mardi 26 mai 2009

Téléphantiasis.


Mon ami Bouachiche,

Votre courrier recense deux paradoxes qui dérangent : premièrement l’alcoolisme est intolérable du point de vue moral bien qu’il soit présent en tant que vecteur économique statué, secondement la fierté homosexuelle continue de se faire entendre parallèlement à l’accroissement des violences homophobes. Si nous segmentons chacun de ces deux paradoxes, nous identifions deux types d’existence : la première relève de la sphère publique, la seconde de la sphère privée. Qui plus est, sachant que le public est soutenu par une logique de monstration, il va de soi que le privé est de plus en plus recroquevillé sur lui-même. Il y a ce qui se montre d’une part, ce qui se renfrogne d’autre part. La logique de publicité (au sens où nous référons à un public en formation) est nourrie par la télévision tandis que la logique des cagibis intimes est exacerbée par une morale inavouable que l’on pourrait agrémenter avec les pensées de La Rochefoucauld. J’entends par cette dichotomie quasiment platonicienne la chose suivante : la télévision actionne une moralité afin de proposer une morale réellement introuvable. Le média préfère le bon sentiment parce que la vérité du monde est un attentat à la morale fabriquée. Je veux dire dans ces cas précis que toute bonté est mélangée d’un enrobage malfaisant dans la mesure où l’action immaculée n’existe pas. Et je veux justifier ce jeu de forces antagonistes en fondant ma réflexion sur l’acte le plus altruiste en principe : l’acte d’amour, en dépit de sa donation plurielle, est un acte dont la finalité est a priori déterminée par une immanence orgasmique. Dans un couple, si l’un des partenaires ne jouit pas, on pose qu’il y a un problème ententif. Le plaisir de l’un devient alors le désagrément de l’autre, et ce même si l’un avait la volonté de faire jouir quand bien même l’autre ne se préoccupait guère de cette jouissance adverse. C’est pourquoi le couple qui ne jouit ni d’un côté ni de l’autre est un couple moins menacé que celui qui se divise dans la capacité de procéder à l’orgasme rituel. Ce couple qui ne jouit pas, je l’appelle déjouissif. Il n’est pas sauvé pour autant puisqu’il ne sait pas à quoi correspond un orgasme. Dans ce cas particulier, on dira que le couple déjouissif est a priori remué par une certaine idée du plaisir qui s’accorde en soi au fait de jouir. On suppose par conséquent des degrés de plaisir et de déplaisir, voire un orgasme non verbalisé mais ressenti dans la quiddité d’un partenaire. La conclusion générale de cette exemplification de la jouissance est que toute bonne volonté devient méconnaissable si elle n’est pas applaudie par les honneurs. En ce sens, il est impossible de vouloir circuler de l’âme au corps en pensant accorder les deux comme on ajusterait la peau d’un tambour récalcitrant. Confondre un système ontologique avec un système empirique, c’est s’imaginer que la psychologie d’un individu est analogue au fonctionnement d’un crémaster. Un cognitiviste du nom de John Searle a insisté sur le fait que le plus grand fait scientifique est pourtant victime d’une empreinte subjective inéliminable. Nous ne sommes pas ce que nous pensons pour la simple et bonne raison que nous ne parlons pas la même langue que celle de notre pensée, qui est plutôt une langue morcelée.
Ce qui se passe d’anormal, c’est que la télévision remplace la pensée en laissant supposer que les images qu’elle propose sont autant de modèles pour agir (c'est votre thèse et j'y souscris). On pourrait de ce fait réaménager la parole cartésienne de cette façon : « Je regarde la télévision, donc je pense, et si je pense alors je suis prêt à agir ». Pourtant je suis très tracassé à l’idée que le public horriblement télévorace se plaise à saisir des images et des sons pour en faire respectivement des icônes et des maximes. Cette attention est justement ce qui détruit le vrai visage de la vigilance. La philosophie de l’esprit possède une expérience célèbre : dites à un troupeau de personnes de se focaliser sur le ballon lors d’une partie de football, elles ne verront pas le joueur déguisé en gorille faire des pitreries sur le terrain. La télévision est plus subtile bien que moins délicate : elle focalise l’attention alors même que les spectateurs croient qu’ils partagent un repas en famille en toute moralité.
Partant de là, l’Etat est libre de statuer ce qui l’arrange sur les alcools, au même titre que les violences homophobes restent tabous du simple fait qu’elles n’ont pas encore un droit de cité sur nos écrans de télévision. De sorte que montrer la gay pride, c’est accentuer l’homophobie en faisant penser que les homosexuels revendiquent une ontologie comme un seul homme, ce qui est loin d’être le cas. C’est aussi le tort des chiennes de garde qui ne font que laisser supposer que les femmes, outre la concavité de leur sexe, sont effectivement dépourvues d’une propriété que les hommes possèderaient (c’est-à-dire le phallus, et donc la phallocratie). Mais si je reviens au problème de l’homosexualité, je m’aperçois que les images de la gay pride ne sont qu’un remplissage informatif sans réelle volonté didactique, et que par conséquent la véritable violence homophobe devient presque tolérable si j’en juge seulement par les excités que la télévision me montre. Quant à l’alcool, les nombreuses émissions gastronomiques suffiront à préserver la sagesse d’un grand cru, suggérant de ce fait qu’un cadavre imbibé d’un Bordeaux est moins répréhensible qu’un cadavre imbibé de piquette, et ce dans le cadre d’un accident de la route mortel.
Ce faisant, la télévision hiérarchise les goûts et les qualités pendant que les souterrains ontologiques s’empuantissent du vrai mouvement de l’existence. La gay pride est une affaire sociale courante maintenant que l’homosexualité a quitté son rang de para-sexualité. Cependant elle n’est pas assimilée dans les interstices de la société, les fameux souterrains, chose vérifiable lorsque les familles moralisées par la télévision découvrent ou apprennent que l’un des leurs est homosexuel. D’ailleurs, d’un seul point de vue sémantique, la nouveauté d’un homosexuel dans la famille est contemporaine de la disparition du terme « pédé » car aucun parent ne tolèrerait la présence effective d’un pédé chez lui (ceci pose en périphérie la question du statut ontologique du pédé). Si vous dites « Mon enfant est homosexuel », vous avez des chances de correspondre aux discours télévisuels. Ceci ne signifie pas que vous êtes dans le vrai, ceci signifie exclusivement que vous êtes dans le vrai que vos voisins sont prêts à accepter. En outre, l’ontologie massive et sous-jacente est accoutumée du terme « pédé », ce qui fait que le néo-homosexuel ne sera jamais rien d’autre qu’un pédé dans les têtes qui s’imaginent indépendantes de ces glissements sémantiques et qui, par ce biais, se sentent suffisamment compétentes pour associer sans encombrement le contenu inexistant de leur esprit avec la surface de leur corps. C’est dire que le lexique de la télévision est fragile et que la plupart des citoyens ne savent même pas qui ils sont. En effet, s’ils savaient exactement la possibilité de leur esprit et les aptitudes de leur corps, nous n’aurions pas à déplorer ces reliefs sémantiques accidentés et disgracieux. Encore mieux, s’ils étaient vraiment les corps et les esprits qu’ils prétendent être, ils verraient en la télévision une obscénité permanente ainsi qu’une maladie que j’appelle le dualisme rationnel. On aura bien compris que le dualisme rationnel est le propre de ceux qui pensent unifier corps et âme et que, pour réaliser ce lien, ils utilisent une corde qu’on appelle la télévision.

Avec mes respects,

Konstantinos Deveureux.

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