samedi 17 janvier 2009

Cavalier seul.


Monsieur Bouachiche,

La route est longue jusqu’à la terre promise de la vérité. Le désaccord vient du fait que sous des mots pourtant simples, peu de gens mettent les mêmes significations. Certains se plaisent à entretenir les controverses morales en discourant sur le bien le mal, convaincus de poursuivre une existence placée sous le sceau de l’éthique. D’autres désirent s’instituer « professeurs de vérité » et ce sont des personnalités redoutables car ils n’hésitent pas à brouiller le sens des mots pour obscurcir l’entendement des locuteurs fidèles. Au milieu de ces tumultes, vous avez les individus comme nous, c'est-à-dire les opiniâtres du bon sens. Ce n’est pas honteux de reprendre quelqu’un quand celui-ci tourne en rond dans son discours. Et je ne crois pas non plus que ce soit un crime de vouloir rétablir la justesse des opinions en montrant à quelqu’un le degré de son argumentation fallacieuse.
Toute persévérance est suspecte à partir du moment où ce n’est pas la vérité qui est visée. La vérité de l’amitié est alors bafouée dès lors qu’un membre utilise la situation amicale pour atteindre un dessein répréhensible, en l’occurrence un objectif souterrain à l’endroit duquel sévit une logique utilitariste diabolique. La majorité des relations amicales se construit autour d’un processus d’utilisation mutuelle. Depuis la nuit des temps nous entendons ce refrain : « Heureusement que je peux compter sur mes amis ». Un ami est-il un piquet orthopédique censé rétablir l’orthodoxie de l'ossature sociale quand les situations sont critiques ? A supposer que tout aille bien, avons-nous encore besoin d’un ami en vue de nous rassurer ? Que peut-on espérer une fois que le sentiment de plénitude se rencontre ? Le remplissage, le contentement, la satiété, ce sont autant de moteurs qui oeuvrent contre le dialogue et le partage. Qui est plein n’a plus de place pour loger un vide.
Au regard de cela, je trouve particulièrement ironique le fait que l’amitié se réduise à un concept d’enfance. Une fois que l’adulte quitte son passé juvénile en ouvrant la porte des voies administratives (l’obtention de la carte Vitale peut jouer un rôle là-dedans), il renie ceux qui l’ont jadis soutenu quand il élaborait maladroitement des châteaux de sable refoulant la pisse de chat. Pourtant c’était le même homme qui jouait à l’architecte des cours de récréation, heureux de ses montages ordinaires et poussant intempestivement des hurlements de joie étrangers à toute linguistique. C’est un peu comme si ses actes d’alors lui brûlaient les yeux. D’aucuns se demandent en quoi ils ont pensé que le métier d’éboueur avait une noblesse, d’autres, moins catégoriques, se souviennent qu’ils adoraient observer l’écrasement des poubelles quand celles-ci étaient jetées dans la benne. Il y a en chacun de nous un éboueur qui sommeille, prêt à monter sur le marchepied du camion, attentif aux boutons de la machine qui a pour vocation le broyage des ordures.
Cette immanence de l’éboueur est plus profonde qu’on ne croit. Devenir adulte, c’est en quelque sorte jeter ses anciennes connaissances à la décharge de la mémoire. Quand un ami fermente, il perturbe le cerveau car une indescriptible odeur de méthane provoque des migraines colossales. Faire le geste d’avouer à un vieil ami qu’on ne souhaite plus le fréquenter, cela s’apparente à l’enfouissement des déchets. Il faut oser pénétrer la décharge mémorielle et ses exhalaisons putrides. Le geste est honorable et il n’en est que plus efficace une fois que l’épreuve est achevée. L’hypocrisie, de ce point de vue, est ouvrière de persuasion. Elle favorise l’autosatisfaction, tout comme elle travaille à sélectionner ce qui mérite éventuellement un recyclage. Qu’on n’aille pourtant pas croire que le recyclage est un remède à l’exclusion ! Au contraire, celui qui réaménage ses fréquentations en façonnant des critères partiaux se fourvoie au plus haut point. C’est odieux de faire croire à quelqu’un qu’on l’aime encore parce qu’il ne fait que participer des critères qui assoient nos certitudes d’être correctement au monde. C’est la pire des exclusions que faire semblant d’accepter.
Y a-t-il dans ces conditions une amitié possible ? Qu’est-ce que nous sommes en droit d’espérer d’une société qui accentue le développement des individualités ? Les vraies amitiés se vivent donc cachés ; personne ne crie sur les toits qu’il est satisfait d’avoir des amis à moins de traverser une mauvaise passe à cause d’un encombrant tri sélectif. Nous devons protéger de la lumière artificielle l’ombre de nos intentions amicales. Entrer dans la lumière revient à se faire disséminer pour le seul plaisir d’une individualité pitoyable. L’avantage des pièces obscures, c’est qu’elles préservent des mauvaises images tout en donnant à la parole une place de choix. L’amitié n’est pas affaire de regards, elle est à mon sens une relation ambivalente où s’imbriquent le contact et l’écoute. Qui n’a qu’un droit de regard en amitié doit craindre le miroir qui lui renverra son propre regard médusant. Votre récente déception amicale n’est rien d’autre qu’une Méduse qui commence à se pétrifier d’avoir un instant imaginé qu’elle avait pétrifié les autres pour mieux les regarder, et de ce fait pour mieux les déplacer à l’instar de petits pions. A présent, c’est aux pièces noires de jouer parce que les blancs ont raté leur premier coup. Personnellement, mon cher Bouachiche, je crois que je vais sortir mon cavalier. Ensuite je penserai peut-être à attaquer de biais en me faisant passer pour un fou.

Au toujours bon plaisir de vous lire,

K. Deveureux.

Aucun commentaire: