mercredi 13 mai 2009

Que sait faire un cuistre ?


Cher Khalid Bouachiche,

Sur le grand sujet qu’est l’hypocrisie, j’ai des raisons de penser que cette épidémie insidieuse s’accroît dans le monde universitaire plus qu’elle n’est présente dans les mécanismes horlogers de l’administration mondiale. Je justifie ma souscription en référant directement à votre idée d’application de la justice sociale. Or je ne vois pas en quoi cette forme de justice est respectée quand les autorités de l’Université ne cessent de proférer la réalité de l’égalité des chances. Ce processus de répétition est suspect au même titre que le présumé coupable qui ne pourrait pas s’empêcher de parler de sa « conscience tranquille ». Il n’y a pas plus coupable qu’un innocent qui fait semblant d’avoir un alibi psychique. Considéré du point de vue de l’Université, cet alibi est d’ordre théorique, l’égalité des chances étant précisément la théorie qui décrit les façons de réussir dans l’enseignement supérieur.
Du point de vue de la pratique, il n’est pas défendu de prendre l’égalité des chances au pied de la lettre. Que les choses soient claires : il y a des jours avec et des jours sans. Nous n’avons pas des cerveaux-machines en tant que publics de l’Université. Parfois les succès se jouent comme le dénouement d’un match de tennis. La balle heurte le filet et il faut attendre quelques secondes interminables pour savoir de quel côté du filet elle va retomber. Cette pesanteur du hasard, Woody Allen la capte dans Match Point en filmant la vie d’un anti-héros qui contrôle ses décisions mais qui ignore leurs résultats. De la même manière, tout étudiant maîtrise un savoir mais il n’est pas dit que ce savoir soit maîtrisé au point d’en faire une science. C’est une première forme d’incompétence que le manque de recul vis-à-vis des savoirs enseignés. La plupart du temps, un étudiant désire transformer un savoir en discours infaillible, ce qui détruit l’enjeu a priori d’un savoir. Savoir n’est pas savoir. Savoir consiste à se ressouvenir de ce que l’on croyait savoir. En définitive, le savoir ne s’assimile pas, il se consomme au fur et à mesure qu’il se rappelle à nous, utilisé dans différentes situations. On peut par exemple savoir qu’une hirondelle a fait le printemps, toutefois on peut se demander laquelle en particulier.
Une autre morphologie de l’incompétence, à un niveau davantage éthéré que les misérables volontés estudiantines, touche la caste des savants, en l’occurrence ceux qui émettent le savoir. Nous avons jadis tenu des propos vénéneux envers les professeurs de vérité. Cependant, il est très compliqué de les identifier car ils se cachent derrière le prestige historique de certains établissements. On estime alors, par le simple truchement de la postérité intellectuelle d’un édifice universitaire, qu’un enseignant de l’Université de Karlsruhe en saura largement plus qu’un enseignant de l’Université de Mogadiscio. Cette dévalorisation des Universités, abominablement entretenue par le classement de Shanghai, rejoint ce que j’écrivais à propos de la botanique des peuples. Je tire de cette discrimination une conclusion sans appel : il est plus facile d’être incompétent en Europe qu’en Afrique. Pourquoi ? Parce que le mauvais professeur africain n’a même pas l’histoire de sa faculté pour le rattraper de sa médiocrité. Inversement, le cuistre d’un établissement germanique se protègera grâce aux grands portraits qui ornent les amphithéâtres. Il pourra dire n’importe quoi du moment que le regard condescendant de Goethe affligera les foules apprenantes. Du reste, en plein milieu de la nature hostile, faire semblant de savoir est pire qu’un mirage au désert. Là-bas, des étudiants mécontents sont des étudiants qui promettent le rétablissement du savoir par un numerus clausus découpé à la machette.
Adviennent alors les stratégies d’hypocrisie dont vous introduisiez le principe. Un cuistre parviendra au sommet d’une chaire si, et seulement si, il se donne l’opportunité de baliser les chemins qui y mènent. Le cuistre, de la sorte, agit en subissant son incompétence en sourdine. Son génie relatif se définit par une aptitude à passer pour plus sachant que le vrai savant, lequel est souvent assimilé à une incarnation de la jalousie et de l’envie en face de celui qui y est arrivé.
La politique française est inscrite sur ces registres d’hypocrisie depuis l’époque de ce vieux caniche qu’on appelait « général ». Par cette circulation de l’incompétence au sein des pouvoirs politiques, on a pu recenser des ministères de l’agriculture surpeuplés de technocrates. Très curieusement, vous pouvez aussi trouver dans d’autres ministères des gens qui vous diront que l’Université n’est pas professionnalisante alors même qu’ils n’y ont jamais mis les pieds. Ils trafiquent des arguments qui tombent en arguties. Mais ce qui les immunise en dernière instance, ce sont les cartographies qu’ils ont tracées et qui passent pour être des espaces respectés puisque relayés par toutes sortes de médias. Depuis l’avènement de la télévision, on croit que le pouvoir est fort dans la mesure où celui-ci apparaît de façon sérielle sur tous les postes de télévision. Mais ce n’est pas parce qu’on observe simultanément dix millions de fois le visage d’un hybride caniche-veau que la créature en question existe en dix millions d’exemplaires biologiques. Ce n’est qu’un homme qui s’exprime.
L’incompétence sait faire au moins une chose : gérer les mécanismes de visibilité. Il est moins ridicule de s’étouffer en mangeant un bretzel quand cela est envisagé à titre d’événement. La raillerie des critiques nourrit une fragilité relative du pouvoir alors que le même pouvoir se cache pour préserver son incompétence. Aussi, cette exaltation du pouvoir confirme le peu d’attente des peuples, ce qui donne le sentiment que sans la présence du pouvoir (montrant ou se cachant), le peuple serait désorienté, incapable de se construire une cartographie. Or tant que nous serons les plâtriers des mythologiques gouvernementales, nous ne pourrons que nous raconter des histoires sur notre probable capacité de désobéissance. Et la télévision a réussi ce coup de force qui consiste à condenser le monde, à centraliser le pouvoir, à jouer sur les images. Les programmes ne sont interrompus qu’à partir d’une catégorie d’événement qui ne possède pas réellement de définition propre (pourquoi le 11/09 et moins le 11/03 espagnol ? pourquoi la récurrence de la Shoah et moins le génocide rwandais ? - ce sont autant de questions qui introduisent un malaise axiologique). Dans cette perspective, je ne mise pas sur une actualité de la désobéissance civile. Il ne s’agit que d’un asservissement civique dont on soigne le peuple par des jeux. Donnez de la Coupe du Monde de foot et vous obtiendrez un peu de calme. Et vous verrez que si la désobéissance espérée en vient à se souvenir qu’un certain Henry David Thoreau y avait déjà pensé, des cuistres penseront à réduire le délai qui sépare deux événements sportifs importants. Du pain et des jeux, c’est tout ce qu’il faut pour être un bon cuistre. Un cerveau et des livres, c’est exiger de l’effort, ce même effort qui fabriquait les foules désobéissantes.

Bien cordialement à vous mon cher collègue,

K. Deveureux

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