jeudi 8 juillet 2010

Conversations (4) : musée IN, musée OUT.


K. Bouachiche : Il est temps de s’interroger sur le concept fort abstrait de l’art contemporain. Alors pourquoi avoir choisi cette thématique ? Je dirais que celle-ci est la plus encline aux préjugés; en effet chaque citoyen lambda a au moins mis une fois les pieds dans un temple de la culture plastique. Si on questionne à la sortie ces familles qui souhaitent ouvrir certains horizons à leurs enfants, les réactions sont souvent les mêmes. « Je n’ai pas compris grand-chose néanmoins il y avait de belles choses ». L’art se conçoit ainsi, il doit être pratique, esthétique et simple de compréhension. Jeff Koons veut, à travers son œuvre, rendre l’art accessible à tous. Mais cela ne galvaude-t-il pas l’essence même de l’art ? À savoir que transcrire le quotidien avec recul tout en étant enchaîné à ce quotidien serait cette essence. Je m’oppose fermement à la thèse de monsieur Jeff K. et j’affirme que la pratique plastique doit s’inscrire non pas dans une simplicité de l’œuvre mais dans un côté ludique de l’œuvre.


K. Deveureux : Si l’on suit l’esprit de progrès qui a dégénéré dans les techniques fascisantes depuis environ un siècle, on relève le désir plus ou moins universel d’atteindre à un consensus, à une efficacité dans tous les domaines. Je dois être aussi performant comme artiste que je suis supposé l’être comme politicien. Or cette idée du Beau hégémonique (ou de simplicité qui présuppose un acquiescement généralisé) ne date pas d’hier puisqu’elle est théoriquement ensevelie. L’époque moderne de Descartes a souffert d’un esprit géométrique où l’on a commencé à définir l’esthétique comme une pratique du trait clair et distinct, ce qui a considérablement alimenté la vague figurative en plus de « simplifier » à grands coups de serpe les sujets traités. Ne pouvaient être beaux, en définitive, que les sujets les plus visibles, les moins polémiques, et fatalement les plus inintéressants étant donné qu’ils n’apportaient pas de discussions. Je défends par conséquent l’art contemporain vis-à-vis de son affranchissement du figuratif d’une part, et d’autre part vis-à-vis de sa faculté à exprimer du dialogue là où l’on ne paraît voir en premier lieu que le monologue d’un artiste égocentrique. L’art contemporain, à mon humble avis, collabore avec le public en ce sens qu’il ne revendique aucun réquisit, aucune trajectoire idéologique, et certainement aucune manière de bien voir ce qu’il faudrait effectivement y voir.


K. Bouachiche : Il est donc primordial de prendre en considération l’immédiateté de l’œuvre. La lecture d’un travail plastique ne peut se faire sans un nivellement. L’approche d’une installation unique de l’artiste exposée dans un musée n’est que le premier pas dans la compréhension de celle-ci. Le second étant de replacer cette installation unique dans la démarche globale de l’artiste. Apprécier l’art c’est donc faire l’effort d’aller au-delà du visible et de toucher à l’intelligible. Les préjugés naissent donc de cette incapacité à franchir le premier seuil de la perception perceptible. Ceux qui croient que faire appel à un guide pour pouvoir justement approcher la réflexion de l’artiste se corrompent dans une facilité stérile. Il faut impérativement construire soi-même le discours d’une œuvre par des recherches personnelles et non préfabriquées. On peut jouir de l’art seulement après avoir franchi les différentes étapes. Ce franchissement est accompagné généralement d’un enrichissement et d’une évolution de sa propre pensée. L’art, comme la philosophie, ne peut pas être pris à la légère. Un minimum d’investissement est requis.


K. Deveureux : Ce que vous avancez sur les musées rejoint les idées prudemment diffusées par Nelson Goodman alors même qu’il s’exprimait devant un public de conservateurs d’art. Le musée fonctionne comme archivage, or les œuvres contemporaines sont inaliénables, précisément parce qu’elles induisent des porosités à l’intérieur du sujet traité. D’où le caractère itinérant des expositions contemporaines, incomparables aux collections perpétuelles que les grands musées brandissent comme arguments de visite. Préjuger de l’art contemporain reviendrait presque à une volonté de boucher ces porosités, toutes ces ouvertures qui contrarient la notion de frontière, de genre et de codification. Je serais alors plus favorable à une exposition non institutionnelle de l’art contemporain. Le musée, par l’étagement de ses bâtiments et la rectitude de ses couloirs, induit une classification des œuvres indirecte qui donne l’impression au public d’apercevoir d’abord le moins pertinent et de finir ensuite par le plus évidemment qualitatif. Dans cette perspective, je serais pour un réaménagement des musées où l’on multiplierait les entrées et les sorties et où le public tirerait au sort sa porte d’entrée parmi tant d’autres. À l’évidence, ceci ne peut être accompli qu’avec le concours des ingénieurs en architecture, lesquels doivent posséder une solide fibre artistique s’ils ont à charge de réfléchir à l’organisation spatiale d’un musée d’art contemporain. Or je ne connais pas spécifiquement de musée moderne qui sache reformuler sans cesse son espace, sinon Beaubourg, quoique ce dernier le fasse pour des raisons ostensibles avant que de le faire pour des raisons d’essence des œuvres d’art. Généralement parlant, donc, je suis pour une collaboration à entrées multiples, où l’artiste est indifférencié du public, de l’architecte, du conservateur etc. En cela je soutiens les thèses de R.G. Collingwood qui s’est montré prémonitoire à une époque où l’on a commencé à comprendre l’art contemporain comme une diffusion d’élite.


K. Bouachiche : Vous dévoilez là, cher collègue, l’essence même du problème de l’art contemporain, à savoir une triangulaire où chaque élément a du mal à correspondre avec les deux autres. Cette cohabitation entre l’artiste, le musée et le critique (sous-entendu l’artiste, l’architecte et le public) reste une énigme qui a tendance à nuire à l’art contemporain. L’artiste est dans une démarche d’expression indicible, il ne peut donc pas formuler clairement ses idées; il doit passer par une forme différente, originale et visuelle. Le musée tente de prolonger la diffusion de cette expression sans nécessairement la comprendre, d’où ce schisme ambiant. Quant au critique, il est dans la forme la plus tangible de l’expression; il cherche à rendre l’œuvre licite. Prenons la vidéo de Runa Islam intitulée “Be the first to see what you see as you see it”, celle-ci exprime parfaitement cette quête de la correspondance entre chacun des trois sommets du triangle. Je conseille à nos lecteurs de se pencher sur cette vidéo. Il serait ainsi trop facile pour ma part de vous la transcrire. Il faut faire l’expérience de l’œuvre. Comprendre un travail plastique, c’est faire la lecture des émotions que celle-ci nous procure sans attacher d’importance aux discours du musée et du critique. Il faut se plonger dans la peau, dans le corps, dans la tête de l’artiste, pour espérer une jouissance de l’art.


K. Deveureux : Cet aspect pragmatique, un peu hérité, c’est vrai, de John Dewey mais plus récemment de Richard Shusterman, annonce une réhabilitation de la prosopopée non plus comme figure de style mais comme exercice ludique. L’élitisme de l’art contemporain est dû, en partie, à ce que le public ne parvient que très rarement à faire émerger de sa personne autre chose qu’un air déconcerté. Comme il n’y a rien à voir, on part du principe qu’il n’y a en effet rien de visible, rien de perceptible, rien qui ne soit porté à investigation. La vidéo d’art transmet déjà une invitation à coloriser, à instaurer du dialogue à l’endroit des images qui se succèdent, du moins à réinventer quelques couleurs et à modifier quelques sonorités. Le travail d’Islam, que vous citez, conduit le public à repeupler tout ce dépeuplement esthétique. Ce personnage qui évolue entre les porcelaines et qui finit par les détruire, ce n’est autre que le public auquel on dit : « Vous avez une vidéo, faites-en ce que vous voulez, mais surtout dites ce qui vous passe par la tête sans risquer de passer pour primesautier ». La vidéo, en tant qu’elle ne dit rien et qu’elle ne montre quasiment rien, constitue probablement un élan de figuration qui ne nie pas le figuratif mais qui se pose comme un à-côté de celui-ci : Islam, à travers son travail vidéo, exige du public qu’il remette en scène le visible et que, simultanément, il se remette lui-même en scène comme visiteur actif.


K. Bouachiche : La place du spectateur n’est pas à négliger, c’est sûr. Le travail réel de l’œuvre, c’est sa capacité à s’extraire complètement de la vie de l’artiste. Le spectateur, par l’expérience de l’œuvre, la rend ainsi indépendante. Il est intéressant de se focaliser sur ces deux axes majeurs de pratique plastique, la vidéo et la performance, qui remettent au centre de leurs préoccupations la réaction du public. L’art contemporain se doit d’être vivant et ne plus se fixer dans un environnement commun et académique tel que vous le recommandiez précédemment. Un artiste comme Marcel Duchamp a voulu s’arracher de la condition institutionnelle de l’art en proposant au public de s’approprier son œuvre, néanmoins le système institutionnel a été plus fort puisque, aujourd’hui, les œuvres de ce visionnaire se vendent à des prix exorbitants. L’art contemporain est donc une lutte, je dirais même une lutte des classes. L’artiste préfère que son travail soit rendu au public, tel un chanteur donnant un concert, plutôt que d’être repris par une institution académique. Cependant nulle œuvre ne peut se prétendre art sans cadre institutionnel. Voilà tout le paradoxe.


K. Deveureux : Je me souviens, en parlant de Duchamp, de toute notre réflexion sur la condition de l’homme moderne aux toilettes. Nous parlions alors d’intimité, aussi je reprends cette idée des sanitaires en la restituant dans ce débat sur l’art contemporain. Il ne fait pas grand doute que Duchamp aurait apprécié qu’on se soulage sur ses propres œuvres afin de les rapatrier dans leur espace d’origine, en l’occurrence là où elles n’étaient que des objets semblables rendus subrepticement dissemblables par le monde de l’art. Mais pour pouvoir transgresser l’optique des musées et toute la discipline de visite inhérente à ces lieux, il faut posséder quelque chose de supérieur à la faculté de juger. Plus un système est fort, plus les individus intériorisent, et cette notion de système disciplinaire à l’intérieur même du monde de l’art produit une triangulaire trop équilatérale. On aimerait de ce fait que la triangulaire rejoigne la notion de ballotage politique. En somme, on aimerait que les œuvres exposées soient en mesure de quitter leur statut iconique, et que la vue d’une cuvette fasse signe plutôt qu’elle ne détourne le spectateur qui subirait une envie incommensurable.


K. Bouachiche : J’adhère à vos propos et confirme par l’état des toilettes des musées, propres et dépourvues de tout graffiti et expression corporelle, que le système institutionnel en place a définitivement gagné sur l’expression des artistes, et de surcroît sur celle du public. Je prolongerai votre idée concernant l’œuvre icône en proposant une solution définitive : l’art ne doit pas être conservé, il doit être brûlé dès lors qu’il a atteint un maximum de spectateurs. Nous devons nous débarrasser de la forme physique de l’art et n’en garder que l’esprit et l’idée. Je considère davantage comme artiste un individu qui marque au stylo bille « Momo est une tapette » sur la porte des toilettes du musée qu’un Simon Starling qui ne propose aux spectateurs qu’une récupération d’abat-jours née d’un design des années 1960-1970. Je déplore que l’art québécois fasse l’inventaire d’une récupération d’idées. Il aurait été préférable d’éliminer l’œuvre et de n’en conserver que la trace. La performance est pour moi la seule solution viable pour une évolution éthique de l’art. Une expression, un moment, une seconde, une œuvre, rien de plus, rien de moins.

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