mercredi 11 février 2009

Complément du sujet / Proposition subordonnée.


Mon cher Bouachiche,

L’intelligence et la clarté de votre propos honorent ce que vous êtes en même temps qu’elles spécifient le danger qui nous guette depuis que nous avons été libérés des dogmes religieux : la dissolution du SUJET. Comment s’est construite la notion de sujet ? Tout peut-il être sujet ou bien demeure-t-il des réalités qui ne sont sujet de rien ? De ce point de vue, la race humaine se complaît à user des tours et détours du langage en effectuant un filtrage de ce qui correspond à la notion de sujet, néanmoins je ne pense pas que tout sujet soit digne d’être un sujet de droit dans la mesure où les fonctionnements de masse, que vous décrivez parfaitement, sont plutôt la révélation d’un mécanisme d’assujettissement où les sujets n’existent plus en tant que tels mais en tant que sujets regroupés à l’intérieur d’une SUBSTANCE pensante de rechange. Il y a de ce fait une res cogitans (une chose qui pense), toutefois cette pensée ne s’identifie pas grâce à un cogito qui s’actualise individuellement. La chose est pensante parce que « ça pense ». En ce sens, nous n’avons pas accès à un échantillon de pensées indépendantes dont on pourrait distinguer les liens qu’elles entretiennent avec d’autres pensées appartenant à cette typologie. La confusion persiste autour d’une colonne de Trajan de la pensée sur laquelle seraient gravés les mots « pensée unique ». En d’autres mots, l’homme a comme remplacé les dogmes par d’autres dogmes, à ceci près que les nouveaux discours ne sont plus disposés dans des livres sacrés. Plus symptomatiquement, ces discours d’un nouveau genre s’élaborent par l’entremise du ouï-dire, ce que Spinoza appelle la connaissance du premier genre, en l’occurrence la connaissance qui dispose le moins d’une chance d’obtenir la solution d’un problème épineux dont on pourrait espérer une concorde intellectuelle altruiste.
Il est manifeste que nous avons assassiné les dieux – les Grecs avaient déjà montré la voie en inventant le raisonnement, laissant alors croupir dans les caves plusieurs invocations polythéistes. Mais d’un autre côté, il est également manifeste que nous avons façonné une autre figure divine : c’est le ON, en l’occurrence l’autorité du « on dit », la perversité de la promesse sotériologique (« on ira tous au paradis » ; certes, mais est-ce « on » qui ira au paradis ou « nous » ?), voire le « on » grammaticalement problématique qui indispose le travail des traducteurs quand il s’agit de faire valoir la finalité d’un raisonnement universel qui emprunte pourtant les chemins d’une intention particulière. Aussi, il est très vrai que le « on » fait office de raccourci quand quelqu’un se trouve dans l’impasse de son discours. Il suffit de subir une objection plus ou moins correcte pour se réfugier derrière l’autorité du « on », soit cette réunion d’êtres invisibles dont on doit précisément accorder la pertinence des conclusions. Si « on » l’a dit, alors nous devons le reconnaître. Or une analyse rapide nous démontrera que le « on » est un artifice aussi bien ontologique que grammatical. Du point de vue de l’être, le « on » réfère exclusivement à une moyenne, une sorte de médiocrité ontologique où des particuliers espèrent vivre leur vie tout en restant dépendants de repères universels. Quant au point de vue grammatical, le « on » est à mon sens une façon de ne pas redonder avec le « nous » bien que son usage ne veuille strictement rien dire au sujet de ce qu'il faudrait décrire avec minutie.
Ce problème du ON est longuement abordé par Heidegger (Man en allemand). Celui-ci écrit dans Etre et Temps que nous sommes caractérisés par ce « On » dans l’ensemble de notre préoccupation quotidienne. Rien ne saurait dans cette perspective bénéficier d’une réelle authenticité. Cet engluement dans le « On » obstrue tout principe de responsabilité puisque le monde nous apparaît alors comme un ensemble de possibilités également disponibles et interchangeables non pas dans les résultats mais dans la manière de les saisir. Nous poursuivons nos actions en fonction du mode de l’être-selon-autrui, ce qui crée une sorte d’activité circulaire dans laquelle rien ne s’accomplit. Il est question d’exister non plus sur le mode du JE mais sur le mode du ON, et ce alors même que nous voulons arborer une illusoire liberté de penser en bâtissant des murailles contre les ancestrales religiosités.
Que sont les sujets sur le mode du ON ? Ce sont des êtres amorphes qui n’ont plus la capacité de devancer cette médiocrité ontologique. Il faut évidemment accorder que nous ne pouvons pas immédiatement nous diriger vers un idéal d’existence. En revanche, nous pouvons revendiquer une « possibilité individuelle » qui vaudrait davantage que la simili forteresse du ON. Car si cette forteresse se donne des apparences d’être inexpugnable, elle n’est au fond qu’une géante de papier qu’une maigre chaleur pourrait à tout moment embraser (voyez en ce sens les foules de pèlerins qui se pressent à Lourdes). N’est-ce pas la raison essentielle qui fait que les grèves, visiblement massives du point de vue des vociférations, finissent toujours par se taire dès lors que le « On qui vocifère » commence à perdre ses repères dans la mesure où l’exercice de la manifestation ne fait pas partie de sa quotidienneté habituelle ? La grève ne sert à rien lorsqu’elle est pratiquée sous cet angle. La rue est un bon moyen d’expression quand le peuple se propose de trouver une vérité sur lui-même, soit quand il procède à la falsification du discours officiel en créant lui-même un autre discours. Mais les seuls discours que je repère dans les grèves, ce sont des répétitions de slogans recyclés, soit des résurrections d’anciens « On » dont nous avons déjà mesuré l’échec par le passé. Il est en ce sens très piquant de noter que le « On » refuse systématiquement l’idée de réforme car il a peur de devoir rebâtir un autre « On », exercice bien trop harassant quand « on » a pris l’habitude de se nourrir des restes idéologiques.
Un exemple me frappe par rapport aux séditions estudiantines. Les grèves ont récemment échoué à l’Université française pour une raison évidente. Dès que les étudiants se voient privés de cours plus d’une semaine, ils finissent par être rattrapés par la crainte de leur avenir. Pourtant, n’étaient-ce pas les mêmes, quelques jours plus tôt, qui gueulaient à n’en plus pouvoir contre une réforme qui justement remettait en question la valeur de leur avenir ? Cette attitude contradictoire éclaire un point fondamental : l’étudiant lambda craint pour son avenir moins par le biais d’une réforme hypothétique que par son assiduité aux cours, lesquels prédéfinissent la substance qu’ils seront seulement capables de restituer lors des sentences examinatoires. En somme, les étudiants font eux-mêmes l’aveu que, sortis des cours, ils ne savent plus rien. Leur « on » ne leur souffle pas l’idée que les bibliothèques restent ouvertes et que, vraisemblablement, la lecture des œuvres dépourvues de « on » pourraient éventuellement leur redonner matière à penser selon la faculté présupposée que l’on peut logiquement inférer chez un SUJET cogitant. Par conséquent, si j’avais déjà parlé du danger de la sur-cogitation, je voudrais ici conclure par le non moins grand virus de la dé-cogitation. Il sera béni le temps où les étudiants divisés ne se traiteront plus entre eux de « fils de putes » mais bien de « fils de PUF ».

Avec mes amitiés heideggériennes,
K. Deveureux.

1 commentaire:

Messieurs Bouachiche / Deveureux. a dit…

We are also honored to be sponsored by you. For sure, you have taste for cerebral meanings and significant pictures. Best regards. K.Bouachiche, K. Deveureux.