vendredi 30 janvier 2009

Parler comme une vache espagnole.


Mon vénérable Bouachiche,

Nous avons par votre intermédiaire localisé une thèse décisive : les productions de Walt Disney procèdent à un détournement du règne animal qui, ce faisant, renversent les modalités d’existence au sein des sociétés consommatrices. A travers les scenarii de Disney, l’animal accède à tout ce que la pensée humaine lui a retranché depuis lors (raison, parole, histoire – philosophiquement parlant, l’animal devient alors logique, dialogique et mémoriel). L’ours s’extirpe de sa condition de brute épaisse pour devenir le représentant du bonheur (Baloo est une réminiscence plus ou moins convaincante de Sénèque) cependant que la hyène ne bénéficie pas de ce traitement de faveur (elle est voisine du cimetière des éléphants, donc confusion de mort et de mauvaise vie). En revanche, certaines ségrégations continuent d’exister parmi ces modèles fondateurs, et elles n’ont d’autre rôle que celui de préserver la hiérarchie des apparences. Pourquoi l’ours et pas la hyène ? Parce que l’ours, avec la rondeur de sa morphologie, est plus apte à incarner un symbole de sympathie. Ce n’est pas forcément un hasard si Walt Disney est le contemporain de la théorie gestaltiste. Dans la mesure où nous suggérons que la nature humaine est destinée à saisir le monde par des truchements géométriques, en l’occurrence par des formes prédéfinies (les Gestalts) et indépendantes d’une action de l’entendement, alors nous reconnaissons un symbole de confiance dans la rondeur par opposition à la rudesse du simple trait. En d’autres termes, la rondeur rassure parce qu’elle se rend visible tandis que la maigreur de la hyène nous rend sceptique dans sa propension à exiger de nous un effort de visibilité.
Ce que nous devons regretter, à part le fait que le décès de Walt Disney n’a malheureusement pas endigué cette ligne narrative de l’animal-roi, c’est que ces dispositions irrecevables ont donné beaucoup d’idées à ceux qui n’avaient pas encore remarqué le potentiel vendeur des animaux. Je ne vise pas le commerce des peluches car il vaut mieux être accompagné d’un ourson selon les circonstances. Cependant je ne peux définitivement plus supporter les animaux en tant que prismes d’éthique alimentaire. Si la vache se fend la poire, elle doit avoir des raisons de le faire. Selon la tripartition que j’ai établie (cf. supra), je vais décliner les suites dangereuses liées à la figure du bovin rouge et rigolard :

1. La vache riante (animal raisonnable) : sa faculté de rire signifie qu’elle reconnaît une ou plusieurs stimulations qui causent la présence du rire. Il faut pour cela que l’animal soit doué de raison, certes, et qu’il soit également supposé faire un usage très logique de la raison étant donné que le rire appelle un détournement des signes habituels (l’humour étant un travail ontologique de grande envergure car il donne à l’être des propriétés qu’il n’avait pas). Pourquoi la vache rit-elle ? Parce qu’elle comprend simultanément ce qui est matière et matière à rire, faisant la jonction entre les deux, jonction que l’on appelle aussi le sens de l’humour. La vache est par conséquent dotée d’un sixième sens ; son message possède en ce sens une légitimité communicationnelle.
2. La vache rit (animal parlant) : il se trouve que nous disons d’elle qu’elle rit en effet, c’est-à-dire qu’elle est dans la pleine effectuation d’une sonorité qui s’identifie comme rire intelligible. Ce rire est même suivi d’une expression riante, ce qui rend le son subalterne – nous pouvons de facto désigner une vache riante parce que nous repérons sur ses traits tous les indices d’un rictus joyeux. Cette assimilation humaine dérive du cadre publicitaire, si bien que le fromage vendu à cet effet sera grandement prisé par le jeune public. Ce que veulent les enfants, ce n’est plus le goût du fromage mais le fromage en tant qu’il est représenté par le rire efficient de la vache. Ici, les publicitaires s’apparentent au Prince de Machiavel car ce dernier recommandait au souverain de savoir « user de la bête » (usare la bestia). Il s’agit d’un coup de force incroyable : septième art et art de la publicité s’auto-alimentent de chimères signifiées mais insignifiantes.
3. La vache a ri (l’animal historique, historial et historicisé) : si elle a ri, c’est qu’elle le refera ultérieurement. Le rire bovin (expression de nos jours employée pour qualifier un rire ostentatoire souvent émis par une femme ronde) s’encastre désormais au milieu de la hiérarchie des rires humains. Ce rire « historique » est amalgamé comme suit : rire communicatif au sens polysémique du terme puisqu’il est rire de publicité (donc séquences du même rire avec prospective d’un effet de masse) ainsi que rire causal (nous rions de voir la vache rire car les seules vaches que nous connaissons sont enfermées derrière des clôtures électriques, bouffées par les mouches et les taons). C’est donc le paroxysme du renversement ontologique. J’ai même envie de parler de subversion ontologique tant l’animal s’est substitué à la parole humaine faite de règles syntaxiques. De plus, le schéma publicitaire, dans sa brièveté, fortifie ce nouvel usage des animaux où il n’est même plus la peine de construire des histoires à dormir debout avec des guerres intestines mettant aux prises quelques souris et quelques hommes (Bernard et Bianca II, luttant contre la braconnerie australienne). L’animal se fait excellemment histoire : il est sorti de la fiction et de la domesticité pour introduire un type de dialogue où nous avons perdu le sens de la parole.

Ainsi, comme vous l’écrivez, il y a fort à parier que ces nouveaux messages protectionnistes n’aient qu’une fonction de catalyseurs de violence. Depuis que l’animal est entré dans nos codes juridiques, des extrémistes de la nature pensent que l’homme bipède est une sous-race dont l’extermination devrait favoriser le règne animal à part entière. Ici je réfère au babouin philosophe dont la parole prophétique fait un étalage de toute sa sophistique dans Le Roi Lion. La parole est d’ailleurs juxtaposée au geste, sur fond de soleil couchant, ce qui accentue encore la symbolique de l’oracle en train de parler.
Le monde est malade d’une peste indicible et je ne suis pas sûr qu’un nouvel Œdipe viendra nous délivrer des questions paraboliques du Sphinx. Las ! Si mademoiselle P. ne se touche pas à cause de la raison suffisante exposée par les productions Disney, celle-ci oublie alors que l’animal lui-même se masturbe (nous observons le plus souvent ce phénomène lorsque les chiens se frottent le pubis ou bien lorsqu’ils miment l’accouplement sans partenaire – c’est bien la preuve qu’ils ont représentation de ce qui n’est pas présent). J’en appelle alors à la plus stricte vigilance devant ce nouvel état du monde. Nous devons commencer le rétablissement ontologique au plus vite car je constate que depuis que Dieu est mort, l’homme s’est inventé de nouvelles divinités dont les temples arborent un luxe délétère. En somme, nous devons arrêter de faucher les champs d’OGM et faire de ces priorités agricoles des priorités laïques : commençons par vandaliser les jardinières de Disneyland, ensuite nous verrons comment construire le bûcher sur lequel devra périr Mickey et toute sa ribambelle d’amis moralisateurs.

Magnanimement à vous,

Konstantinos Deveureux.

P.S : nous réserverons sur cet espace une tribune aux Gangs of Kinshasa – groupe qui mérite d’être plus amplement médiatisé. Leur nouvel opus est prévu pour cette année, il paraîtrait selon des sources intimes que l’album aurait une tendance philosophique.

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