vendredi 22 juillet 2011

Prothèses de la tête.



Cher collègue,

Vous décrivez ce que j’appelle les esprits de la prothèse, à savoir les pouvoirs cérébraux qui ne savent plus fonctionner sans la duplication d’une identité numérique. C’est ainsi que les personnes s’inventent une réalité meilleure sur les réseaux sociaux, se définissant selon les intuitions d’attente des autres candidats à la prothèse virtuelle. Et comme nous vivons une période où « ne pas se prendre la tête » tient lieu de sagesse, cela impose une déréalisation intellectuelle de l’ère numérique, mais qui ne fait que redécouvrir autrement un phénomène déjà ancré dans la vie sociale de tous les jours. La « déprise » de sa tête est un double retranchement : d’abord une décapitation des pouvoirs de tenir une conversation, ensuite l’abattement des facultés d’utiliser les nouvelles technologies avec pertinence.
Cette situation est très dérangeante car elle met en évidence une définition de la normalité qui ne présage rien de joli. Ici, il faut peut-être remettre dans la mémoire du lecteur que la notion de normalité a été philosophiquement formalisée par Auguste Comte dans le but d’impulser la théorisation de l’homme biologique et social. Dans le Cours de Philosophie Positive, Comte construit une image de « l’homme normal » qui, dans sa méthodologie, fonctionne comme une abstraction. Il s’agit d’un point de repère qui vise à épaissir notre observation de certaines régularités (la normalité au sens générique) afin de mieux appréhender les accidents des séquences normales (les pathologies). Le « type normal » façonné par Comte valide une fréquence de phénomènes qui sont subjectivement reconnus par l'ensemble de la population pensante. Si je devais fournir un exemple concret de cette méthode, je dirais par exemple que les blondes sont réputées pour être des idiotes ("type normal" d’idiotie des blondes), et que cette abstraction de normalité nous encourage à percer à jour les blondes intelligentes (possiblement la fausse blonde pathologique). L’enjeu, c’est de savoir expliquer les variations quantitatives d’un segment de la vie sociale pour éviter les erreurs de jugement quand on rencontre un seuil de modificabilité important dans tel ou tel phénomène. C’est la raison pour laquelle une intelligence généralisée de la blondeur féminine nous interpellerait si elle arrivait un jour. Puisque nous avons subjectivement intégré que les blondes sont souvent des femmes précieuses et ridicules, nous agirions très vite sur nos catégories ontologiques si le phénomène tendait subitement à s’inverser. En d’autres termes, Comte, en créant l’abstraction d’un « type normal », nous incite à anticiper l’excroissance pathologique de la normalité.

La normalité arrête le désordre du pathologique en un point donné de la vie sociale. Avant que les réseaux sociaux ne viennent s’incuber dans les esprits faibles (population non pensante, qui ne se prend pas la tête), il était normal de tisser soi-même ses relations, et cette activité pouvait prendre du temps. L’homme, avant les réseaux sociaux, était un être davantage nomade. Nous vivions alors comme des araignées sociables alors que maintenant nous avons un comportement de mygale traquée. En outre, la définition de la normalité de l'ancien jeu social nous aidait à repérer les écarts pathologiques comme le repli sur soi (il ne saurait exister aucun sage solitaire) ou encore l’érotomanie. Ce qui ne va plus, je le faisais remarquer, c’est que les mygales que nous étions ont perdu de leurs forces parce qu’elles se retrouvent traquées. Non seulement les réseaux sociaux imposent une forme de repli sur soi (l’hyper-gestion de son profil), mais aussi l’érotomanie (on veut que tout le monde nous aime). Le règne animal des humains d’Occident est malade et il n’est pas prêt à faire l’inventaire courageux des nouveaux types de normalité. Ce règne animal se dit que les modes sont normales, ce qui affranchit les réseaux sociaux de toute critique substantielle. Cela favorise la présence d’un écosystème cancéreux où les gens s’ennuient de vivre et craignent de perdre les privilèges de leur double numérique. On peut avoir le cancer en vrai et le cacher sur un réseau social, mais c’est une entreprise de dissimulation vouée à l’échec car un décès, sur un réseau social, se définit dès lors que l’utilisateur n’a plus donné signe de ses connexions pendant un certain temps. Cinq semaines de déconnexion (équivalentes à cinq semaines de congés payés) ont toutes les chances d’être un acte de décès. Pour les professeurs comme nous qui sommes régulièrement en vacances, il faut attendre dix semaines hors des réseaux sociaux pour stipuler d’une mort très vraisemblable.

Ces applications de la philosophie positive de Comte nous aident à faire sortir le concept de normalité de son carcan intellectualiste. C’est la base de l’expérience de la vie quotidienne qui m’indique le champ d’investigation que je suis en train de suivre.
Pour reprendre donc le cours de ma réflexion, je dirais ceci : l’époque contemporaine gratifie les rébellions (mensualisées de préférence, telles les féministes qui jouissent d’une situation sociale privilégiée) tout en étant friande de normalité. La médicalisation à outrance prouve le fondement de mon propos. Plus une société est disciplinaire ou biopolitique, pour suivre le raisonnement de Foucault, plus la normalité et la performance existent. La discipline du comportement professionnel dans le milieu des cadres crée actuellement des pathologies suicidaires, notamment chez France Telecom, qui a élevé le temps de travail à l’art de mettre fin à ses jours. La société n’a pas de réponse adéquate à pareille ignominie, donc elle fait progressivement entrer le suicide des cadres dans la case de la normalité. Si bien que ne pas avoir d’idée suicidaire quand on travaille à France Telecom devient un gage de pathologie. Quant à la biopolitique, on pourrait citer le cas des technologies comportementales : la prolifération des indications dans les transports en commun suscite une politique du déplacement des corps, que l’on retrouve comiquement distribuée dans l’organisation des grèves. Un syndicat ne fait rien d’autre que normaliser un mouvement social, ce qui empêche l’effet de spontanéité qui mettrait véritablement le pouvoir politique sur la sellette d’une décision rapide. En gros, on comprend qu’entre le disciplinaire et le biopolitique, il y a un effet entre-nourricier qui constitue le socle d’une normalité silencieuse. On s’étonne après de ne pas réussir à intégrer dans nos discours judiciaires le cas des grands criminels.
L’ultime effet de ce cancer de la normalité rampante (être sur un réseau social = avoir une vie excitante) montre les limites à nos façons de condamner l’anormalité. La pression sociale de nos sociétés occidentales fait que chacun en vient à juger de l’anormalité sans même plus se poser la question de l’efficacité d’un tel concept. En outre, un concept reste une abstraction potentiellement utile ! Ainsi, les gens ne savent plus faire d’abstraction intelligente à cause de la matérialisation des esprits, et ce faisant ils ne savent plus s’abstraire de leur « Je » souverain qui s’est volontairement décapité (« sans prise de tête », par conséquent sans utilisation de la raison). On jugera donc une personne anormale si elle ne rentre pas dans le cadre de notre petite vie car l’absence d’abstraction amenuise la possibilité du mécanisme d’empathie. En revanche, on est en droit de se demander ce qui produit et renforce la normalité non-interrogée, c'est-à-dire la normalité matérielle qui préside à la normalité en tant que concept. Eh bien je crains que ce ne soit la télévision, ce nouvel écosystème où la tête s’abandonne pendant que le corps ingurgite de mauvaises nourritures. Le « type normal » réside dans la télévision, et je ne vois rien d’autre que la destruction de la télévision pour sauver la société occidentale. J’applaudirai donc le premier homme qui aura le « courage de la vérité » pour encore m'exprimer comme Foucault, c'est-à-dire le courage d’aller par exemple sur un plateau de jeu télévisé, armé d’un sabre, et de décapiter un maximum de personnes. Peut-être alors que l’on s’apercevrait qu’il faut se « reprendre » la tête.

Respectueusement,

Konstantinos Deveureux

Aucun commentaire: