vendredi 6 février 2009

Pleurer de rire.


Monsieur Khalid Bouachiche,

Votre radiographie du rire, bien que fragmentaire par souci de laconisme, inaugure des pistes de pensée très stimulantes. Vous avez entièrement raison de faire entrer dans la lumière l’aspect pathétique du rire. Le rire du suicidaire n’est autre que l’emploi déraisonnable de la dérision, quand plus rien ni personne n’est à même de sauver la situation. Sur ce point, nous ne serons jamais déçus par le paradigme du clown blanc. Sa tristesse atteint de tels sommets qu’il n’est quelquefois plus possible de dépasser le malaise qu’il déploie. Notre désir module alors ce malaise ; nous faisons le choix d’en rire après que nous avons pleuré. Messieurs Chaplin et Keaton illustrent à merveille cette consubstantialité du rire et de la mélancolie ou, pour mieux dire, de « l’élan vital » et du « mourir » comme le signifie Bergson dans son célèbre essai intitulé Le Rire. Le rire fonctionne ainsi comme une machine à détendre les tensions du malaise. Par conséquent, qui rit fort annonce le bruit de sa tourmente intérieure. Si nous rions du malheur des autres, nous le faisons par effet purement cathartique. La mort déchaîne les passions parce qu’elle nous éloigne momentanément de l’épicentre des attentions. Quand le corbillard roule à travers les ruelles du village, les regards luisants au milieu des fenêtres observent la vie du trépassé. Des sourires complices s’échangent entre les témoins : « Qui est le malheureux qu’on met en terre ? Au moins ce n’est pas nous, rions d’être en vie. » Ces gens se rendent le signe d’un sourire car il serait indécent d’être mort de rire en pareilles circonstances. Pourtant, à l’intérieur, ils se vautrent dans le rire, rompant comme vous dites leur condition sociale de témoins médiocres.
Mais je laisse en suspens ces réflexions introductives pour me concentrer sur les tenants et aboutissants du fou rire. Par définition, il s’agit d’une situation individuelle dans la mesure où la folie n’est pas transmissible. Ce qui se communique, c’est l’attitude du rieur – son objet de rire est personnifié par le travail de son esprit. J’avance donc, à partir de là, que le film comique est mauvais quand il faire rire toujours au même moment. A l’inverse, si la salle de cinéma se met tantôt à rire dans un coin, tantôt dans un autre, et comme ceci à l’infini en variant chaque fois les lieux d’où les rires émanent, cela prouvera alors que le film recèle des quantités de situations comiques, avec une variabilité de degrés risibles tout à fait expérimentale. Pour ne citer que trois films prétendument risibles et jouissant d’une réputation certaine : Bienvenue chez les Ch’tis (ambition ratée, le rire s’identifie autour du stéréotype de population régionale – très réussi en revanche pour le fidèle public de Jean-Pierre Pernaut), Le père Noël est une ordure (maladroit dans la forme, prévisible dans l’événement), et Astérix aux jeux olympiques (impossibilité de mettre en images séquencées ce qui relève du plan fixe de la bande dessinée).
En fin de compte, ces trois exemples de film véritablement mauvais dans leur registre ont le mérite de souligner le tragique de l’existence. Les critiques n’ont pas été suffisamment perspicaces pour effectuer les sélections lors des festivals. Ce faisant, nous nous retrouvons à Cannes avec des films tout à fait comiques et qui reçoivent des prix dramatiques. La leçon de piano, palmé d’or, méritait sa Caméra Comique ! Il y a un tel potentiel dans la scène de nu avec Harvey Keitel que lui-même retient son fou rire quand le piano vient ajouter à son adamisme une touche d’obscurité. Et ce piano englouti par les eaux ? Personne n’y a vu le déferlement de l’absurde puisqu’on a préféré interpréter à ce moment-là un engloutissement de la musique dans les eaux profanes ! Il fallait être fou pour ne pas y voir le message sarcastique de la réalisatrice. C’est pourquoi le summum du comique se traduit par une brusque descente aux enfers de la vie, laquelle ne doit jamais être l’unique point focal du scénario. Nous rions parce que ça ne fait pas rire, parce que cela nous pèse de devoir supporter la lourdeur imposée par l’esprit de sérieux. Je crois de cette façon que chaque œuvre dramatique est lisible dans son reflet comique. Et logiquement, l’œuvre taxée de comique représente souvent des existences moyennes qui font de l’extraordinaire avec de l’ordinaire. Personnellement, je ne ris pas quand un immigré tchécoslovaque apporte un gâteau mal cuisiné. Je ne ris pas non plus quand un chef de la Poste se fait muter dans le Nord. Ces films comiques, ayant alors provoqué le fou rire des classes moyennes, n’ont pas fait rire parce qu’il le fallait, mais ils ont fait rire parce qu’il ne s’agissait que de moqueries éhontées ! Si bien que le fou rire se reconnaît surtout dans l’usage d’une moquerie. Il devient exploitable quand on partage la moquerie, et alors nous faisons des mauvais films assurés de remplir les salles. En outre, les bêtisiers ont du succès parce qu’ils mettent en scène le mécanisme de la moquerie.
Qu’est-ce donc qu’un excellent film ? Est-ce un film qui ne fait que faire rire ? Que pleurer ? Nous le disons souvent : le film réussi est celui qui fait passer du rire aux larmes. L’année dernière, j’ai beaucoup aimé Le premier jour du reste de ta vie. Et les années précédentes, j’ai chaviré pour La vie est belle et Les invasions barbares. Jouer avec les sentiments vaut mieux que jouer avec un sentiment. La richesse de l’humanité se travaille en faisant vibrer toutes les cordes de notre instrument vital. Si une seule est préférée au détriment de toutes les autres, nous rouillons nos sentiments et nous devenons l’affreuse image que vous avez choisie, en l’occurrence des Messieurs et Madames Heureux, étrangers à la tristesse parce que déjà trop tristes de mener une vie de platitude. Donc, en dernière remarque, je dirai que nous pouvons compléter votre taxinomie du rire avec le recensement des rires et des fourires à l’intérieur des salles de cinéma.

Bien heureusement à vous,

K. Deveureux.

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