dimanche 19 juillet 2009

Une grammaire fantomatique.


Cher collègue,

Enfin nous y sommes à ce virage conceptuel qui nous guettait du fondement de son repaire ! Tout a lieu dans le basculement que vous pointez à la fin de votre lettre : se peut-il que la parole devienne un message sans en avoir l’intention ? Ce passage de l’intime au dévoilé est fort connu des petites filles qui naguère ont rédigé des journaux secrets, lesquels ont tragiquement été découverts par les parents. Ces derniers s’inquiètent pour pas grand-chose : chaque petite fille a voulu se suicider parce qu’elle se trouvait moche, ce n’est pas pour autant qu’elle pensait le mettre en acte, elle ne faisait que traduire péniblement une pensée dont elle n’était pas consciente qu’elle appartenait au territoire ententif de son adolescence en gestation. Qui n’a pas voulu se suicider étant jeune n’a pas vécu et finira probablement par se donner la mort étant plus âgé. C’est que l’âme humaine est moins encline à se poser des questions au fur et à mesure que le corps se froisse de vieillesse. La raison en est simple : l’âme supporte de moins en moins d’habiter dans une maison qui se délabre et, ce faisant, mourir de vieillesse revient à faire le constat d’une ruine inhabitable.
Pour revenir à ce que vous exposiez centralement, je me demande s’il est vraiment possible de penser que la communication humaine puisse espérer dépasser l’influence des petits groupes homogènes. En inventant le concept de catégorie, Aristote avait déjà compris qu’une science de la nature ne pourrait devenir intelligible qu’à travers un découpage qui saurait satisfaire les faiblesses de la raison humaine. L’expansion des sciences, à ce titre, n’est pas autre chose qu’une tentative difficile d’apposer notre liberté sur l’espace déterminé de la nature. Parce que nos actions dépendent a priori d’une volonté libre, elles sont couramment interprétées selon deux critères : 1. La façon dont elles se sont accommodées de la nature conditionnée. 2. La façon dont elles vont être jugées par d’autres réseaux ou, pour le dire logiquement, par d’autres volontés libres. Le travail du sociologue va dans cette direction.
C’est la raison pour laquelle le communautarisme est abrutissant ou, si l’on veut, abalourdissant. Les communautés se disent dans la vérité de leur espace sans se préoccuper du fait que d’autres communautés les disent dans la fausseté d’un espace auquel elles n’appartiennent pas encore. Pour le dire autrement, la vérité de l’un est toujours l’erreur d’un autre, ce qui produit le basculement du privé au public, soit le moment où la vérité individuelle se met à l’épreuve de la vérité de masse (les deux ne valant pas davantage mesurées l'une à l'autre). De la sorte, les conversations en petits groupes sont plus évidentes étant donné qu’elles ne mettent en scène que des vérités individuelles qui auront des chances de s’accorder en vertu du groupe préalablement consenti. La famille, par exemple, est une communauté de ce type, d’où les présentations grotesques qui ont lieu lorsque le jeune premier doit révéler sa jeune première. Ainsi des familles hautement conservatrices ne parviennent pas à minimiser leur vérité quand elles apprennent qu’un des leurs vit une relation homosexuelle. Accepter l’homosexualité va plus loin qu’une vague attitude de présentation, cela doit rendre compte d’une modification discursive qui fonctionne à l’instar d’un organe vital (d’où les expressions courantes en ces circonstances : « Il a eu le cœur arraché de constater que son fils prodigue batifolait en réalité avec le neveu de son meilleur ami »). Ainsi n’y a-t-il pas réellement de différence entre ce que l’on dit et ce que l’on pense dans la mesure où ce que l’on pense finit par se révéler par rapport à ce que l’on n’a pas toujours voulu dire.
Sur ce principe, je fais de la parole un organe susceptible d’attraper un cancer et, du même coup, je rejoins l'objet de votre cancérologie novatrice. Beaucoup ne peuvent se taire parce qu’ils ont l’organe gros. Crever l’abcès, par exemple dans le couple, signifie opérer la tumeur qui a investi la parole brimée des deux amants. Non pas qu’ils n’aient chacun un organe de langage, mais ils ont fabriqué un tiers-organe qui a dévoré les leurs respectifs, si bien que le couple ne communique plus selon la liberté de l’arbitre mais selon l’accent communautaire qu’ils imaginent détenir en tant que couple. C’est là, j’en conviens, un cancer quasiment inopérable et je ne parierais pas sur une purgation du langage prescrite par le regretté Ludwig Wittgenstein. Dans cette perspective, la grammaire des énoncés quotidiens n’est plus suffisante et elle doit se convertir à une grammaire des énoncés timides, en l’occurrence des énoncés qui possèdent en eux-mêmes la suffisance d’esprit qui les cantonnera à la sphère du domaine privé grammaticalement entendu. Ce n’est pas tant la vérité qui compte mais la conscience de ne pas la détenir. Sur la base de cette timidité espérée, peut-être peut-on valoriser l’hétérogénéité des groupes qui, à petite échelle, ne fait que déployer l’hétérogénéité du monde à grande échelle. La communication, contrairement aux assertions de quelques savants fous, n’est pas affaire de science. Tout l’effort de se tourner vers l’autre dépend de notre capacité à ne pas faire de nos énoncés les énoncés des autres. Comme vous le faisiez remarquer, les expériences du monde se définissent à partir d’interactions et non à partir des seules actions. Ce qui aboutit à la thèse suivante : la parole que nous disons est un négatif de l’image véritable que l’on se fait des choses. Par conséquent celui qui parle doit déjà avoir à l’esprit que sa conscience du monde n’est pas à venir mais qu’elle était déjà là, quelque part en son être. Et bien souvent les paroles ne sont que des bruits, ce qui nous permet de diagnostiquer les cancers du langage incubés tout au long d’une existence passée sous vide. En fin de compte, pour qu’une parole délivrée du communautarisme soit possible, il est nécessaire en premier lieu de se délivrer de la communauté du soi et du petit soi (couple, groupes de fanatiques, comités d’entreprise etc.).
Même si je n’ai pas pour habitude d’achever mes courriers sur des exemples, je veux le faire ici en désignant un cas de cancer patent tellement il saute aux yeux. Les villages, naturellement porteurs de traditions et de passéisme, sont des cancers généralisés qui regroupent en un cadastre minimal des zombies à peine capables de pacifisme entre eux. Parce qu’ils savent qui pratique ou qui rejette la fellation, ils se sentent instruits d’un message d’envergure. Ne soyez alors pas surpris de constater que les mots des cancéreux ne sont pas fidèles aux définitions des mots libérés du communautarisme : c’est une institution proprement communautaire que de penser que le soleil se lèvera demain et que la pleine lune excite le loup-garou pendant que le noir attire les fantômes.

Votre ami,

K. Deveureux.

2 commentaires:

MomIC a dit…

Messieurs Bouachiche et Deveureux,

C'est avec un immense plaisir qu je découvre votre blog... Vos échanges épistolaires sont d'une grande originalité et d'un grand intérêt!

Le temps ne m'est malheureusement pas donné aujourd'hui pour le découvrir davantage mais je n'hésiterai pas à me manifester lors de mes prochaines visites.

Pour l'heure, je dois dire que cette lettre est passionnante, et le débat d'une profondeur en voie d'extinction! La question des catégories est effectivement d'actualité avec le concept de communauté. Et comme vous le dîtes si bien, la vérité de l'un est toujours erreur pour l'autre... Un puits sans fond?

Merci à tous deux pour votre visite sur mon blog. Vous êtes les bienvenus et, si vous me permettez d'aller jusque-là, vous êtes mes invités d'honneur!

Heureuse de faire votre connaissance,

Votre infâme dévouée,

Marie

Messieurs Bouachiche / Deveureux. a dit…

Chère Marie,

Nous apprécions ces élégies et nous ne manquerons pas de faire plusieurs détours platoniciens sur les lieux de vos pérégrinations cognitives. Nous adressant de la sorte à une jeune femme, croyez de notre part que ce sont des compliments sincères. Le féminisme aurait besoin d'une figure comme la vôtre car les récents discours, aussi bien que les prédications concernant le sexe féminin, ne sont guère reluisants et réduisent la femme à une entreprise de réification particulièrement regrettable.
Vous êtes à cet égard une invitée d'honneur que nous serons chaque fois heureux de voir apparaître.

A vous,

kb et kd