samedi 3 juillet 2010

Conversations (2) : scarifications publicitaires.


K. Bouachiche : Je suis perplexe quant à l’utilisation abusive de clips vidéo vantant les mérites de quelques produits inutiles. Cette pollution visuelle m’irrite le nerf optique et titille mon organe de réflexion. Je comprends donc aisément pourquoi le Nouveau Continent reste en état végétatif plutôt que de plonger dans la mélasse humaine au sein de quartiers comme Rosemont. La curiosité se perd dans les méandres tue-mouches que représente la télévision.


K. Deveureux : Il semble que la télévision soit, à échelle humaine, un produit comparable aux insecticides. La ruche humaine, qui se prétend de plus en plus souvent niche écologique, s’asphyxie elle-même par une surconsommation narcoleptique de publicités douteuses. La population d’Amérique du Nord, confrontée à un envahissement publicitaire quasi permanent, s’endort elle-même dans une sorte d’euthanasie collective consentie. Quelque chose comme les élections, par exemple, doit être questionné sous deux angles : qu’est-ce qu’une politique sponsorisée par la publicité des plus grandes firmes d’une part, et d’autre part qu’est-ce que suivre une soirée électorale quand celle-ci est entrecoupée de messages subliminaux où les problèmes du social et de l’économie se confondent avec les intentions commerciales de Cialis ou des trempettes Philadelphia ?


K. Bouachiche : Nous sommes donc bien nécrosés, les spots publicitaires agissant telles des métastases offensives, ce qui nous révèle un manque d’ambition sociale et culturelle. Pourquoi prétendre à une vie de connaissance quand je peux simplement être socialement reconnu avec une Rolex ? Le système de consommation nous laisse entrevoir, par ses coupures publicitaires incessantes, un monde vide dénué de toute initiative personnelle. Je pense comme je consomme.


K. Deveureux : Je verrais ici une nouvelle caractéristique de boulimie. Les images de la publicité, très intentionnelles et pourtant axées sur l’inconscient, orientent vers une boulimie objective. Si je me laisse persuader qu’un petit déjeuner en famille est mieux réussi avec tel ou tel produit, c’est non seulement que je n’ai pas d’initiative, mais c’est aussi que je n’ai pas de représentation précise de ce qu’est ma famille. La répétition des images, pour ne pas dire la redondance maladive, fonctionne comme une nourriture qui ne se digère plus. À un moment donné, l’estomac rejette la nourriture que les sucs ne peuvent plus administrer aux intestins. On appelle cela la nausée. Le cerveau est plus pervers en ce sens qu’il introjecte des quantités d’images sans que nous puissions deviner son degré de tolérance. De ce point de vue, je dirais qu’une boulimie-anorexie cérébrale remédierait au problème. Autrement dit nous devons apprendre à notre cerveau à se faire vomir, ce qui correspond ni plus ni moins à se faire violence, à refuser l’idéalisme outrecuidant de la publicité, à ne plus croire que la maison familiale est pacifique quand on signe certains contrats de confiance.


K. Bouachiche : Ce remède que vous préconisez, cher ami, est difficile à mettre en place lorsque l’assistance cérébrale de la publicité est ancrée depuis des générations. Je parlerais d’un patrimoine génétique publicitaire. En effet certaines images que nos aînés ont connues sont devenues au fil du temps des références culturelles que l’on applique dans son système de valeurs éducatives. Ainsi le petit Kévin ne se pose même plus la question de savoir ce qu’est en réalité le Coca-Cola, le Cola, il en consomme comme s’il s’agissait de légumes. Nous assistons donc à la naturalisation de produits artificiels consommables qui deviennent des sortes de concepts immuables.


K. Deveureux : L’acculturation publicitaire se change en lieux de culte. Le culturel est aussi le cultuel. Si la prière musulmane indique une orientation du geste religieux, en l’occurrence La Mecque, la publicité, dans son découpage réfléchi entre les différents canaux de diffusion, fonctionne à l’instar d’une dissémination des cultes où telle chaîne de télévision organise sa propagande pour tel public ciblé. Prenons l’exemple français de TF1, qui ressemble au réseau CBS américain, c’est une chaîne qui assouvit des fantasmes primaires. On montre aux gens des images et des situations qu’ils ne pourront jamais se payer. Mais cela leur fait plaisir de voir la richesse parce qu’ils ont le sentiment d’y toucher, ceci précisément dans la mesure où leurs cerveaux sont pré-orientés par des spots publicitaires où ils se reconnaissent en tant qu’êtres moraux, d’où la perversité du mécanisme de conditionnement. Le Coca-Cola est devenu un bien de consommation, certes, cependant il est également devenu le Bien moral. N’est pas ringard celui qui consomme du Coca en regardant TF1, mais il le deviendrait dans un autre espace de culte, c'est-à-dire en s’abonnant ou en se familiarisant à un autre canal de diffusion. Assez souvent d’ailleurs, c’est moins une identité morale qui est visée qu’une différence d’âge. Les tournois de golf diffusent des spots pour Cialis tandis que les diffuseurs du hockey sur glace se chargent de promouvoir les véhicules Ford familiaux : le golfeur est supposé subir des troubles érectiles à cause de son âge avancé, ce qui n’est pas le cas de l’amateur de hockey qui conjugue soirée bières/chips/cigares en supposant que sa femme le supporte encore, ce qui devra se prouver dans la couche une fois le match terminé. Ce que j’entends par tout cela, c’est que la télévision est organisée en obédiences religieuses très codifiées, et que passer de l’une à l’autre chaîne peut entraîner des conséquences aussi graves que l’abandon de son culte.


K. Bouachiche : Effectivement chaque chaîne de télévision, par sa programmation publicitaire, devient donc une religion à part entière. Mais un phénomène plus grave nous guette, plongeant le religieux dans le sectaire. Je parle évidemment de ces émissions grand public qui distillent avant chaque coupure pub un appel au vote, transformant ainsi le pratiquant en adepte. Difficile donc de s’extraire de cette condition de zombie téléphage lorsque le processus fonctionne dès l’âge de trois ans et demi. La solution reste dans une cure de désintoxication à la langue de bois proposée par un organisme français appelé Le Pavé, lequel préconise plusieurs exercices facilement reconnaissables sur leur site internet.


K. Deveureux : Ce que vous développez appelle à une grande vigilance. Quand on demande au public de voter, on lui demande de distribuer les bons points de la morale binaire du Bien ou du Mal, du Beau ou du Laid, de l’Estimable ou du Négligeable, et ainsi de suite. Ce pour quoi on vote, en l’occurrence de la matière humaine, chanteur apprenti, cuisinier ou rien du tout, exige déjà une tendance ou du moins une volonté des participants de se faire chosifier ou, pire encore, de s’improviser chosificateur. Être candidat à la télévision, c’est accepter perversement une relation sadomasochiste où le mépris et les coups sont infligés par un partenaire qui n’est pas immédiatement présent sur les lieux de la relation houleuse. Je demande ouvertement quel est le type de jouissance obtenu par ce genre de relation para-sexuelle. N’y a-t-il pas en définitive une perte des rapports sexuels dans le couple à mesure que se multiplient ces expériences de télévision ? L’asservissement à un programme est selon moi un manque à gagner dans ce que vous espériez être une sexualité équitable. Il y a évidemment une publicité équitable étant donné qu’elle nivelle à grands coups d’images les conversations qu’un couple se devrait parfois de tenir. Mais l’équité de la télévision est virtuellement dangereuse : elle propose une mer calme où les navigateurs ne sont plus capables ensuite de lire les indices de tempête.


K. Bouachiche : La télévision se définit donc comme le meilleur moyen de contraception. Je me demande pourquoi Benoît XVI n’y a pas pensé plus tôt. J’irais même plus loin : la télévision et tout ce qu’elle comporte rend stérile tout individu qui s’y perd. Maintenant l’écran de télé ou d’ordinateur est devenu le seul moyen de communication viable entre individus, provoquant ainsi la perversité poussive d’être visible et invisible simultanément. Nous ne pouvons nous affirmer ni nous accomplir dans un monde virtuel. Néanmoins le monde réel tend à disparaître par l’élargissement des moyens technologiques de communication. L’artiste Sophie Calle avait donc tout compris dès le départ. Nous ne vivons plus dans une réalité tangible, ni dans un monde irréel, mais dans un mélange hybride des deux. Il n’est donc pas étonnant de voir apparaître davantage de maladies psychiatriques qui ne sont pas détectables à même le corps.


K. Deveureux : On peut encore penser aux cancers généralisés qui associent tous les cancers et qui ne sont pas curables, ceci en plus des maladies mentales qui restent et resteront à jamais opaques en face d’une raison humaine toujours plus domptée par le produit de ses propres images – c’est l’image de l’enfant-roi qui se retourne contre ses parents et qui les tue, comme on l’a encore récemment noté au Québec, ce dont on doit se réjouir uniquement dans la notion de prise de décision. L’amertume développée souterrainement par la morale judéo-chrétienne des publicités crée à mon avis des symptômes invisibles de maladies létales. Ce ne sont pas les fruits et les légumes qui nous soigneront du cancer, c’est plutôt le fait d’aller les recueillir soi-même à la campagne, sans attendre qu’un message subliminal nous le conseille, surtout que ces messages sont en général petitement diffusés, en plein milieu d’une euphorie de consommation qui ne sait même plus que des agriculteurs plantent des graines et en retirent des nourritures terrestres comestibles. Le problème que je vois, c’est que nous ne savons plus vraiment distinguer entre le vénéneux des images et le potable des soupes de légumes.


K. Bouachiche : Il est clair que nous sommes en face d’un tournant majeur de l’humanité avec cette disparition progressive du pétrole, source de tout objet consommable; une crise alimentaire sera d’ailleurs à déplorer dans les prochaines décennies. Seuls les individus conscients d’un retour à la production locale et humaine pourront éviter ce désastre écologique et culturel. Je propose une action collective mondiale durant une journée, à savoir jeter par nos fenêtres l’objet du mal, en l’occurrence la télévision. Nous reconnaîtrons ce jour venu que l’attachement télévisuel est bien plus ancré que l’on ne l’imagine car très peu de télés joncheront nos trottoirs. Bien au contraire, seuls les cadavres de nos enfants pourriront sur le bas-côté de la route, ou dans les congélateurs, et ce dans l’indifférence la plus totale.

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