jeudi 7 juillet 2011

Les réseaux qui comptent.






Mon cher collègue,

Votre contribution à l’élucidation de la société est si adroitement formulée qu’elle appelle de ma part la réponse aux vérités urgentes que vous questionnez. Ce qui m’a atteint dans votre argumentation, c’est la création d’une nouvelle agglomération de personnes : les « sans papiers » de la connaissance, que l’on pourrait également nommer les banlieusards du diplôme. On doit interpréter cette accréditation négative avec les données positives de l’expérience. Vous supposez donc quelque chose comme « être dans les bons papiers » dès lors qu’il s’agit d’évoluer ou de s’extraire avec succès du monde de l’enseignement supérieur. C’est ce que je veux discuter en votre compagnie.
Tout d’abord, il faut se demander ce que c’est qu’un sans-papiers dans une société moderne industrielle. Le grossissement exponentiel de nos services administratifs définit l’identité des personnes comme répondant à une série massive de critères abstraits – avoir un numéro de sécurité sociale, avoir un numéro étudiant, posséder un code bancaire etc. Le sans-papiers est celui qui n’est pas en mesure de satisfaire à l’identité surmultipliée de la présence administrative. J’entends par là qu’un génie auquel on aurait fait des misères dans un pays, s’il venait à fuir ses origines pour rejoindre un endroit comme la France, eh bien ce génie ne serait pas grand-chose en comparaison des individus qui bénéficient de l’itinéraire-papier de l’identité personnelle. C’est en ce sens qu’on obtient un premier classement ainsi qu’une première porte ouverte à l’officialisation de la médiocrité : on vous pardonnera d’être un minable si vous avez des papiers (le sans emploi qui cumule ses mandats en vertu de son parcours administratif), mais on ne vous reconnaîtra pas le génie si vous êtes par exemple un griot d’Afrique, c'est-à-dire un sage qui transmet oralement ou musicalement l’histoire africaine. Il se passe en outre un phénomène discutable sur notre territoire : l’obtention d’une identité semble plus rapide si vous n’apportez au pays aucune compétence reconnue. C’est la raison pour laquelle un certain nombre de « cerveaux » d’Afrique préfèrent rejoindre le monde périphérique de la francophonie plutôt que le berceau typiquement français de l’Hexagone. Il s’agit ici d’une volonté gouvernementale que j’ai déjà explicitée : plus on affaiblit la pensée d’un peuple, moins celui-ci a de chances de poser les questions pertinentes au pouvoir. Par conséquent, l’extrémisme y voit l’opportunité d’intégrer un discours de dénonciation alors qu’il ne fait que jouer le jeu d’un pourrissement des esprits.

On peut retenir ainsi que le sans-papiers est un être formellement dévalorisé. Vous avez d’ailleurs brillamment rappelé que les valeurs sont l’aboutissement d’un glissement des morales. Or, en tant que la valeur personnelle est une régression de la morale universelle, on comprend parfaitement que l’identité administrative est un expédient utile pour définitivement clôturer le débat de l’identité personnelle. Avoir des papiers, c’est posséder une première membrane de valeurs – la philosophie parlerait ici d’une axiologie de premier ordre. N’avoir au contraire aucun soutien-papier, c’est appartenir au clan des marginalisés de l’administration, ceux dont on dit qu’ils ne sont solvables nulle part. Les sophistes de l’Antiquité ainsi que les professeurs des Universités du Moyen Âge, connus pour leurs vertus itinérantes, auraient de nos jours été perçus comme des romanichels du savoir. D’une certaine manière, vous et moi, nous avons été ces « Gitans » de la science. Mais la société nous a arraisonnés avec moins de cynisme qu’elle ne cherche actuellement à niveler par le papier les qualités profondes de tout un chacun. Il devient donc très important de posséder sur ses papiers les inscriptions qui comptent. Comme le papier administratif est devenu la clé d’une reconnaissance sociale, on veut en quelque sorte « customiser » ses papiers en les dotant de ces atouts qui vont marquer la différence. Autrement dit, puisque ce ne sont plus les qualités d’esprit qui font les compétences, ce sont les papiers qui stipulent des savoirs. On m’objectera que les qualités d’esprit nous aident à détenir les « bons papiers », cependant je vais démontrer que c’est une objection fallacieuse.
La France est un pays singulier puisqu’elle exige très tôt de ses jeunes générations qu’elles soient convaincues de ce qu’elles vont faire. Un excédent d’évaluations scolaires assassine l’émancipation des esprits pour le compte d’une application de la méthodologie commune. Il faut « être du système » ou « ne pas en être », ce qui constitue la première détermination de ses papiers futurs. Les élèves pâtissent d’être constamment jugés, évalués, brimés dans l’expression de leurs libres facultés. Pour prouver ce que je dis, lorsque je corrige les copies des concours d’entrée aux Écoles Normales, on me dit que je peux (et même que je dois) disqualifier les candidats qui n’ont pas su rédiger une phrase d’accroche convaincante. C’est donc une analogie rapide mais efficace que je veux faire : si tout se joue dans une phrase d’accroche, c’est que d’une certaine façon tout se joue déjà aux premiers moments de la vie scolaire. Il y a ceux d’une part qui mènent la barque, qui rament pour le système dans l’inconscience de l’application des règles implicites qui définissent l’excellence uniquement d’un point de vue méthodologique, et ceux qui ne sont pas en équilibre sur la barque, ceux qui rament quand même mais qu’on accuse de ramer dans le sens inverse du courant fluvial. Sauf que si l’enseignement et les facultés de l’esprit s’apparentaient au calme d’un fleuve qu’on nous demande de remonter étape par étape, cela se saurait. L’esprit est un bateau ivre tandis que l’école est une cure de désintoxication malsaine. J’entends par ce paradoxe que l’école française est toxique car elle ne cherche pas à soigner les plus ivres, elle cherche à les éliminer. On pourra dire que la sécurité de la continuité est favorable à la mise en place de projets nouveaux, sauf qu’il faudra qu’on m’explique comment faire entrer une matière innovante dans une matière nécrosée jusque dans ses principes obsolètes.

Par conséquent, à ne lire que les interprétations américaines sur notre système d’enseignement, on constate que notre dispositif des Grandes Écoles sert moins à qualifier des connaissances pour la communauté qu’il ne sert à produire et asseoir une aristocratie qui se renouvelle implicitement. En revenant à notre problème des « sans papiers » de la connaissance, on déduit que ces laissés pour compte sont tous ceux qui composent la masse des étudiants qui ont été, sans le savoir, depuis très longtemps exclus de la possibilité d’obtenir les « bons papiers » de la connaissance. Je le répète : tout se joue aux premiers instants de la scolarité si vous êtes un élève de France. Les dossiers scolaires constituent l’identité-papier des jeunes élèves, et ces dossiers ne prennent pas en compte l’ivresse et les irrégularités de la vie. De très mauvais sociologues me rétorqueront que l’ivresse, en effet, c’est la consommation excessive de l’alcool chez les jeunes. Eh bien ces sociologues se trompent ! L’ivresse et l’irrégularité, c’est la croissance des enfants, c’est la difficulté de devenir un corps adulte dans un univers où l’on voudrait que vous répondiez aux réquisits d’un cerveau adulte méthodologiquement abouti. Aussi, ceux qui réussissent tout, qui ont des dossiers scolaires bétonnés par l’excellence méthodologique (je tiens beaucoup au fait que l’excellence soit définie dans ses rapports avec la méthode car les plus grands génies du monde n’ont eu que des rapports antagonistes avec les méthodes scolaires en vigueur), ce sont le plus souvent ceux qui ne sont ni dans l’ivresse, ni dans l’irrégularité, c'est-à-dire les enfants dont les familles sont tranquillement reposées dans l’assiette de la société. La société « roule » pour eux, donc ne nous étonnons pas qu’une majorité d’enfants d’enseignants accède aux postes d’enseignants. La vie de l’enseignant est sans ivresse et sans irrégularité, pourtant la connaissance est ivre et imprévisible. On comprend que nos Universités ne trouvent rien (surtout en sciences humaines) car les bons lettrés de l’aristocratie ont passé les étapes non pour diffuser les savoirs, mais la plupart du temps pour avoir la tranquillité de continuer à lire de bons romans. Je ne m’étonne donc guère de voir fleurir depuis une dizaine d’années l’embourgeoisement du concept, en l’occurrence la symbolisation ploutocratique toujours plus outrancière du professeur de philosophie, qui doit nécessairement être un dandy intemporel (Alain de Botton), un riche héritier qui parle en douceur et qui hésite entre l’écriture et les médias (Raphaël Enthoven), une fille connue qui n’a rien de philosophique (Mazarine Pingeot), voire un gros balourd richissime qui s’enivre de ses vérités aigries en tenant des discours boulimiques d’ego (Alain Finkielkraut). C’est donc cela, en définitive, l’image de la philosophie française. Il n’y a pas de quoi s’étonner d’une désaffection de la matière, en complète hypocrisie d’ailleurs puisque chaque année, à une époque de juin, on nous tiraille avec les fameux sujets de philosophie. Je préfèrerais qu’on étudie les réalités de cette discipline, à savoir les moyens aujourd’hui nécessaires pour l’enseigner.
Il n’empêche, ce que je veux illustrer, c’est que tous ces personnages que je viens de citer ont tous en commun qu’ils jouissent d’un réseau, c’est-à-dire des « bons papiers » de la connaissance. Dans tous les mondes possibles, ces personnages auraient réussi à se placer car ils ont cette chance, dans nos sociétés laïques, qu’ils peuvent être suffisamment non-ivres et non-irréguliers pour se permettre de créer eux-mêmes la preuve de l’existence du Dieu qui leur convient. Ainsi, puisque tous les mondes possibles sont dans l’entendement de Dieu, il est préférable d’évoluer sous un Ciel laïque habité par un Dieu dont nous connaissons, en vertu de nos papiers, les causes finales. Le privilège ultime de l’administré de la connaissance, c’est qu’il peut se livrer à un libertinage intellectuel en simulant le dialogue, alors même qu’à l’instar d’un Dom Juan de plus en plus redouté par Sganarelle, il peut y aller de sa profession de foi de l’hypocrite en ne craignant pas d'être démasqué, sinon par une autorité transcendante ou une Statue de Commandeur en mouvement. Que faut-il entendre par ce libertinage intellectualisé ? Simplement la faculté d’être un dandy qui présente ses connaissances sans valoriser l’effort que cela coûte en théorie (mais cela est impossible pour le libertin de la connaissance car, par définition, il ne s’est pas efforcé d’atteindre sa place, on la lui a donnée tacitement dès ses premiers pas dans l’institution – nous avions déjà calculé le cas d’Alexandra Besson, finalement vertueux du fait qu’elle ne s’inscrive pas encore dans la finalité du schéma que je décris), qui vante les mérites de la vie délicate (typique des bourgeois qui enseignent aux ouvriers le « comment vivre heureux »), et qui de surcroît se surexpose dans les médias afin de faire de son image l’icône incontournable d’une valeur universelle d'après sa stricte valeur personnelle.
Un point de méfiance doit pourtant être soulevé par la philosophie morale classique, régulièrement usitée par ces grotesques libertins, parfois littéralement dom juanesques au sens le plus péjoratif où nous devons désormais l’entendre. Kant, avec l'impératif catégorique, nous apprend que la maxime de notre action doit s’implémenter comme si elle devait initier un processus salubrement universel. En d’autres termes, si je choisis de montrer l’exemple en établissant une théorie de la souffrance des animaux en la pourvoyant de solutions concrètes, je suis dans une forme d’application de la morale kantienne. Mais, à bien interpréter la chose, toute action ne devrait donc dépendre d’aucune inclination naturelle. Ce que l’on fait, on le doit faire pour la bienséance du cosmos. Partant de là, ce que l’on fait, on doit s’attendre à ce que d’autres le fassent car nous le faisons effectivement pour le maintien des valeurs universelles. Je demande donc ce que sont ces personnages que j’ai cités dans l’optique d’une morale kantienne ? Certes, ils ne sont pas responsables de certaines déterminations administratives. En revanche, c’est là ma question et celle, sans doute, de tous les « sans papiers » de la connaissance : comment se fait-il que la maxime de leurs actions, pourtant si vertueuses en apparence, ne trouve pas à s’universaliser ? Est-ce que c’est la cause d’un manque de places dans les grandes sphères administratives et que, du coup, les places électives doivent être absolument réservées à ceux qui ont les papiers ? Ou est-ce plutôt une raison de penser qu’il existe en effet des bons et des mauvais papiers, comme il existe une bonne et une mauvaise rhétorique, et que même le génie qui possède des papiers « moyens » échouera contre le laborieux bourgeois qui détient les papiers d’excellence ? Tout ceci, dans la confusion de son énonciation, met en évidence la nature des RÉSEAUX QUI COMPTENT. La méritocratie est un concept vide car les bons papiers dépendent d’une combinaison de critères respectivement déterminés (la famille, la religion, la moraline) et plus ou moins libres d’accès (l’école mais la bonne école, l’intelligence mais celle de la méthode, le réseau social mais celui qui compte), ce qui, au final, procède d'une arithmétique où je ne distingue aucune intelligence. Et moi-même, je l’avoue contrairement à ces infatués, j’ai été aussi bien déterminé qu’inégalement chanceux.

K. Deveureux

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