lundi 5 juillet 2010

Conversations (3) : les dépendances d'Ariane Fornia.


K. Deveureux : Je n’ignore pas que la littérature moderne se cherche un porte-drapeau voire une figure de proue. On a l’habitude de se faire traiter de conservateur dès lors qu’on se réfère à des auteurs classiques, mais je me demande si la comparaison entre ancienne époque et nouvelles tendances tient lieu de faire discussion. Ceci dit, ce n’est pas de cela dont j’ai envie de parler, c’est plutôt de quelque chose de complètement tragique. La littérature ne se rend pas service quand elle fait la promotion d’auteurs arrivistes, héritiers. J’ai récemment découvert, par l’inadvertance d’une correction de copie, l’existence somme toute pathétique de mademoiselle Ariane Fornia, de son vrai nom Alexandra Besson. Elle propose une littérature du « Je » adolescent, assez médiocre, et qui de surcroît tourne autour de sa personne. L’intérêt de cette classe de livres réside dans la désespérance de ceux qui les lisent, j’entends par là les pauvres gens qui acceptent de supporter les monologues d’une petite gauchiste au parcours de brebis.

K. Bouachiche : Je ne prétends pas connaître le parcours si « difficile » de cette Ariane F. ou Alexandra B., néanmoins une chose m’apparaît discutable. Il est navrant de constater qu’il existe une littérature d’héritage ou de filiation. Comme vous le savez, je préconise depuis des années le principe de rupture familiale; or ce que je note chez cette pseudo-écrivaine, c’est un discours prémâché et digéré depuis trois générations. Il ne faut pas s’étonner que la culture française se sclérose lorsque celle-ci est menée par des élites douteuses dont l’incapacité à sortir de son rang est plus que grandissante. Il est aisé chez ces gens de colporter quelques préjugés que leur milieu ressasse sans arrêt.

K. Deveureux : Si je me comportais comme cette Ariane sans mythologie, je crierais sur tous les toits que j’ai été rompu à la philosophie dès mon plus jeune âge. Pourtant s’il est un philosophe dont j’apprécie les méthodes, c’est David Hume et ses façons d’enquêter en profondeur, de prendre un objet et d’en investir les indices jusqu’à en formuler des dossiers pour le tribunal de la raison sceptique. Ainsi j’ai pu relever dans les traces de mademoiselle Fornia certains relents qui me gênent. Il y a un refoulement manifeste, pour ne pas dire un paradoxe gigantesque. Le sujet de ses livres se met dans des positions révolutionnaires, tout comme ses exagérations concernant le déroulement de sa vie, ce qu’elle raconte dans un journal virtuel d’après le résumé dédaigneux que m’en a fait ma secrétaire. Entendez par là que c’est le genre de personne à penser qu’il y a originalité quand on se croit assiégé par des inspirations – comme si, dans le fond, penser à écrire était déjà unique. Il y a, pour ces gens, une révolution dès lors qu’on traverse la route pendant le feu rouge des piétons. C’est la raison pour laquelle je ne comprends pas où veut en venir la littérature de cette personne, sinon à cette quête adolescente typique de la visibilité, de la popularité, et c’est indifférent à mes yeux que d’être populaire en se couchant tard ou que de l’être en publiant des mièvreries parce que l’éditeur est politiquement intéressé.

K. Bouachiche : Je vais m’attarder non pas sur sa bibliographie, ce que vous faites très bien cher collègue, mais davantage sur son parcours universitaire et familial. Intégrer une école telle que l’ENS est déjà en soi un aveu de stérilité littéraire. Je le maintiens haut et fort, le travail réalisé dans ces écoles de la Nation n’est que du recyclage de pensée. Il s’agit bien là d’un mouvement perpétuel autogéré qui ne conduit qu’à la production d’une jeunesse dorée et assistée. S’il existe une France de l’assistanat, elle se trouve bien ici. Comment peut-on prétendre connaître la vie lorsque tout son environnement se résume seulement à quelques personnes bien-pensantes ? J’attends donc que mademoiselle Alexandra B. me fasse la démonstration de mes torts, puis qu’elle se réveille enfin de cette torpeur familiale, culturelle et universitaire.

K. Deveureux : Vous saisissez en quoi il m’a été providentiel de suspendre mes relations avec l’ENS en général, et celle de Paris en particulier. Les recrutements se sont considérablement affaiblis depuis les dix dernières années. On fabrique des oies grasses en classe préparatoire, et on revendique un foie gras d’origine contrôlée dans les années subséquentes, c'est-à-dire dans les années d’affinage de l’ENS. Je préfère les faiblesses et même l’authenticité du foie gras de Budapest, ce qui n’est qu’un exemple. Il est évidemment délétère de croire qu’une littérature est en gestation dans des milieux où l’ensemencement est réalisé in vitro. Il résulte de ces schématisations une psychologie de l’oie, et il est malheureux de penser que les oies d’aujourd’hui sauveront Paris comme celles d’hier ont sauvé Rome. Je n’entends que des paroles surfaites, des thèses abominables, ce qui est dommageable pour la littérature de notre siècle. Il faut absolument censurer, et même brûler, les livres de cette génération qui ne sait pas quoi faire de sa vie. Regardez encore l’exemple de Rama Yade, mariée à un historien de cagibi doré, qui thématise sur l’humanitaire en prenant appui sur le terrain fertile de l’intelligentsia parisienne.

K. Bouachiche : On remarque une nouvelle sociologie de nos élites en perte de repères face à une économie acharnée et indépendante qui dicte maintenant ses propres règles. Difficile pour nos classes politiques et culturelles de se frayer un chemin dans les organes de pouvoir qui se sont à présent déplacés. Telles des mouches accrochées à un piège, elles se débattent et tentent de décoller leurs ailes de ce magma économique. La publication reste donc une solution efficace permettant tout de même de garder une certaine visibilité politique et culturelle. Il faut en finir avec cette mélasse puante, putrescible, qui ne cesse de prendre la place aux véritables artistes qui, eux, se trouvent dans la réalité quotidienne.

K. Deveureux : J’aime cette image des mouches qui me rappelle l’empuantissement que décrit Sartre au moment où Oreste revient dans la Cité où sa mère s’est comportée comme une misérable chose. Il est détestable que les déchets de cette catégorie de personnes ne soient pas recyclables, eux qui pourtant se reposent sur des stratégies entièrement recyclées et rabâchées. C’est dire qu’ils n’ont même pas la faculté de renouveler ce qui ne se renouvelle pas depuis des siècles. Mon travail, je l’ai déjà dit, est de l’ordre de l’éboueur. Je ramasse les poubelles de l’Université, je juge que des étudiants sont défaillants, et je ne donne aucune chance de rattrapage à ceux qui ont la propension de me présenter toujours les mêmes pensées enrobées des mêmes sacs poubelles. Quitte à déterrer le compost, à remuer le fumier, autant le faire sous des aspects novateurs. Il est particulièrement horripilant, lorsque je donne un partiel de philosophie traitant de la question du droit et de la force, de récupérer une majorité de copies qui me parlent de la dialectique du maître et de l’esclave. Ce qu’on apprend à ces élites, c’est à répondre aux questions, certes, mais c’est à y répondre par association automatique d’idées. De la sorte les problèmes ne semblent jamais évoluer, et je suis chaque fois curieux d’entendre que l’élitisme aborde des problèmes sociaux en faisant l’usage de références dépassées, ou disons de références piochées dans des sociétés mortes. On ne résoudra pas la question de l’immigration en formulant des réponses programmées. Tout comme on ne se sortira pas de cette fabrication des élites en maintenant le système répressif et castrateur de la dissertation soi-disant littéraire, qui n’est que confédération de lieux communs.

K. Bouachiche : Cher collègue, vous expliquez parfaitement ce à quoi le Vieux Continent ne peut se défaire. En effet, plus un pays compte un passé riche, plus il est difficile de s’en arracher et de prolonger de façon novatrice sa pensée. Lorsque nous sommes trop vieux, notre vision se raccourcit et nous ne sommes plus capables de reconnaître dans des zones qui ne nous sont pas familières des êtres à la destinée prometteuse. Il est rassurant, donc, pour un pays comme la France, de compter sur ce rouage immuable qu’est l’Éducation Nationale. Au fil des siècles, des sillons éducatifs se sont creusés profondément; il est donc maintenant compliqué de dévier l’eau ruisselante de ces sillons lors de gros orages. Il existe donc bien un fossé d’ordre social ancré dans une géographie primitive, à savoir Paris et sa Province, qui tend à s’agrandir et à noyer toute initiative non complaisante.

K. Deveureux : C’est là le cœur du problème au-delà de toutes les images que nous avons employées depuis le début de cet entretien. On dirait que vous encouragez en sous-main la possibilité d’un sabotage latent. Mince est l’écart où le principe de puissance se met en acte de puissance. J’aime la délinquance car elle n’est pas unidimensionnelle contrairement à ce que les médias produisent de commentaires. La délinquance progresse graduellement vers les centres-villes, d’où la psychose de la surveillance suscitée par la vidéo. Ce qui me paraîtrait honorable, c’est un déplacement de la délinquance qui réussirait à devancer le déplacement de l’économie que n’arrivent pas à maîtriser les élites en place. Ce que je veux signifier par ce déplacement, c’est une modification des cibles, en l’occurrence une attaque massive des Universités par tous les méprisés de la banlieue. Il serait sociologiquement et philosophiquement intéressant de voir des hordes ensauvagées pénétrer dans les lieux communs du savoir afin de le bousculer. Le savoir universitaire manque cruellement de mouvement en ce sens qu’il se repose. Appelons alors au viol des Universités ne serait-ce que parce que l’Université est de moins en moins excitante.

K. Bouachiche : Cet envahissement que vous proposez me paraît plus que judicieux, néanmoins j’émets une réserve. Il faut s’interroger à l’inverse sur la géographie des infrastructures. Effectivement un jeune de banlieue ne pourra jamais avoir cette idée de cambriolage puisque dans son inconscient l’Université n’existe pas. Alors pourquoi le concept d’Université n’est pas présent à l’esprit d’un jeune ayant moins d’opportunités ? Tout simplement parce que son environnement habitable est enclavé et que celui-ci reste très éloigné des lieux de culture. Et même si cet enfant en apprentissage exprime le souhait d’aller plus loin que sa culture urbaine propre, les bus sont si peu fréquents à destination des centres-villes que le découragement se fait vite sentir. Mon ordonnance serait donc, à l’instar de L’AFEV, que chaque étudiant dont l’Université se pose comme un passage réflexe parraine un jeune ayant moins d’opportunités. Toutefois la posture de ce don de « savoir » doit s’efforcer d’être fondée sur l’échange et le partage, loin des rapports colonialistes. Il faut favoriser la mixité, ce qui provoquera fatalement un renouveau dans le mode de pensée.

K. Deveureux : Ce ne peut être qu’une idée porteuse que celle du métissage épistémologique, cette idée où la connaissance est continuellement testée. Les Grandes Écoles ont ce défaut de se cloisonner sur elles-mêmes, et les Universités ont ce défaut de croire que les Grandes Écoles leur sont supérieures, et donc les Universités ont une tendance à se cloisonner dans cette intuition de l’excellence qui se protège de toute intégration surprise. Par la suite, il est nécessaire de se libérer de l’idée périmée des Lumières où le maître est le seul enseignant. L’apprentissage des connaissances est selon moi un bateau en pleine tempête où le professeur doit être conscient d’une mutinerie possible, voire d’une vague naturelle qui l’emportera au fond du tourbillon. En outre, si le professeur est plus qu’un capitaine ou qu’une âme dans un corps, il se donnera des chances d’être sauvé par ses étudiants si le bateau venait à couler. Un film comme Entre les Murs nous démontre à quel point la haine du professeur est fausse. Ce que les élèves haïssent, ce n’est pas leur maître, c’est le navire dans lequel on les fait embarquer, et l’impuissance de ce maître qui ne comprend pas lui-même comment on atteint un objectif qui n’est que rarement discuté par ceux qui confectionnent les programmes scolaires – la géographie de Paris et de sa Province donne l’impression que ce sont deux mondes hétérogènes, incommunicables entre eux, et donc c’est souvent la fin du monde que de songer à quitter la Province. Par conséquent, lorsque le navire coule, ce sont les professeurs et les élèves qui meurent, et il ne reste à la fin que le goéland qui ramasse les morceaux de cadavres. Ceci étant, je ne crois pas qu’un goéland fera le printemps, tout comme je ne pense vraiment pas que la littérature de mademoiselle Fornia-Besson soit représentative de ce qu’elle imagine constituer les enjeux des gens de son âge. Ses enjeux à elle sont inévitablement dispensés du navire dont on parlait dans la mesure où elle n’a pas besoin d’embarquer pour arriver à destination.

3 commentaires:

Ariane F a dit…

Cher M. Bouachiche, cher M. Devereux,

Je suis toujours surprise et, je dois le dire, assez fascinée, de trouver chez les parangons de l'affranchissement l'incapacité d'une lecture autre que déterministe. Vous, les valeureux esprits libres, vous ne savez donc lire que d'après la biographie et le milieu ? Votre refus d'utiliser le nom que l'auteur se choisit pour revenir à celui de son état civil est, pardon, assez symptomatique et méprisable : comment puis-je lutter contre des espèces de naturalistes acharnés qui dénient à l'écrivain le droit de dénouer les liens de sang, de classe, de caste, pour se muer en Je littéraire ? Permettez-moi donc d'appliquer à votre cas votre méthode hautement douteuse : méfiez-vous de vos diatribes contre l'ENS, elles puent le ressentiment, la rancœur de ceux qui ne peuvent publier ailleurs que sur un blog à l'audience confidentielle... Si vous me disqualifiez pour des raisons biographiques, j'en ferai de même et refuserai d'écouter la voix aigre et envieuse de ceux que le système universitaire condamne par son rejet à guerroyer fièrement pour les yeux de deux visiteurs par mois. Vous voyez, l'application de vos propres thèses à vous-mêmes n'est pas glorieuse - êtes-vous toujours sûr, alors, qu'on ne pense qu'avec son pedigree et son bulletin de salaire ?
Je suis bonne joueuse, je vous accorde le bénéfice du doute.

(Permettez-moi aussi de sourire : tout à votre détestation de l'ENS, vous citez Sartre... le normalien le plus parfait, le plus accompli qui fut !)

Bien sûr, je n'ai publié jusqu'ici que des oeuvres de jeunesse, des gammes, et elles ont mille défauts, je le sais bien, je les vois mieux que personne. Ce que j'écris maintenant, le roman auquel je travaille depuis trois ans, n'a plus rien à voir avec elles ; mais je récuserai toujours une attaque qui prétend se fonder sur autre chose que l'oeuvre.

Cher M. Devereux, cher M. Bouachiche, à vous, je n'estime pas avoir quoi que ce soit à prouver.

Sans salutations,
Ariane

Messieurs Bouachiche / Deveureux. a dit…

Mademoiselle,

Conformément aux directives que les auteurs m’ont laissées, votre commentaire a été publié. Toutefois messieurs Bouachiche et Deveureux étant absents en ce moment, ils ne vous répondront qu’ultérieurement dans les délais les meilleurs – ils ont malgré tout accusé réception de votre courrier. Nous vous remercions de l’attention que vous avez portée à notre entreprise et espérons que vous en avez retiré plusieurs agréments.

Bien cordialement à vous,

Kigame Bouttawa
Secrétaire particulière du site, chargée de communication

Messieurs Bouachiche / Deveureux. a dit…

Chère mademoiselle,

Il est stupéfiant de constater à quel point vos arguments reposent sur une colère primesautière, de la même façon que nous avons été à demi-surpris d’apprendre que vous aviez organisé votre propre dépistage virtuel afin de vérifier scrupuleusement les pratiques discursives qui gravitent autour de votre égo. En cela, il n’est pas très pertinent d’avoir jugé péjorativement ce pauvre espace « public », mouvement d’humeur qui souligne ô combien vous feignez le dépassement alors qu’en réalité vous auriez même été piquée par d’encore plus vernaculaires intentions que les nôtres, quoique nous ne reniions pas la fréquentation des écoles dites normales et réputées supérieures. En outre, votre comportement si prévisible nous a été d’un providentiel secours car nous devons vous avouer que nous ne faisions qu’espérer augmenter la raison de nos rares lecteurs, au même titre que nous cherchions à accroître nos effectifs, et ce en vous choisissant comme porte-drapeau de cette réflexion critique sur un système de distribution des bons points trop transitif à notre goût. Dans cette perspective élargie, c’est moins votre personne qui nous intéressait qu’une exemplification dépouillée des nécroses du système d’héritage, auquel nous avons appartenu mais duquel nous pensons nous être libérés avec une maestria moins tapageuse et certainement plus scientifique que ce que vous prétendez être de la littérature, voire un échec puisque, d’après ce que nous retirons de votre courrier, l’idée du succès serait proportionnelle à la quantité de public discipliné acquis à votre cause. Aussi, il semble n’être que très approximatif de penser que nous sommes condamnés aux démarches des sous-fifres, et une lecture plus attentive de nos propos vous aurait orientée dans une meilleure direction, c'est-à-dire vers d’autres horizons que ce qui s’est spécifiquement dit de vous. Malheureusement, nous avons bien compris que votre dédain de l’adolescence typique n’est que la preuve que vous y entrez à peine, car il faut être bien peu sûr de soi pour guetter les commentaires artificiels qui censurent ou qui exaltent vos piétinements artistiques ou, disons, vos trébuchements maladroitement rattrapés. En prolongement de cette ordonnance qui, nous le souhaitons, vous sera profitable, nous ne pouvons que vous conseiller de minorer vos épiages maladifs, sans quoi vous risquez un irrémédiable cancer des émotions. Il serait pédant de vous indiquer une bibliographie de la réception des œuvres en esthétique, en quoi nous ne pouvons que vous recommander à nos anciens collègues de l’ENS, notamment ce bon Sartre qui s’est prononcé sur le sujet malgré quelques revendications politiques sous-jacentes et une sortie du système pas si unidimensionnelle que vous l’avancez, tout comme il ne nous est pas permis de douter que votre tempérament heuristique saura provisoirement de défaire de son Moi pour réellement entamer ce travail si difficile qui consiste à être un artiste en sachant exactement se vacciner de la critique.

Respectueusement,

KB, KD.