vendredi 1 mai 2009

Botanique des peuples.


Cher collègue et ami,

Il est réjouissant de vous retrouver après ces temps d’occupations diverses. Beaucoup risquent d’être choqués par vos nouvelles pensées. Ils auront tort mais nous les pardonnerons car ils ne savent pas ce qu’ils pensent. Vous dites en fin de compte que la nature humaine a échoué à comprendre son identité naturelle. C’est un constat inéluctable et il me semble que la cause première d'un tel état d’ignorance prend racine dans un refus qui ne possède pas réellement de nom, soit l’inaptitude à comprendre la fonction vitale de la mort naturelle (éventuellement, proposons le néologisme suivant : athanatosophie). Vous illustrez cette idée en affirmant que l’économie relève d’un satanisme sous-jacent, lequel se traduit en surface par des comportements qui délocalisent la nature humaine de ses fonctions naturelles. Or les couches artificielles que nous superposons sur nos volontés ne valent pas le vêtement du trappeur quand celui-ci s’en va traquer le castor. La différence étant que le trappeur se vêtit en conséquence alors que l’insensé s’habille d’une pensée dont il n’a même pas conscience de ne pas pouvoir la choisir. On se retrouve alors au milieu d’une confusion des êtres qui écrase de son poids cyclopéen la possibilité d’une ontologie méthodologiquement espérée. En outre, vous connaissez ma minutie pour tout ce qui concerne les questions d’ontologie.
Je voudrais alors rejoindre vos thématiques non pas en faisant usage de la réponse systématique mais plutôt en proposant quelque chose qui sache continuer la réflexion à défaut de la circonscrire. A l’évidence, nous avons l’intention d’approcher une définition probable de ce qui existe quand nous disons qu’il y a des êtres vivants. Cette perspective faussement vitaliste me conduit à faire l’étalage d’une botanique un peu particularisée. Je vais donc énumérer un certain nombre de familles végétales en donnant des indices géographiques, ce qui devrait en principe m’amener à l’élaboration des portraits emblématiques qui habitent le monde. On verra au passage que ce retour aux sources, en quelque sorte, est une manière adéquate en vue de se prononcer sur la nature ontologique des êtres qui ont en eux le principe de mort. Je laisse par conséquent en coulisse tout ce qui se rattache au religieux et au mythologique, les dieux ne pouvant en ces circonstances nous être d’aucun secours profitable.
Voici mes familles présentées dans un nécessaire désordre afin de ne pas subir une accusation saugrenue de « génocide par l’exemple ». En d’autres termes, l’ordonnancement de mes catégories n’est pas présidé par un esprit hiérarchique.

1. Parc tropical : il s’agit d’espaces rebelles qui se distinguent des savanes, c'est-à-dire qui prennent vie au sein même d’un milieu de savane ou bien à très grande proximité de ceux-ci. Ils se caractérisent par une dégradation de la forêt dense en ce sens qu’une sécheresse saisonnière y apparaît. Ainsi l’espacement entre les arbres est plus grand, ce qui permet au soleil de pénétrer les sols. RESULTANTE ONTOLOGIQUE : la cohabitation se mérite car on ne comprend pas au premier abord les raisons qui font que l’un vit à l’ombre et l’autre au soleil. La promiscuité n’a pas réellement sa place dans la mesure où le passage d’un état de bronzage à un état albinos est régulé par une délimitation franche entre les ressources de la nature et la décision des êtres à se prémunir de tel ou tel dérangement. Si bien que les rares tropicaux de la planète possèdent un esprit rationnel fort mais en contrepartie un degré de discernement faible. Mais ces handicaps potentiels n’ont que peu de valeur à l’intérieur d’un monde où toute chose est ombre ou lumière.
2. Forêt boréale ou taïga : c’est la plus vaste étendue forestière du monde (conifères – vers le Nord, le mélèze se mêle souvent au sapin). Une aggravation des conditions thermiques engendre la disparition de la forêt boréale qui se meurt au profit de la toundra (formation basse, herbacée, buissonnante). On parle ici des zones les plus septentrionales du globe terrestre. RESULTANTE ONTOLOGIQUE : de nouveau nous sommes confrontés au problème de l’émulation frontalière, à ceci près que la délimitation n’est dans ce cas plus une question de luminosité mais de température. Un pas supplémentaire et tout est dépeuplé. Voici en somme une société où richesse et pauvreté sont filles de Froid et Grand Froid. L’opposition n’est pas génératrice d’un clivage franc, encore que je ne veuille pas simplifier la situation en parlant d’une vulgaire différence de degrés. Habiter la toundra, c’est pénétrer une temporalité alternative où le cycle chronologique n’a plus de repères. L’être répond au défi de l’hostilité à l’être tout en conservant un socle de bienveillance à l’égard de ceux qui sont restés enfouis sous les sapins. Le thème de la promesse est intéressant en ce sens que celui qui habite la toundra est perçu comme un roublard pour peu qu’il ait des propositions à faire. En effet, promettre meilleure vie à ceux qui ne sont pas capables de quitter la compagnie des mélèzes revient à accélérer la pulsion de mort. C’est pourquoi les rares arpenteurs de la toundra sont les victimes d’un racisme climatique (ou délit de mauvaises conditions ambiantes).
3. Steppe continentale tempérée : nous avons là une formation ouverte herbacée, très fragile et souvent dégradée en bad-lands, la plupart du temps par les troupeaux. Ces steppes bordent les prairies en Russie tandis qu’elles occupent le bassin des Rocheuses en Amérique du Nord. RESULTANTE ONTOLOGIQUE : la scission cérébrale chère au professeur Bouachiche est parfaitement exemplifiée dans ce cas précis, en ce sens que les bêtes ne sont pas entièrement livrées au bon vouloir de la domestication agricole. La difficulté principale étant évidemment de savoir tolérer les bêtes en même temps que l’on accepte de vivre à plusieurs dans des étendues pourtant très vastes. L’exercice est donc triple pour le cerveau : reconnaissance de l’originalité animale, assimilation du voisinage humain, compréhension analogique de l’animal et du biologiquement assermenté. Autrement dit, la bête et l’homme se chevauchent sans jamais transgresser les rôles qui incombent à chacun. Il est de ce fait fondamental de noter que la responsabilité est tout aussi attestée chez les hommes que chez les bêtes. Si les Occidentaux urbains rient lorsqu’un cheval est excité par une jeune femme, les autochtones des steppes attaquent en justice le bœuf hors la loi. En corollaire, la question de l’abattage massif ne se pose pas puisque les hommes de là-bas privilégient la nourriture provenant d’animaux définitivement expulsés de cette micro-société.
4. Forêt caducifoliée tempérée : ce sont des forêts formées essentiellement d’arbres à feuilles caduques. Il faut savoir que cette forêt occupait la majeure partie de l’Europe avant l’intervention polymorphe des hommes. Pour l’anecdote, cette forêt est largement présente aux Etats-Unis, la forêt appalachienne étant la plus grande forêt caducifoliée du monde. RESULTANTE ONTOLOGIQUE : l’être de raison (l'être cogitant) existe selon un schéma d’engendrement et de corruption (vie et mort se succédant). Des feuilles tombent et repoussent, des enfants naissent et parfois meurent. L’identité de rapport qui existe ici entre forêt et êtres vivants bipèdes est porteuse du sentiment d’athanatosophie. Les saisons ont un potentiel symbolique exacerbé : l’automne est protecteur de mélancolie alors que l’été est déclencheur de passions immodérées. On s’aperçoit donc que la tempérance climatique n’influe en rien sur la tempérance des esprits. Plutôt que de suivre l’enseignement du juste (dikè), l’être suspend son développement ontologique en choisissant involontairement (mais consciemment) la démesure (hubris). Paradoxalement, la richesse naturelle est peu exploitée malgré son abondance. On lui préfère la richesse des apparences et l’on croit se déresponsabiliser en pensant avoir pris de belles photos du paysage.

Cet essai de biogéographie ne prétend pas concourir à une quelconque évolution des mentalités, la question ayant déjà été traitée jadis par le baron prussien Alexander Von Humboldt, auteur entre autres des Voyages aux régions équinoxiales et de l’excellent Cosmos, essai d’une description physique du monde.
On aura compris que ce qui m’intéresse, c’est en définitive la suite dans les idées géographiques, à savoir l’idée d’une ontologie fondée sur des rapports d’être et de nature localisée. Je demande alors : faut-il vivre dans la perfection du cactus ? faut-il encombrer l’horizon de l’Arizona en se déguisant en épouvantail épineux ? Y a-t-il en fait un sens à dire que l’adaptation des végétaux est une raison de penser que notre adaptation se conjugue sur la même ligne de phénomènes ?
Sur ce point, je rejoins mon éminent collègue le professeur Bouachiche. Nous sommes complètement responsables de ce qui nous arrive et dire un peu vite que la nature est ingrate, c’est finalement ne rien dire. Je terminerai en dénonçant l’absurdité d’un moralisme économique ou capitalisé. Pour qu’une ontologie se donne une chance de réapparaître, il est à mon avis nécessaire de l’intégrer à partir des voies naturelles.

Ontologiquement vôtre, bien entendu.

K. Deveureux

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