dimanche 11 janvier 2009

Rhumatismes ontologiques ou espéranto métaphysique.


Cher ami,

Il me fait plaisir de recevoir de vos pensées en cette année qui commence. Les pauvres esprits y voient déjà l’intuition d’une épitaphe tandis que les grandes structures de l’information rédigent en avant-première les nécrologies vraisemblables. Quelle sera l’agonie de cette année ? Aura-t-on droit de nouveau à une disparition papale après quatre ans de répit ? Fera-t-on le pied de grue devant le portail d’un manoir alsacien en attendant que s’évade l’âme d’un vieil écrivain gothique ? Par esprit de contrariété, je préfère me demander si Bernadette Soubirous reviendra se matérialiser dans une grotte de Lourdes.
Toutes ces excitantes questions se disent au futur. Or vous l’avez parfaitement relevé : même si la fuite en avant se promet de fermer à jamais le rideau sur les scènes précédentes, personne ne peut intégralement justifier une action qui serait née ex nihilo. Mon propos ne souhaite pas pour autant accorder un bénéfice intellectuel aux cérémonies qui justifient le devoir de mémoire en étant accompagnées d’un orchestre guimauve. Je trouve qu’une fanfare agglutinée sur une pelouse municipale, jouant quatre notes sépulcrales en l’honneur des disparus, quelquefois transie de froid sous la pluie battante, atteint des sommets de ridicule. Regardez-les ces hommes du seul passé, non mais regardez-les ! Ce sont des vieux aux lèvres pincées d’amertume, costumés chez la friperie du coin, fiers de leur goitre et persuadés de détenir les vérités absolues sur les choses de la vie (en général ils ne supportent pas les corps étrangers et, ironie du sort, un cancer finit par les habiter). Ils parlent avec des airs péremptoires, achevant leurs phrases en mimant un air de défi à qui désirerait questionner la pertinence du propos tenu, et ce parce que le fait d’avoir fait une guerre devrait excuser d’être un abruti vétéran. Si la vieillesse est un naufrage, je le comprends allègrement par le prisme de la métamorphose du vieux con. Je n’ai vraiment pas d’autre locution pour dénommer ces personnages encombrants. De plus, je répugne les journaux qui trouvent de l’intérêt à publier des articles relatant la dégustation de la galette des rois dans un quelconque Rotary Club. Il faudrait que nous tirions de ces informations dégoûtantes la preuve d’une avancée théorique mais je ne vois pas exactement laquelle. Cela ne fait que perpétuer le non-être que vous dénoncez.
En réalité, j’aurais tendance à penser que nos attentions pour les aînés sont autant de prétextes pour nous dédouaner d’une véritable confrontation avec ce problème massif. La majorité des êtres vieillissent mal, c’est un état de fait. Le problème s’agrandit car nous considérons le prolongement de la vie non pas de facto mais de jure. Il y aurait un soi-disant droit de vie parce que notre pays n’a pas encore offert le droit de mourir. Ainsi le suicide devient un crime envers soi, la honte du village ou la peur sur la ville. Honte aux pendus anonymes ! Malheur aux intrus qui ont l’indécence de vouloir mourir en dehors de l’hôpital ! Bien mourir, c’est mourir très âgé, quitte à s’acoquiner de médicaments en torturant moralement ceux qui restent. Il est de notoriété publique de faire de l’abuelo un chantre de la mémoire – « me recuerdo un tiempo ». Oui, le papet se souvient du temps où c’était irrévocablement mieux. J’ai une sainte horreur du « c’était mieux avant ». Non pas que je veuille déraciner l’histoire, toutefois je désire lire le fruit d’une action comme la tentation d’un monisme, soit comme une solidarité du passé et du présent où les deux se répondent en s’actualisant mutuellement. Il n’y a qu’un temps qui passe et tout ce qui advient au présent est chaque fois susceptible de réveiller quelque chose qui n’a pas encore été dévoilé. La beauté de l’action, c’est qu’elle peut éventuellement faire exister ce qui n’existait pas, tout comme elle peut enfouir ce qui existe au profit de ce qui existait mais qui n’était pas tout à fait visible. La vraie mémoire, de ce point de vue, est celle qui rend visible – elle est l’envers du visible. Par conséquent, si vous analysez correctement les commémorations grandiloquentes, vous vous apercevez qu’elles jettent un voile de bonheur sur l’atrocité à dessein de ne remplir que leur contrat coutumier. Puis on nous assène le coup de grâce à faisant parler les vieillards extrémistes qui regrettent la société de consommation en trouvant des points positifs à la guerre qui, comme vous l’aurez aussi remarqué, est souvent leur guerre. Dès lors, le devoir de mémoire est rogné de tous les côtés. D’une part le passé se replie sous un drap de faux-semblants ostentatoires, et d’autre part il s’agrège de personnages irréductiblement gaulois qui ont peine à comprendre qu’un changement du monde devra nécessairement passer par une logique moniste. En d’autres termes, nous avons besoin d’assassiner le dualisme rationnel.
Par voie de conséquence, et dans le plus hilarant des paradoxes, nous ne fêtons que des souvenirs désagréables tout en infléchissant les doctrines du bonheur immédiat. Aussi, monsieur Bouachiche, si vous n’avez pas de solutions à ce non-être général, je vous propose de célébrer l’être. Un vieux crapaud s’était pris pour un génie en faisant descendre dans la rue des musiciens ratés une fois l’an. A cette initiative brouillonne j’aimerais substituer une BE PARADE dans le plus pur style heideggérien. To be or not to be, that is not the question. The question is : to be or to be, that is the answer. Et si c’est la réponse, c’est qu’elle était déjà dans la question.
Si les jeunes souffrent autant, c’est qu’ils n’ont pas encore compris qu’il est moins important d’être quelque chose que d’être. Etre à l’être renferme beaucoup plus de richesses qu’être le mari d’une femme par exemple – je vais dès après éclairer ce qui peut paraître contradictoire et, de fait, couper court à ce qui pourrait donner de l’eau aux moulins des égocentriques. En célébrant l’étance de l’être, nous pouvons être tout ce que le non-être veut faire être avant que nous ne soyons mutilés par des apparences d’être. Car être, c’est anticiper la totalité des êtres qui ne seront plus quand d’autres êtres auront cru les phagocyter. Autrement dit, il faut dès maintenant divorcer des phénomènes de mode qui ne sont que des êtres simulés. Le « Je suis » implique un rapport solidaire entre l’être qui se célèbre et l’être qui sera quand le « Je suis » deviendra un « J’étais ». Quand nous aurons assimilé la puissance exhaustive de l’être, nous aurons enfin fini de faire de nos êtres des non-êtres de tous les êtres qui ne sont pas et qui font semblant d’être. C’est pourquoi deux êtres qui s’aiment se consument s’ils disent « Je suis à cet être comme cet être est à moi ». Bien au contraire faut-il être ce que l’être est pour être tout ce qu’il y a à être. Donc deux êtres qui s’aiment doivent chaque jour célébrer la chance de faire être l’être qui les maintient êtres de conscience d’un étant qui est. Il y a donc dans « Je t’aime » une erreur d’allocution. Il faudrait dire à la place : « J’aime être quand l’être de toi aime l’être de nous qui est l’être qui reconnaît l’étance ».
Notez alors l’obscurité de nos langages. Vous rencontrez un étranger dans les rues de Gabès et celui-ci vous interpelle : « Qui êtes-vous ? » Vous répondez à cet impertinent : « Je ne suis pas car si j’étais, je serais vous et tous les autres. Je reformule donc votre question du point de vue de l’être qui est réellement : Quel être vous n’êtes pas à mes yeux quand l’être que vous êtes n’est pas ce qui est tout en étant l’être étant étance ? » Bien sûr, la particule « étant étance » se théorise ontologiquement comme suit : il s’agit de l’étantéïté ou, plus spécifiquement, l’être de l’être qui n’est que ce qu’il est en tant qu’être. Si bien que la question pourrait se contracter ainsi : « Connaissez-vous l’étantéïté de votre JE ? », voire « Etantéïtez-vous ? » Et comme la langue doit chercher à s’améliorer, c'est-à-dire à faire plus bref que la question « Qui êtes-vous ? », nous achevons de traduire cette question opaque par la clarté de la question suivante : « Téïtez-vous ? ». Faites alors le même raisonnement logique avec le « Je t’aime » et vous obtenez un formidable « T’es toi » où il faudrait rajouter un tréma sur le « e » pour sémiotiquement distinguer l’assertion d’être que suppose « Tu es toi » de la déclaration amoureuse d’un être à un être qui donnerait en dernière instance « T’ë’soi » avec élision du « t » qui se redistribue dans le « T » initial comptant double vu la reconnaissance univoque de l’étantéïté.

Bien à vous,

K. Deveureux.

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