vendredi 2 juillet 2010

Conversations (1) : identité fugitive et niqab.


K. Deveureux : J’ai été très impressionné lors de mes derniers déplacements entre le Nouveau Continent et le Vieux par les similitudes ou plutôt par la ressemblance des revendications des communautés musulmanes. On construit, je crois, une grande mosquée à Marseille et, dans le même temps, j’ai repéré une cellule arabe relativement développée dans certaines agglomérations du Canada, et plus particulièrement Montréal. Je suppose que les approches relatives à la laïcité sont très élastiques puisque le Canada ne me paraît pas recourir à des méthodes médiatiques discutables, je veux dire des stratégies de dissolution du réel.

K. Bouachiche : J’adhère à vos propos. Il va sans dire que l’apparition du niqab en communauté marseillaise n’est que l’instrumentalisation politique faite par des médias corrompus par le gouvernement en place. Je note que pendant ce séjour à Montréal l’intégrisme n’est que très peu apparent. Je dirais même que ce sujet est un peu désuet par ici. Mais c’est encore plus intéressant de se pencher sur les coutumes nord-africaines qui tendent à disparaître avec la libération des mœurs.

K. Deveureux : On assiste à une inversion des contenus de pensée. La mondialisation est à la fois progressive et régressive. Les pays d’Afrique du Nord sont sujets à une européanisation que désireraient les Européens si on leur donnait accès à une politique capable de mettre ce projet d’une grande Europe en place. Mais le problème de l’Europe, c’est qu’elle ne résout les difficultés qu’à travers un prisme littéraire stérile quand il s’agit de vraiment se demander ce qui entrave la bonne marche d’un projet politique fort. Ainsi l’Afrique du Nord progresse dans la mondialisation en se bâtissant une identité contemporaine tandis que l’Europe se fragmente en cellules d’oppositions mal identifiées, ce qui crée de la confusion et un certain décalage avec ce que devraient être les préoccupations. Le niqab, pour preuve, est moins l’organe d’un usage religieux que celui de petites Européennes sans repères qui croient que se voiler va leur apporter l’épaisseur d’une identité manquante.

K. Bouachiche : Il s’agit bien là du principe des vases communicants. L’Afrique du Nord est plongée dans une attente coloniale, ainsi elle est plus encline à accepter certains changements de la mondialisation. Alors que l’Europe, ayant déjà atteint une dissolution économique provoquant la perte de repères de ses concitoyens, ceux-là ne trouvent qu’un réconfort dans la pratique d’une religion intégriste.

K. Deveureux : Ce schéma de prises et de déprises culturelles est à mon sens un avertissement pour les pays jeunes comme le Canada. Tant que l’intégration sera minorée par des intérêts toujours en contact avec la conscience du monde actuel, alors le Nouveau Monde sera protégé du repli sur soi, ce repli où les individus ne voient plus d’autre solution que celle d’acheter une identité plutôt que de s’en forger une. Le niqab, hors structure intégriste galvaudée, n’est que l’effacement d’une individualité qui introduit un processus que j’appellerais substitution ontologique. On abandonne son être en le réduisant à néant et on accouche d’un autre être sans que les circuits administratifs ne viennent en condenser les principes. Pour que l’espace public soit viable à travers un « nous » concret, il est nécessaire que l’État soit libéral au sens plein du terme.

K. Bouachiche : Ce qui me semble intéressant après avoir longtemps interrogé quelques femmes à la pratique religieuse extrémiste, c’est leur conception d’une forme de libération sexuelle et culturelle dans le port d’une tenue intégrale. Il est donc nécessaire de s’interroger sur cette conception : comment peut-on prétendre s’émanciper en annihilant son identité corporelle propre ? Bien sûr je n’ai pas la réponse, néanmoins j’émets l’hypothèse d’une réaction allergique à une société du « tout intime » qui révèle une véritable désillusion de soi.

K. Deveureux : Il y a quelque chose de dérangeant dans ce type de « clonage » vestimentaire qui finit par déboucher sur une intégralité ou, disons, sur une intégrité de surface. J’ai pu remarquer à Montréal des spécificités modales qui s’apparentent exactement à l’adoption de cette tenue intégrale dont vous parliez. Si les périphéries des grandes villes nous font rencontrer des gens hétéroclites, des clochards, des zonards, tout ceci s’étrangle une fois qu’on se rapproche du centre nerveux des choses. Les femmes se ressemblent toutes dans les centres-villes, et Montréal est dans son cadastre central le lieu d’une représentation permanente où l’identité n’existe que sous sa forme non ontologique, à savoir sous la forme phénoménologique du vêtement qui recouvre le corps de sorte à ce que celui-ci soit proto-formé, formaté, encastré, en totale connivence avec le déferlement des autres, ces acteurs qui retrouvent les coulisses de la vérité ontologique une fois les stations de métro moins fréquentées rejointes. À Berri-Uqàm je me dois d’être en représentation, à Crémazie je peux rentrer chez moi en vomissant dans l’escalier automatique. Et je crois que les femmes voilées, elles, sont constantes vis-à-vis de leur démarche publique.

K. Bouachiche : Ainsi, si je suis votre intuition, une « pétasse » à demi-nue attendant ses copines pour une soirée de débauche est dans la même approche identitaire qu’une femme voilée. Un autre critère entre en jeu, celui de la famille. Comme la famille est le seul lieu d’expression de la pleine identité, il est normal de revêtir un costume lors de son arrachement. Tout individu doit manifester un moment clé de son existence : la rupture familiale, la défamiliarisation. Cette défamiliarisation peut prendre la forme d’un accouchement douloureux où l’on cherche à recréer de façon plus solide les coutumes familières auxquelles nous avons été habitués. Par conséquent ces coutumes peuvent se révéler plus profondes, plus dangereuses, et finalement plus intégristes.

K. Deveureux : Entre le voilement et le dévoilement à outrance, ce n’est qu’une analogie, les deux faces d’une même pièce diabolique. La famille constitue une initiation à la première morale, et bien souvent cette première morale n’a rien des aspects éthiques qui reposent sur de véritables réflexions. Toute la difficulté réside dans l’appréhension de ce recouvrement moral qui ne doit pas non plus se manifester comme un déséquilibre inexplicable entre la morale familière et la morale en construction. Une famille catholique qui verrait sa progéniture entrer en niqab, ce n’est pas la famille qui me semblerait dans le faux mais la progéniture que je penserais en déroute, faute d’avoir su emprunter un chemin réflexif, ayant préféré un basculement violent hermétique à tout esprit dialogique. Quand j’emploie le terme d’une morale qui se construit, je réfère évidemment à un processus qui dure et qui suppose des plans, des fondations, des idées parfaitement assimilées.

K. Bouachiche : Encore une fois je ne peux qu’être d’accord avec ce que vous dites. À mon sens, je rejoindrais les propos de monsieur Nicolas S., le véritable problème vient des événements de 1968 qui ont déconstruit ce quadrillage moral, permettant ainsi des ouvertures non contrôlées pour une jeunesse en manque de repères. Difficile donc, dans ces conditions, de donner à notre progéniture un cadre légal qui empêcherait toute intrusion religieuse.

K. Deveureux : Je vois dans le religieux une posture métaphysique qui assouvit la crainte des apories du réel. Plus un discours se fait religieux à un âge où les préoccupations corporelles ne peuvent pas se nier, plus je sens dans cet emploi mystique de la religion (que ce soit par le niqab ou la lecture irraisonnée de la Bible) une manière judicieuse mais incomplète de faire retomber des pressions qui ne sont pas comprises. Si je vais mourir entouré de ma famille, je vais faire en sorte de tenir un discours circonstancié sur la survie de mon âme. Si je vais mourir familialement en sortant voilé ou en entrant en religion, j’aurai accompli quelque chose de pertinent si je suis en mesure de me questionner et de répondre aux autres questions. En revanche, si je ne suis pas en mesure de verbaliser ce passage aussi violent que l’instant de la mort, j’ai échoué et je suis tombé dans une métaphysique qui n’est pas différente des psychotropes qui donnent une sensation d’exaltation tout à fait éphémère. Pour que le niqab devienne un sujet de conversation tenable, il serait bienvenu de le déclasser des registres métaphysiques de la religion et d'en faire un sujet sans complément déformant.

Aucun commentaire: