samedi 24 janvier 2009

Maître et disciple.


Cher collègue et ami,

Des lecteurs qui sont un certain nombre pourraient penser jusqu’à présent que nous mettons peu en valeur ce qui a établi notre renommée, à savoir les méthodes scrupuleuses de la recherche ainsi qu’un degré de reconnaissance intellectuelle à travers plusieurs revues scientifiques qui enjambent la seule influence des Universités. Vous avez assurément vos lecteurs et même vos fans d’après ce qui se publie autour des interrogations sociologiques du présent. De mon côté, en philosophie, je jouis d’une notoriété indiscutable sur tout ce qui analyse maladivement les grands principes de la métaphysique. Notre mérite, autant que nos plans de carrière, reposent également sur des tentatives jamais avortées de lire le monde par l’intermédiaire d’un prisme interdisciplinaire où se chevauchent tantôt les avancées anthropologiques où vous excellez, tantôt les dépassements ontologiques où je m’efforce de répéter que l’être est malheureusement trop souvent la caution des philosophes qui n’ont rien à dire sur la réalité objective des choses qui existent. Je voudrais alors justifier ce qui pourrait passer pour de l’orgueil, voire du terrorisme intellectuel dont on nous accuse sauvagement. Je le redis sous votre contrôle, mais ceux qui se servent de nos écrits pour fonder une pensée ne sont que des jaloux qui perdent leur temps alors qu’ils pourraient améliorer leurs conditions respectives de travail en proposant des travaux novateurs. Actuellement, des entreprises privées nous allouent des fonds monétaires substantiels parce que nous vivons pleinement le métier qui est le nôtre. Il fut un temps où je devais écrire mes articles sur le même bureau qu’un collègue et, croyez-moi, une réflexion sur les catégories aristotéliciennes n’est pas de tout repos quand tout près de vous un jeune épistémologue partage une conversation téléphonique avec la femme de sa vie. La persévérance ainsi qu’une passion toujours grandie m’ont permis de m’extirper de ces guêpiers universitaires de basse renommée.
Dans le sillage d’une existence votive envers les procédures heuristiques, j’aimerais aujourd’hui vous faire partager les résultats de mes investigations concernant le cas de la sexualité de mademoiselle P. Plus particulièrement, je souhaiterais aborder le sujet de l’onanisme sans souffrir d’un langage à double sens qui détournerait le lecteur des significations réelles et profondes sur la question. Des critiques avisés écriront que l’onanisme interroge la forteresse du Moi et que ce bastion s’éprouve davantage une fois qu’il a contracté un acte de mariage (Y a-t-il une légitimité à se faire plaisir quand on a promis cet acte à la personne qui, avec nous, construit et rend possible la situation maritale aussi bien que la pratique du plaisir ?). D’autres critiques, moins rigoureux dans l’analyse, m’accuseront de masturbation intellectuelle, ce à quoi je réponds précautionneusement qu’une telle accusation ne saurait peser bien lourd dans la balance des concepts qui vont être ici développés.
Nous avons acquis précédemment que mademoiselle P. ne vivait que pour elle-même et que, tout ce qu’elle touche, elle le dévore afin de se remplir d’un élan vital qui accentue son objectif constructiviste du JE dominateur et par conséquent du JE absorbant. Ce repli sur soi produit une sédimentation néfaste de l’identité car il secoue toutes les promesses de l’intersubjectivité. Le simple fait d’être né du ventre de la mère pose déjà un problème capital dans la mesure où un sujet tel que mademoiselle P. a beaucoup de difficulté à comprendre qu’il n’est pas un sujet sui generis ou causa sui. Mademoiselle P. serait la première à affirmer « Je suis la seule substance du monde » si elle possédait un lexique métaphysique. Or, comme elle n’est en possession que d’un vocabulaire rudimentaire, elle ne peut organiser une quête de l’intelligence sémantique. Elle est comparable de ce point de vue au personnage Calliclès, probablement monté de toutes pièces par Platon. Cet homme théâtreux est le chantre de la solitude : persuadé qu’il faille libérer la puissance des passions individuelles, il serait prêt à tout manger pour ne pas que les passions deviennent des manques. Pourtant, ce dont il ne s’aperçoit pas, c’est que ses actes sont des manques répétés qui désirent toujours plus qu’ils ne pourraient avoir, d’où l’itération de ces plaisirs qui, à force de reproductions continues, en viennent à perdre leur modus operandi. Favorable au droit naturel, Calliclès se croit le digne représentant de la nature telle qu’elle serait disposée dans le repérage du cosmos. Toutefois, le cosmos grec réfère à un monde clôturé qui n’accepte aucun débordement. C’est la raison pour laquelle Calliclès apparaît finalement comme une monstruosité cosmologique en ce sens qu’il affiche une outrecuidance immodérée qui le place d’emblée hors des limites du monde connaissable. Autrement dit, tout ce qu’il est, c’est tout ce qui ne peut pas être dans le cosmos car tout ce qu’il souhaite est par nature indisponible.
Nulle intention de ma part de gaver le lecteur d’un grain philosophique, j'ai peu de reconnaissance pour les cerveaux gras. Mais si j’en appelle aux thèmes explicites de la construction du Moi, de la solitude et finalement d’une improbable capacité de vivre en communauté, c’est que j’ai relevé chez mademoiselle P. une manière de vivre qui contredit sa position recroquevillée et qui, par le fait même, rend caduques ses intentions égocentrées. Elle poursuit d’une part, et non sans une imbécile acrimonie, la culture de sa personnalité en agissant selon les seules fins qui pourront grossir ses moyens tout en se persuadant de la bonne conséquence de la finalité sélectionnée, puis d’autre part elle répudie toute manifestation de plaisir solitaire en faisant de la masturbation une « pollution de soi-même », ce que Salzmann (auteur de On the secret sin of youth et naguère auditeur du féminisme naissant) détermine dans un allemand pur par le terme de Selbstbefleckung. Kant répondra à cela par des termes non moins explicites : Selbstschängung (abus de soi-même), Selbstbetäubung (« l’abrutissement de soi-même par l’usage immodéré de boisson ou de nourriture »).
L’autorité de la prononciation germanique me semble sur ce point incontestable, de même que les implications engendrées par cet accent teutonique. En outre, la tradition morale de la pensée kantienne, replacée dans son projet de sainteté où quiconque après sa mort pourrait être en droit d’espérer la sanctification immédiate au regard de sa conduite terrestre (le santo subito de nos frères italiens), illustre merveilleusement les contradictions internes du comportement de mademoiselle P. A la fois incapable de développer une sociabilité salubre et de favoriser l’imminence d’un plaisir potentiel à l’endroit de son corps, elle prétend néanmoins bâtir son SUJET sur des fondations solidement réfléchies. Ce qui me gêne, vous l’aurez compris, c’est moins le manque ou le rejet volontaire du plaisir que cette incompatibilité entre l’acte et la pensée. Par ailleurs, le vecteur judéo-chrétien plane sur cette personne sans qu’elle ait, à ma connaissance, suivi un enseignement théologique. Cela justifie le rôle joué par la figure maternelle, laquelle s’est substituée à l’icône d’un Dieu malmené par des écrits à tendance théocide (allant en gros de Friedrich Nietzsche à Michel Onfray, ce dernier pratiquant une philosophie de comptoir au sens polysémique du terme). La mère est ici doublement problématique : elle symbolise l’irréductible figuration de l’autre étant donné qu’elle a enfanté mademoiselle P. et, plus évidemment encore, elle incarne l’archétype modal qui prohibe l’idée même de masturbation en tant que la masturbation infère une frustration qui viendrait éventuellement bouleverser les schémas existentiels fondés à partir de critères subjectifs mais paradoxalement logiques. Se masturber, dans ces conditions, revient à arraisonner la raison sous la figure diabolique de la folie. C’est l’irréversible retour des stéréotypes où toute émanation du sujet masturbatoire devient un rapporteur du mari isolé dans un couple inefficace, ou encore de la figure tutélaire de l’adolescent prisonnier de ses ardeurs et, plus généralement, du problème de la représentation d’une fin qui n’est pas objectivement présente et qui pourtant sert d’outil à l’esprit pour juxtaposer le geste de l’excitation à la pensée de l’objet stimulant façonné par l’entendement. La masturbation est de ce point de vue un excellent exercice pratique qui rend hommage à la théorie. C’est ce qui fait dire à Rémi, dans Les Invasions Barbares, qu’il a longtemps couché avec les plus belles femmes du monde, effectuant des infidélités entre Chris Evert et Françoise Hardy.
On en revient alors à ce que vous déclariez incidemment sur le compte de mademoiselle P. Elle ne peut envisager une sexualité épanouie à cause de sa méconnaissance d’elle-même. Cette méconnaissance, simultanément provoquée par l’omnipotence du gourou maternel ainsi qu’une volonté de ne pas vouloir transgresser la dogmatique judéo-chrétienne, conduisent mademoiselle P. à une sophistique existentielle tout à fait pertinente du point de vue psychopathologique : elle se destine à des actions qui ont un fondement dans un esprit qui perpétue le divorce avec le corps. Si bien qu’elle agit selon des intuitions lointaines dont les échos sont peu ou prou récupérés par le gourou, pour se redistribuer en dernière instance au sein d’une quotidienneté répétitive que j’appellerais « masturbation symbolique ». Les actes obéissent au principe mécanique d’une masturbation compulsive à ceci près qu’ils ne réfèrent à aucun plaisir. Il y a manipulation de symboles dans la mesure où rien dans un tel monde ne peut bénéficier d’une réalité objective. Tout est donc sujet à la sur-motivation d’un sujet qui agit selon des fins, soit en ignorant délibérément l’impossibilité de la finalité puisqu’une telle capacité ne revient qu’à Dieu.

Amicalement vôtre,

Konstantinos Deveureux.

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