dimanche 22 mars 2009

Trajectoires bovines.


Mon cher Pacha Bouachiche,

Vous connaissez l’affection que je retire du terme pacha, elle n’est qu’un témoignage du sentiment que je vous porte, et pas du tout cette réminiscence historique d’une époque où les hommes se prélassaient dans le pouvoir en attendant que Bagdad se construise une dignité. Comme vous le disiez fort justement pour la sociologie, la sentimentalité ou l’humanisation ne valent que pour la politesse échangée entre bons amis. Du reste, toute disposition aux menteries obséquieuses ne font que saper le propos véritablement scientifique que recherche aussi bien le sociologue que le philosophe. Mon métier consiste en un inventaire des pensées proverbiales, le vôtre en une clarification des postures subordonnées à un tiers concret ou transcendant. Mais notre objectif se croise autour de la même intention primitive : combattre la croyance à mains nues afin de territorialiser un savoir de consistance.
Sensible aux interrogations universitaires, j’ai été retourné par votre démonstration comparative. La restauration rapide est aux estomacs ce que l’Université est aux gens qui la fréquentent. On est en présence d’une double thématique où entrée/sortie se succèdent et finissent par ne plus réclamer d’ordre préétabli. Aussi, il n’est pas rare de déjà souffrir de diarrhée avant de se rendre au fast-food. Et parallèlement, l’Université n’apparaît plus comme un endroit où la sortie triomphante est une nécessité. La plupart des étudiants en ressortent les pieds devants car leurs estomacs n’ont pas été assez préparés aux nouveaux plats du jour. C’est que la différence de gastronomie est bien trop importante entre l’Université et les lycées, de même que nous pouvons le conclure de la séparation théorique entre lycées et collèges. La question de l’école primaire ne se pose pas dans la mesure où le repas le plus important correspond à l’heure du goûter, elle-même révélatrice d’un savoir primaire où le jeune enfant ne fait que goûter des échantillons de savoir dispensés par un maître de cérémonie qui a la double spécificité d’être maître et esclave. La gastronomie des savoirs est en ce sens régressive, comparable à une peau de chagrin : on commence par savourer l’aspect régional des collèges (la petitesse des établissements aidant), et graduellement on se dirige vers la nationalisation des savoirs en intégrant les lycées qui distinguent deux types de bétail :
- Le bétail de culture intensive destiné à rejoindre l’agriculture de masse caractérisée par l’Université.
- Le bétail promis au salon de l’agriculture, spécialement entraîné pour rejoindre des classes préparatoires qui s’efforcent de dissimuler l’utilisation d’OGM.

Ainsi vont les époques historiques, irréversiblement mutagènes. De notre temps, on accusait les Universités d’être enjuivées, et désormais nous avons des Universités engraissées, mugissantes et probablement vagissantes.
Saisissons alors le kairos d’expliciter le malaise des réformes de l’enseignement français dans le sillage de nos métaphores agricoles. Que veut faire le ministre ? Il aimerait domestiquer le bétail un peu plus longtemps pour éviter que celui-ci ne perde ses repères une fois sa prise en charge achevée. En revanche, le ministre oublie qu’il espère cette domestication en modifiant radicalement la nourriture des Universités. Le bétail étant un substantif des bêtes de somme, on ne peut légitimement en attendre une capacité d’adaptation et en ce sens je suis solidaire du bétail. D’autant que le ministère souhaite faire des économies de foin tout en continuant d’injecter des matières premières dans les élevages supérieurs. Et à terme, le résultat de ce remaniement ministériel doit permettre d’effectuer des transactions de bovins sans passer par la spéculation des visites médicales. Autrement dit, le bétail ayant achevé son élevage, il est fin prêt pour intégrer un abattoir sans passer par l’étape d’une cellule intermédiaire supposée fournir de la valeur ajoutée aux bestiaux. L’ultime question reviendrait à évaluer le coefficient de douleur et de mise à mort dans les différents abattoirs, ce qui bien évidemment fluctue selon les endroits. On rapporte que les abattoirs du nord recensent des animaux dépressifs et qui de ce fait meurent parfois avant d’être exécutés. Quant aux abattoirs méridionaux, on les dit appliquer un despotisme doux, bref une sorte d’euthanasie.
Quelle solution avancer devant une telle quantité de difficultés ? Je crois que nous devrions libéraliser l’élevage, ce qui veut dire que nous devrions laisser le bétail circuler. Croyez bien que je suis attristé de voir des étudiantes aux comportements de vache. Ces comportements se sont tellement généralisés qu’il n’y a plus aucune raison de spécifier ces vaches : limousines, normandes, savoyardes, elles se ressemblent et se rassemblent autour d’une commune médiocrité. Quant aux étudiants, ce sont des veaux qui se prennent pour des taureaux et qui s’évertuent à me proposer du bullshit. Mais sans doute est-ce l’oppression des méthodologies disciplinaires qui pousse le bétail à vouloir plus qu’il ne peut. En ce sens, le bétail est plein de ce qu’il ne faudrait pas et vide de ce qui lui serait le plus nécessaire. Ainsi n’a-t-il que la nourriture qu’il mérite. Je ne peux pas contacter un traiteur alors qu’un grossiste me fait des offres imbattables. Et sur ce point il ne faut pas faire de confusion : le bétail de Paris est identique au bétail de Toulouse, pas question d’approfondir les menus.
Par conséquent votre solution d’agriculture biologique implique une sélection naturelle, le biologique n’étant pas de l’ergologique. En outre, nous devons réfléchir à ce que cette sélection naturelle ne s’apparente pas aux critères discutables des grandes pensées nationalistes. Il faut donc penser un bétail à la fois esthétiquement pensable et industriellement consommable. En définitive, travaillons à calibrer le bétail pour mieux lui faire intégrer une nature qui pour le moment lui est ingrate.

Avec mon attention,

K. Deveureux

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