mardi 20 juillet 2010

Conversations (6) : mademoiselle Montréal chante le blues.


K. Bouachiche : Notre visite à Montréal se termine et la mélancolie me prend le cœur. Une ville charmante qui nous séduit rapidement et qui nous laisse imaginer plein d’histoires folles et extravagantes. Cependant une chose m’accable. La promotion d’une certaine forme de culture de masse m’exaspère au plus haut point. Un système diabolique reste bien implanté sur les terres nord-américaines. Ce processus se définit par l’alliage de deux cultures : la culture du cinéma d’action et la culture de la nourriture prédigérée. À Montréal, un film comme celui Christopher N. n’a de fonction que de maintenir la population dans un marasme culturel afin de vendre une alimentation dénuée de tout sens gustatif. Il est donc normal de retrouver en centre-ville, sur Sainte-Catherine par exemple, une armada de filles-minishorts et de garçons-tongs qui se définissent eux-mêmes comme produits de consommation. Durant mon séjour ici, je n’ai trouvé aucun lieu qui permet la curiosité, la découverte du cultures différentes, d’identité propre, bref d’échanges, à part peut-être ce petit restaurant antillais dont je tairai le nom pour la simple et bonne raison qu’un lieu pareil se doit d’être trouvé. En somme je suis heureux de retourner dans une ville métissée, haute en couleurs, où la curiosité n’a de cesse de se renouveler à chaque instant.


K. Deveureux : Mon premier souvenir attaché à Montréal repose sur l’expérience du deuil puisque j’y suis venu l’an dernier pour accompagner dans la mort un ami professeur. J’y suis revenu sporadiquement pour résoudre des affaires, m’occuper des biens culturels et matériels de ce monsieur, et j’ai fini par m’en accommoder, tant et si bien que j’ai loué un appartement dans un arrondissement peu fréquenté, me laissant alors la libre initiative de revenir quand bon me semblait. Votre venue, ou votre survenue, a été l’occasion de réfléchir à un certain nombre de sujets que nous avons récemment discutés, que ce soit immédiatement en rapport avec Montréal ou alors de façon tout à fait indirecte. Mon adhérence à vos conclusions est sérieuse, quoique je doive limiter le rapport accablant que vous faites sur la curiosité, encore que je veuille moins le critiquer qu’en souligner un paradoxe étonnant. Il est sûr que ce bistrot antillais est une pure merveille, situé sur Saint-Denis, ce qui est en soi comparable à la situation d’une verrue sur la peau parfaite d’une actrice de cinéma. La verrue, sur Saint-Denis, n’a rien à faire, et pourtant elle s’est développée, elle a grossi, et elle a même pris confiance. Si l’on peut ainsi consommer des nourritures fameuses et des alcools inventifs dans cette taverne d’outre-mer, on peut encore dénicher sur Saint-Denis des caves de culture comme cette petite librairie indépendante où je suis passé distiller quelques ouvrages. Si j’ai repéré les formes généreuses de la libraire, j’ai aussi noté sa compétence, et je fis preuve d’une attention de contenance en donnant à ce lieu des références européennes qui ne sont pas sans rapport avec les domaines que feu mon ami étudiait, ni même avec ceux desquels j’ai été le familier. C’est pour moi l’antidote de Montréal que sa faculté d’introduire des verrues dans les espaces trop perfectionnées où une chirurgie esthétique se dispute avec une résistance intrinsèque. Cet affrontement silencieux entre l’ostensible et le didactique me réjouit, et il ne faut guère mentir en disant qu’un nouvel alliage nous permet facilement de mettre une fille-minishort dans notre lit, à savoir le cumul des mandats : sortons habillés comme de riches professeurs et faisons preuve d’un charme poétique pour agrémenter notre vieillesse de la naïveté juvénile. Mais que voulez-vous ? C’est l’époque qui veut ça, alors je serais heureux que les jeunes filles en mal de père sortent de Saint-Denis en ayant non seulement un cavalier mais aussi la possibilité que le cavalier en question soit un enseignant de toutes les choses de la vie.


K. Bouachiche : L’architecture d’une ville est propice au développement, ou non, de sa population. Montréal, malgré un tracé très clair, manque toutefois de limpidité. Il est évident que le paradoxe que vous évoquez à travers ces lieux n’est que le résultat d’une jonction entre deux langues : le français québécois et l’anglais nord-américain. Difficile alors de se positionner sur l’un ou l’autre. On essaye constamment de faire des compromis, ce qui implique, à bas-échelle, une certaine mixité. Je connais cette ville que de façon éphémère, refusant toujours d’y résider. Le tracé très géométrique du cadastre engendre automatiquement un comportement ordonné, rangé, ce qui évince tout débordement. Or la vie ne m’intéresse que pour ses débordements, ses surplus. La sociologie n’a de sens que dans le décadrage comportemental. C’est ainsi qu’on peut analyser plus facilement les phénomènes, en extraire des conclusions, et en retirer des réflexions. Je ne trouve donc pas normal que l’on soit obligé de faire la queue pour attendre un bus. Bien sûr ce sont mes origines nord-africaines qui s’expriment ici, ma culture étant très désorientée par l’ancien colonialisme français. J’ai toutefois ressenti un certain militantisme naissant mais qui par dualisme culturel n’arrive pas à s’imposer. Je le regrette.


K. Deveureux : Il serait patent de citer la situation d’adolescence historique du Canada, sans compter que le Québec fait office d’excroissance particulière, générant de fait des possibilités de militantisme qui ne seraient pas réellement possibles en dehors de la province francophone. Malheureusement les stratégies de résistance sont en train de s’écarter du dualisme culturel qui concerne le français et l’anglais alors que, bien au contraire, je pense qu’il vaut mieux préserver le dualisme culturel car chercher à le dépasser risquerait d’absorber l’adversaire le plus faible. En tant que professeur des Universités, je suis très sensible aux programmes de l’enseignement supérieur, et j’ai plusieurs collègues de Montréal qui me tiennent au courant. La situation sociologique de la ville m’intéresse moins, vous le savez, c’est pourquoi je répète sans cesse que la philosophie a déjà gagné si elle s’impose comme un enseignement incontournable de l’Université. Militer pour une philo-thérapie ou pour une philosophie qui se voudrait accessible sans se lire ne sont que des intentions catastrophiques qui, au fond, ne réunissent que des étudiants de philosophie dans des cafés bruyants. Autrement dit je n’ai d’intérêt que pour l’organisation du monde universitaire cependant que vous affectionnez l’organisation spatiale des phénomènes sociologiques. Aussi, dans la sphère universitaire, je repère une économie des savoirs vicieuse qui se rapproche complètement de vos constatations. La dualité demeure vivace dans les universités francophones, particulièrement à l’UQÀM où les programmes tournent autour d’œuvres anglophones – les enseignements du baccalauréat étant à mon goût trop vulnérables car les professeurs de philosophie continentale ne sont pas nombreux. Il faudrait alors que les directeurs des programmes procèdent à un rééquilibrage des savoirs, quitte à sacrifier des thèmes analytiques en les soumettant aux choix des étudiants. J’entends par là qu’il serait bon de rendre optionnel le continental et l’analytique après un ou deux ans de baccalauréat. À mon avis, le choix des étudiants ne condamnerait ni l’un ni l’autre de ces aspects de la philosophie, il ne ferait qu’en souligner plusieurs désirs de se spécialiser, ce qui n’est pas exagéré une fois qu’on parvient au milieu de ses études. Selon mes collègues, et selon ce que j’ai pu relever également, trop d’étudiants nord-américains n’ont pas lu les œuvres majeures de la philosophie, se contentant de commentateurs ou de profilages épistémiques, chose inacceptable bien qu’en voie de correction. Dans les deux cas de figure, par exemple, on devrait être capable de parler de Descartes autrement que par l’intermédiaire du doute méthodique, tout comme on devrait être capable de parler de Carnap autrement que par la théorie fourre-tout des classes. Ceci augmenterait la crédibilité des professeurs du secondaire car je sais pertinemment que l’état de la philosophie dans les CÉGEP est proche de la maladie. Je ne demande donc pas à ce que l’on refasse le cadastre des programmes philosophiques en y insérant des cul-de-sac et autres diverticules, je demande à ce qu’on y rénove le macadam des premières lignes droites puis qu’on y insère deux bifurcations claires et distinctes.


K. Bouachiche : Je dirais donc que Montréal ressemble à un catalogue. Les cultures se côtoient page après page, parfois se chevauchent, mais ne se mélangent jamais. Montréal a certes une culture, cela est indéniable, néanmoins cette culture se définit par un référencement de toutes les cultures, à l’image d’un entomologiste qui collectionne les insectes tout en les classant. Il n’y a donc pas de digestion de la culture, mais cela est normal puisque nous sommes sur un continent adolescent tel que vous le disiez tout à l’heure. Il n’y a donc pas suffisamment d’ancienneté pour un véritable brassage de mœurs et de coutumes. Cette ville est par conséquent en équilibre perpétuel; elle est marquée par une volonté de basculement culturel tout en ne possédant pas assez de maturité pour assumer ce basculement. Tout est alors encore possible. Si l’on regarde le film québécois de Xavier D., jeune réalisateur de son état, on comprend parfaitement ce paradoxe. Il y a dans Les Amours Imaginaires toute l’ambivalence de Montréal. D’un côté la culture québécoise menée par Francis, de l’autre la culture canadienne menée par Marie, tous les deux s’éprenant d’un Jésus Christ de la non-culture. Ces amours fictives et furtives sont bien la preuve que Montréal attend encore le messie.


K. Deveureux : La terre de Montréal serait alors aussi bien fertile que sainte, ce à quoi je donne mon aval puisque la natalité y est omniprésente en même temps que le règne de l’enfant-roi qui ralentit plusieurs carrières. Le film de Dolan imite quelques traits européens en espérant synthétiser la dualité de Francis et Marie dans le personnage répugnant de Nicolas. Le problème étant que Nicolas est asexué, repoussant Francis de la plus minable des façons, rejetant Marie par snobisme intellectuel suranné. S’ensuit une magnifique reprise des négociations qui stipule l’éviction de Nicolas à travers le recommencement d’une dualité qui ne peut faire autrement que de se dire et se dédire. Tout Montréal est là : on bascule sans tomber, on aime le vertige des attractions de La Ronde, on apprécie cette ambiance métastable où la robustesse des phénomènes dissimule un grouillement beaucoup moins orthodoxe. J’ai donc cette impression que Montréal, derrière et en-dessous de ses buildings, est faite d’un terreau christique qui attend d’être semé d’autres graines. Il faut se rendre au cimetière Côte des Neiges pour commencer à faire un détour, faute de quadrillage. Ainsi la résurrection culturelle passe à mon avis par une évidente traversée des nécropoles.


K. Bouachiche : Une naissance de la culture est ainsi nécessaire. Il faut savoir enterrer les cadavres historiques afin que ceux-ci servent de fumier à la future plante qui saura s’épanouir. Cette plante ne contiendra ni le sang bleu du Québec, ni le sang rouge du Canada, mais plutôt un sang blanc demandant une inscription de couleur. Le messie ne viendra pas, il ne faut compter que sur sa propre capacité de se réinventer. Montréal est donc une page blanche, libre, détachée de tout préjugé; il n’y a plus qu’à remplir cette jolie feuille de dessins humoristiques, cyniques, militants et de strophes imaginatives, sensibles, désordonnées. Montréal sera alors une capitale culturelle si elle arrive à repenser son cadastre. Je prédis un bel avenir à ses citoyens qui verront naître incessamment sous peu de grands penseurs. Ces derniers commencent en revanche à être visibles. Leur apparition est difficile car l’expression choisie est peu commune, elle prête souvent à rire. Il s’agit là du Festival Juste Pour Rire. Les humoristes seront donc la dynamo d’une prochaine révolution culturelle.


K. Deveureux : Je sais, mon cher Bouachiche, que vous partez de ce principe que l’Université est dépassée, que les penseurs de l’avenir seront cultivés dans les rues. Je suis d’accord à ceci près qu’il me semble fondamental que l’Université ne fasse que jouer son rôle, à savoir son rôle de diffusion d’une connaissance universelle. Le décalage de la rue et de l’élite est probablement dû au fait que l’Université a maladroitement tenté d’investir le domaine public sans nécessairement penser à autre chose que sa propre publicité. On sait qu’en démocratie participative ceux qui s’expriment dans les réunions publiques sont ceux qui sont très souvent les plus diplômés, les autres n’osant pas prendre la parole. Vous connaissez d’ailleurs mon esprit métaphysique qui ne peut pas accorder à la théorie du mélange une quelconque vérité dans la mesure où j’ai la conviction que mélanger revient uniquement à faire prédominer une saveur sur une autre. On a bien essayé de me faire aller à la campagne lorsque je travaillais à l’École Normale, on sait comment cela s’est terminé. L’Université fait erreur en allant quémander de la reconnaissance. Elle ne redeviendra Université que lorsqu’elle aura donné aux différents publics des raisons nécessaires et suffisantes de la fréquenter. Montréal réussit passablement cette prouesse en proposant des cours nocturnes. Mon intime conviction est que les habitants de l’Université construiront de la pensée quand ils seront dans la disposition de penser à autre chose que l’Université en réintégrant la rue. L’idée du maître et de ses disciples est trop tangible lors des manifestations publiques où l’on patiente pour une conférence ou pour un café de philosophie – que je déteste par-dessus tout. En d’autres termes, on ne réussira de la pensée urbaine qu’en abandonnant la dialectique de la dissertation au profit d’une pensée active. Je veux signifier par l’activité de la pensée quelque chose qui ne relève pas nécessairement des livres mais qui correspondrait plutôt à une performance artistique. On peut faire connaître Socrate en déambulant sur Sainte-Catherine en toge, suivi d’un copain déguisé en Simmias, d’un autre en Phédon, et encore d’un autre en Criton.


K. Bouachiche : Vous avez raison, cher collègue, de rappeler une de mes croyances fondamentales qui est celle de penser qu’une guerre des cultures ne pourra passer que par la rue. En me retirant de l’enseignement, c’est le regard condescendant du savoir que je récuse. L’Université peut être le théâtre d’un renouveau si elle n’écoute pas les faits de population. Je prône donc une culture plus qu’urbaine, je prône un savoir des égouts. Il est temps de faire remonter la fange que l’on a depuis tant d’années ensevelie à l’instar du compost. La destruction organique est source de vie et de savoir. Cher collègue, je vous conseille alors de vous asseoir sur un banc et d’écouter ce qui se passe autour de vous. Certes vous n’entendrez que des discussions stériles sur la maternité, l’éducation des enfants, les problèmes de couple, mais au-delà de ça, cela vous permettra de comprendre comment répandre votre savoir si universitaire. C’est la raison pour laquelle choisir les humoristes comme vecteur potentiel du savoir s’avère être une position plus que payante. Les humoristes ont la faculté de vous faire avaler n’importe quel discours sans que vous ne puissiez en débattre. Il faut donc savoir utiliser des armes qui n’en ont pas l’air pour pouvoir éventuellement guerroyer. Je ne considère pas que l’Université doive descendre dans la rue, je pense par contre que celle-ci doit s’inspirer des codes urbains pour pouvoir enseigner. Je n’utiliserai pas le déguisement de la toge pour parler de Socrate mais plutôt une imitation vocale de Socrate, permettant ainsi de diffuser son discours à un plus large public. De la sorte, si je vois une nouvelle Agora, c’est celle du marché couvert à Jean-Talon.

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