jeudi 26 février 2009

Les vendanges du cerveau.


Très honorable Bouachiche,

La gestion idéale des associations est une chimère considérablement partagée dans la conscience française de masse. Cela n’est pas étranger à la complexification du tissu associatif, duquel émanent plusieurs corridors labyrinthiques qui nous soumettent à un pastiche mortifère du héros kafkaïen. Je suis moi-même un arpenteur, héros non pas d’un roman d’apprentissage mais plutôt d’un roman d’arpentage, embrigadé parmi les directives universitaires successivement désignées par une hiérarchie invisible. Je veux dénoncer par ce biais toute la difficulté corrélative à l’organisation de colloques ou de conférences à l’intérieur de l’Université. Et cela est d’autant plus inquiétant que ma récente volonté de propager une lumière épistémique sur le peuple ignorant a été contrariée par une série d’imprévus liés à des intrigues politiques que je maîtrise partiellement. Nous devons ici mettre en exergue le manque de compétences des associations qui ont la charge de procéder à des jumelages entre monde savant et monde vernaculaire, en l’occurrence des associations qui préparent le dialogue entre professeur des Universités et roturiers campagnards.
Cette mésaventure a eu lieu en France alors que j’étais invité à l’Ecole Normale Supérieure de Paris pour discuter des énoncés attributifs en métaphysique arabe. Un de mes collègues, Armand de Saint-Bergmann, m’a immédiatement proposé de faire profiter de mon Aufklärung dans quelques villages de la Beauce et du Brie où les lecteurs se comptent sur le doigt de la main. Au départ, je n’étais guère favorable à ce projet parce que j’y détectais une substance de populisme soviétique un peu dérangeante. Frapper à la porte des paysans n’est pas un geste vain, toutefois je ne crois pas que la philosophie du langage puisse en quoi que ce soit résorber les esprits qui sont enracinés dans la terre des ancêtres. Le paysan, c’est bien connu, cultive son inculture, faisant donation de son âme à la nature qui les maraboute. D’ailleurs nous n’avons pas encore observé de société à majorité physiocrate, et de là nous pouvons probablement conclure que les esprits de la terre sont trop enterrés pour espérer faire germer dans leurs intelligences un bourgeon de réflexion. Je n’y vois a fortiori que jachères et chiendent.
Sitôt mes objections prononcées, Saint-Bergmann m’a tempéré le jugement en me parlant d’une association à but non lucratif, sise à Paris même, non loin de la rue d’Ulm où siège la prestigieuse ENS. Il s’agit d’une association de « partage des savoirs » entre pays de la campagne et paysages urbains. Chaque mois, le savoir se croise sur le périphérique, une corne de ce taureau volontaire se dirigeant vers la verdure des banlieues lointaines, l’autre en partance pour le tout-Paris de l’intellectualisme poussé à son paroxysme.
Ainsi me suis-je retrouvé dans la salle des fêtes conviviale de Montigny-le-Gannelon, en terre beauceronne. Saint-Bergmann m’accompagnait afin de me présenter aux gens du village, ainsi que deux autres personnes, étudiants de philosophie par défaut (ils ont cubé en classes préparatoires), censés servir les petits-fours et les cafés même si la boulangère s’était vaillamment proposée de ravitailler les ventres ce jour-là. Nous avons toutefois refusé cette cordialité car lors de ces manifestations, l’esprit de sérieux s’envole vite une fois que vous laissez circuler des odeurs de nourriture. Le paysan, là encore, est reconnu pour son caractère stomacal, vaincu par la passion des nourritures tandis que sa tête se trouve condamnée à l’exil par un estomac autoritaire. Tel est à mon avis le plus dément des génocides, c'est-à-dire le génocide inconscient des cerveaux, lequel vient de prendre le nom de logocide parmi les comités d’éthique qui se sont depuis lors penchés sur la question. Il ne s’agit pas de parler de « fuite des cerveaux ». Ici le cerveau ne s’en va pas pour mieux fonctionner ailleurs, il se retire en lui-même, ostensiblement détesté, représentant malheureux du délit de mauvaise intelligence. Car figurez-vous qu’un cerveau, même dépourvu de qualités réflexives, supporte quand même relativement mal le fait de ne devoir jouer que le rôle d’un subalterne de l’organisme. Or le crime des roturiers est sans précédent dans l’histoire des hommes : c’est un crime dissimulé puisque le rejet d’une greffe entre tête et corps ne se voit pas au premier regard. Des collègues anglo-saxons parlent dans ce cas de split at first sight, exigeant à cet égard que nous ne confondions pas le problème de l’âme et du corps (mind-body problem) avec celui de la tête et du corps que l’on peut aussi comprendre comme « la tête et les jambes ».
Ces considérations ne manquent pas de nous fasciner. Pourtant je ne souhaite pas renouveler cette expérience de marche vers le peuple. Il m’a été désagréable au plus haut point de constater dans les regards un gouffre abyssal où chaque pupille est comme le couvercle d’une poubelle abandonnée. Si nous ne savons pas avec exactitude repérer les regards intelligents, nous savons localiser le regard des abrutis, qui est à quelque chose près le regard de ceux qui pensent que Che Guevara aurait dû recevoir un prix Nobel de la Paix. Alors, face à moi, sur les sièges hasardeusement déposés par le service technique de la mairie, étaient affalés des corps sans contenance interne. Ils débordaient de vacuité, perdus dès le premier mot de la conférence, lequel n’était pourtant qu’une formule de politesse pour introduire une ambition de contact. Mais on ne communique pas avec la Terre, au mieux on la laboure. Je ne sais qui les a fait venir à cet exposé magistral ! Sans doute un adjoint à la culture qui leur a promis des terrines en échange, ainsi qu’une ripaille consécutive à la taverne du coin, histoire d’échanger les dernières nouvelles du temps qu’il fait. Enfin bref… S’ils n’ont saisi mot de ce que suppose un énoncé attributif, ils ont au moins complété les actes de l’association de sorte à ce que celle-ci ne soit pas discréditée par une salle vide. On peut certes accepter une salle vide de cerveaux, mais une salle vide de corps, c’est une cour des Miracles.
En quoi donc je proteste et quel est précisément le grief que j’impute à l’association ? Simplement le fait que cette association n’a pas respecté les conditions qui étaient les miennes avant que je n’accepte le déplacement, certes motivé par la rhétorique métalinguistique de mon ami Saint-Bergmann. J’avais exigé que les actes de ce mini-colloque soient publiés dès la semaine suivante, ce qui n’a manifestement pas été entendu ou pire, pas compris. J’avais également exigé la rétribution substantielle de vingt mille euros en cash, somme calculée selon mes émoluments perçus à Dubaï, et ce pour deux heures de cours magistral par semaine, le reste étant consacré à la rédaction d’un livre sur la méta-éthique des services sociaux en Ouganda, livre dont la parution d’un extrait est imminente. Or l’association m’a rappelé le lendemain, confuse et légèrement offensive. J’ai d’emblée répliqué au petit révolutionnaire stagiaire qui se croyait capable d’un instant de zèle téléphonique que le professeur Deveureux ne laisserait pas l’affaire sans suite et qu’ils auraient bientôt sur le dos une société fiscale directement démarchée des Emirats Arabes Unis. Calmé par ce principe de précaution, le stagiaire s’est excusé, essayant de nouveau de me dire que les habitants du pays beauceron n’ont pas eux-mêmes droit à de telles subventions pour leurs activités alimentaires. Que le scrotum m’en tombe si ce jeune puceau possède un quelconque discernement mental ! Je rétorquai virulemment que la terre beauceronne n’est pas suffisamment honorable pour mériter ne serait-ce qu’une vente à la criée de leurs produits soldés par la misère raisonnable. Que les services sociaux ougandais, en dépit de leurs défauts cataleptiques, connaissent au moins le sens de la reconnaissance quand un intellectuel s’investit ! Et de ce fait, nulle méta-éthique n’est envisageable en terre beauceronne à cause du trop plein de fumier avarié qui y pourrit quotidiennement. Par conséquent je leur ai laissé vos coordonnées pour que vous puissiez rendre l’association moins stupide. Ne m’en veuillez pas de vous impliquer là-dedans mon cher Bouachiche, mais j’ai pensé qu’un sociologue de votre carrure parviendrait à faire entendre raison à cette association vraisemblablement ensorcelée par les discours agro-alimentaires d'une guilde paysanne décidément bien antipathique.

Avec mes salutations distinguées selon leurs articulations naturelles,

Konstantinos Deveureux.

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