous avons des lecteurs qui étudient dans cet établissement) est beaucoup plus productive et exigeante du point de vue intellectuel. Tout est une question de financement, ce qui me conduit doucement à la thèse que vous avez défendue de nouveau en abordant le sujet de l’isolement de contrainte. Je la reformule pour les lecteurs paresseux (ceux de McGill) et j’y ajoute un peu de touche poétique pour les lecteurs délicats (ceux de l’UQÀM) : l’isolement est préconisé par la société comme moyen de stratifier les individus mais aussi comme moyen sous-jacent de contrôler ce que la société n’est pas encore prête à comprendre. L’argument est moins éthique que monstrueux dans la mesure où la négligence des actions d’isoler contribue à la précarisation des actions autant que de ceux qui en sont les patients. Les stratégies employées ont un moteur économique qui tend à préférer la sauvegarde des entités économiques plutôt que celle des entités véritablement humaines – or nous avons précédemment discuté le problème de l’existence des entités économiques.

Moulés par ce climat délétère, nous ne pouvons que reposer la question centrale qui était la vôtre et qui vous a suivi durant l’ensemble de votre carrière : comment se fait-il que nous puissions continuer à ignorer le voisinage alors que la misère n’attend plus pour s’installer au centre-ville ? Qu’on m’autorise à reparler du dualisme rationnel que j’ai appelé à détruire.
Si nous évaluons le principe du dualisme comme quelque chose de tenable, alors on accepte de reconnaître que des substances se maintiennent dans leur hétérogénéité propre et qu’elles sont de ce point de vue condamnées à me jamais s’entendre. Le paradoxe étant que le « human perfect » (Bouachiche's conceptuals) désire abolir cette dualité mais qu’il n’est pas capable de parler autrement qu’en dualiste étant donné que la perfection entre l’âme et le corps est un facteur d’auto satisfecit qui tend à imposer un modèle abstrait absolument incompatible avec la faculté de chacun à se créer des chimères idéales. D’autre part, cette perfection ne peut pas exister car les être humains ne possèdent pas l’appareillage intellectuel nécessaire pour comprendre ce qui les outrepasse (question de l’âme, du monde, de Dieu pour prolonger la tonalité kantienne). Par conséquent la tendance dualiste se propage au niveau communautaire car quiconque a cru trouver la clé de son être n’a fait qu’ouvrir une porte sur lui et non sur autrui. Ceci est un attribut de séparation des êtres qui se restitue à un degré supérieur quand on est volontairement indifférent à ce qui se passe autour de nous. Le manque d’awareness travaille pour une dualité institutionnelle, ce qui rend alors possible et du même coup pensable le fait que nous ne soyons pas en bonne disposition avec les lieux d’enfermement. On obtient alors plusieurs assertions ridicules qui malheureusement se justifient dans les pratiques discursives parce que cela nous arrange de ne pas réfléchir à des instituions qui ne vont pas dans le sens d’une économie. Voici les idées reçues qui me viennent à l’esprit parce que je les ai entendues souvent :

1. La prison regroupe les déviants de la société dans l’optique de les remettre dans le droit chemin. Quiconque est en prison mérite sa peine et quiconque en sort a perdu de sa dignité parce qu’il n’a pas été habile avec les mécanismes sociaux à un moment. Son retour à la société n’est pas une réinsertion mais une tolérance de présence.
2. L’hôpital accueille ceux qui ne peuvent plus vivre sans assistance. On attribue de la faiblesse aux résidents des hôpitaux parce qu’ils ont perturbé le mécanisme en tombant malade. Foucault précise cyniquement qu’il est d’ailleurs de bon goût de mourir à l’hôpital car l’espace public n’a pas besoin de comprendre la seconde facette de la piécette qu’on appelle existence.
3. Les instituts psychiatriques ne font emménager que les débiles mentaux et autres fous dont la société devrait se débarrasser. Il faut être mal né pour intégrer pareils endroits, sièges de l’infamie la plus totale.
4. Les bidonvilles regroupent des couches de populations pauvres qui ont choisi sciemment de vivre cette débauche collective. Or des gens qui ne vivent pas dans le rang des autres sont des gens qui n’existent pas. On n’apprend pas à vivre à proximité d’un bidonville, on apprend à se dire qu’une telle anomalie n’a pas sa place dans les séquences causales qui entretiennent la fulgurance et l’insalubrité du « human perfect » (Bouachiche's conceptuals).


Ces idées reçues ne sont même pas dignes d’être changées en compost. Mais quelque chose me saute aux yeux : prenez l’une de ces idées et faites-en une toile de fond pour un film, un livre ou n'importe quoi d'autre, alors vous êtes assurés d’obtenir un succès aveugle ! Pourquoi ? En rien il ne s’agit d’un phénomène cathartique, ce serait trop facile alors d’assimiler ce qu’on a dit et redit de la tragédie antique. L’époque a changé qui plus est.
En réalité, je crois que le succès du film Un Prophète (que je n’ai pas encore vu mais dont je capte l’essentiel a priori) travaille le petit côté pervers de la curiosité : on aime aller voir du malheur parce que c’est plus amusant de passer deux heures dans une prison fictive que d’aller observer cette dendrobate de Nicole Kidman dans un mélodrame monumentalement médiocre. Mais au-delà de toute chose, on aime aller fouiller dans les recoins de la société, y déceler une succession de clichés assemblés en montage cinéma, y agripper ce que la réalité de ces institutions ne nous donne pas, c'est-à-dire le versant sensationnel qui fait d’une prison un provisoire théâtre de divertissement parce que ce serait bien plus ennuyeux de comprendre comment la prison est née que de se préposer à acheter sa place de cinéma en se disant qu’on va comprendre le malaise en deux heures et qu’on va d’autant mieux le comprendre que le film a été primé dans un grand festival. Je prévois en ce sens le même engouement pour le prochain film de Martin Scorsese : Shutter Island sera très retentissant car il fait cumuler prison et folie.
Donc ce qui me dérange, c’est que le divertissement prenne le pas sur la conscience réelle des choses. Le film est primé sur sa conscience même si son succès dépend de la proportion de divertissement qu’il va infliger au spectateur. Je ne dis pas qu’il faut arrêter de filmer pareils milieux car c’est encore un moyen de rappeler qu’ils existent – il n’y a eu que ce cuistre de Theodor Adorno pour énoncer des stupidités comme quoi après la Shoah plus rien n’était productible artistiquement. Ma solution est presque pédagogique : j’aimerais que chaque film se proposant de traiter d’un milieu d’exclusion soit précédé d’une sorte de documentaire à multiples facettes sur le sujet, soit un documentaire combinant citations, extraits de grands débats, images vraies, paroles de gens qui ont habité un moment ces endroits etc. Ce serait un moyen de consommer le divertissement avec d’autres récepteurs sensoriels, le cinéma étant l’usine alimentaire de la vue et de l’estomac (le film et les amuse-gueules). D’autre part, j’estime que si le public est prêt à se divertir deux heures, il peut accorder trente minutes à l’esprit de sérieux, ce qui n’est pas beaucoup exiger d’une société qui prétend s’amuser alors qu’elle ne saisit pas que ses activités sont organisées dans le sens d’un contrôle qui vampirise les goîtres. Les horaires de cinéma, de télévision, de travail, de transports, ce sont des quasi-dépendances qui incarcèrent les individus. La solution n’est pas de les supprimer (la liberté a besoin de lois) mais de travailler à une conscience un peu moins temporelle et un peu plus spatiale : qu’est-ce qui fait de moi que je vis ici et que je semble vouloir y rester ? La ligne de démarcation entre ici et là-bas est très mince, et quiconque se sent immunisé de sa conscience spatiale par sa conscience temporelle oublie un peu vite que, pas très loin de chez lui, se situe un autre fuseau horaire qui pourrait devenir le sien à force de n’être même plus conscient de la routine qui fait de lui un pseudo-agent. Car plus la routine est présente en nos vies, plus il est facile d’y enfreindre le fonctionnement. Aussi je dirais que le dualiste s’exclut par mutisme volontaire, que le moniste s’intègre tout seul et que le pluraliste se donne parfois les moyens de laisser dire son être par des modes qui ne sont pas les siens. Assassiner le dualisme rationnel revient donc à faire la promotion du pluralisme empirique.

A vous,

K. Deveureux

Aucun commentaire: