vendredi 26 décembre 2008

Point de fuite entre gérontocratie et pédocratie.


Mon cher Bouachiche,

La prudence est la bienvenue devant la menace d’un pouvoir gérontocratique. Les relents de la vieille Russie ne sont pas loin. Souvenez-vous de ces années 70, lorsque les têtes blanches menaient la Douma, pendues aux lèvres desséchées d’un orateur âgé succédant à d’autres orateurs du même genre. Ils ont maçonné un gouvernement dont l’idéologie prêtait à discussion. C'est-à-dire qu’il leur fallait insister sur la puissance des idées pour ne pas avoir à recourir à des actions menaçant leur endurance affaiblie. La vieillesse a la parole. Elle est sage parce qu’elle est vieille. Soit. Mais la parole est-elle sage en raison de son âge ? On a dit que l’enfant n’était pas efficace jusqu’à l’âge de raison sur lequel je reviendrai en temps utile. De plus, nous ne pouvons pas accorder le bénéfice du doute à un gouvernement qui ferait la tentative d’une pédocratie. Les enfants ne savent pas ce qu’ils font et les vieux sub-crevants ne savent plus ce qu’il faudrait faire.
La réhabilitation du philosophe-roi est souhaitable dans ce climat d’âgisme. Beaucoup de journalistes médiocres me demandent si l’âge fait le philosophe. Je réponds à ce truisme annoncé que la philosophie est une manifestation qui s’effectue dans l’âme et qui, à un certain moment de la vie, coïncide avec le savoir que l’âme peut développer en réfléchissant sur sa propre nature. Au courant de l’existence des âmes, le philosophe se dispense judicieusement d’un savoir impossible sur le monde et ses scories. Descartes le disait : l’âme est plus facile à connaître que le corps. Il disait exactement : l’âme est notior.
Votre démarche d’enquêteur fut en ce sens typiquement cartésienne. En profilant, vous n’avez pas empilé des indices « sensationnels ». Vous avez préféré démouler la configuration étrange qui donnait droit de cité à ces esprits tourmentés. Les cerveaux endommagés par la vieillesse sont très souvent porteurs d’une revanche sur la vie. L’homme qui n’a pas réussi a bien vivre désire la plupart du temps que quelqu’un s’en aille avant lui. Le sacrifice est donc une notion majeure. Heidegger rappelle dans Etre et Temps que nul ne saurait mourir à notre place, ce qui fait de nous des êtres dont la destination est essentiellement funèbre. Par conséquent le sacrifice pose la question « qui doit mourir maintenant ? » quand le choix du sacrifié est autorisé. Pourtant je ne crois pas que substituer la mort d’un individu à un autre délocalise réellement la mort de celui qui devait mourir le premier et qui, en dernier recours, a pu être sauvé par son camarade. Au final, il nous faudra bien être un jour le gisant de quelqu’un. D’ailleurs l’expression consacrée à une telle situation serait la suivante : « Il a failli mourir ». Non seulement, donc, en me dédouanant de la mort grâce au courage d’un pair, j’ai failli mourir car l’autre aurait très bien pu s’abstenir, mais j’ai aussi failli devant la mort du fait de mon incompétence à mourir. Aussi la mort me rattrape quand je crois l’avoir détournée de sa cible. Elle est même encore plus étouffante quand on l’a esquivée de justesse parce que sa réalité devient effective alors qu’auparavant elle n’avait qu’une existence tout au plus théorique dans notre entendement.
Qu’est-ce à dire pour nos milices blanches ? Qu’elles vivent comme des angoissées de la vie. L’ego du grand vieillard est titanesque. Combien de grands-pères, emportés par la croyance d’une traditionnelle autorité masculine, prennent la parole au cours des grands repas familiaux en faisant jouer leur voix parmi les glaviots d’une gorge obstruée de ces viscosités habituelles, endossant de ce fait le costume du maître de vérité ? Ils se repaissent du silence progressif à mesure qu’ils observent les regards attentifs de l’auditoire. Le raclement de gorge peut alors se faire car l’attention est désormais captivée. Puis ils reprennent de plus belle, conduits par une transe chamanique, pour nous dire en fin de compte qu’ils font semblant de connaître ce que le pire des ignorants sait déjà. Où donc est Socrate, professeur d’ignorance ? Tué par ces avocats d’un autre âge, appuyés par l’aspect officiel du tribunal.
La méthodologie d’une gérontocratie s’avère possible. Je vous en livre, selon moi, les étapes principales. 1. Faire de la vieillesse la condition d’une compassion en dépit de son caractère universel. 2. Jouer sur le grossissement de l’expérience proportionnel à l’âge. 3. Dénoncer les maladresses de la sénilité en accusant les jeunes d’égocentrisme (s'ensuit une leçon hypothético-déductive sur le principe de précaution). 4. Se regrouper tacitement en maison de repos pour reformuler la question d’une sédition par l’absurde. 5. Mourir par défaut lors des grandes chaleurs et donc faire de la saison estivale une nouvelle crainte au moins aussi inquiétante que les habituels doutes de la saison hivernale. 6. Entamer une propagande pour les saisons difficiles, en l'occurrence les saisons n'ayant pas encore une étiquette redoutable, à savoir le printemps et l’automne (solutions potentielles : suggérer le danger des allergies printanières et somatiser le symbole automnal des feuilles mortes). 7. Particulariser à satiété le phénomène de l’âgisme : insister par exemple sur l’obtention du baccalauréat par un septuagénaire ancien métallurgiste. 8. Colliger des faits disparates en les réunissant autour d’un thème fédérateur : chutes inopinées dans la rue, mortalité des indigents, publicités amorales sur les contrats obsèques = ontologie d’un malaise gérontologique. 9. Multiplier des initiatives grand public comme l'émission télévisuelle « Plus de vie » en convoquant des personnalités représentatives du milieu vétéran – Bernadette Chirac, Line Renaud, Michèle Morgan et l’incontournable Charles Aznavour pour nous pousser la chansonnette bohémienne. 10. Feindre l’espoir, l’ouverture d’esprit, et donc mieux tromper les foules en refusant de mettre le doigt sur le vrai problème de nos aînés, à savoir la dignité au moment de mourir (inutile, à cet égard, de vous dépeindre l'extrême difficulté pour les associations qui réclament un droit de mourir dignement - c'est ici, sans équivoque, l'exemple d'un dommage collatéral causé par l'oligarchie gérontologique).
Ces dix étapes sur le chemin du mourir ne sont pas gravées dans le marbre, elles peuvent se décaler à loisir dès lors qu’il est question d’y apposer une logique plus convaincante. En tout cas, je suis alarmé par cette négation de la mort et donc, nécessairement, par cette négation de la vie. Ces crapules ont d’une certaine manière condamné Iddo Jacobi à l’exil avant que votre travail empirico-sociologique ne rétablisse la vérité mutilée. C’est pourquoi je pense que Samuel Huntington a tort de nous casser les oreilles avec son concept has been de « choc des civilisations ». D’ailleurs Huntington n’est rien d’autre qu’un de ces vieillards vindicatifs qui militent pour un dernier baroud d’honneur. Mais cette volonté de faire date les empêche de voir le monde avec la sagesse cartésienne. Ceci étant, nous devons récupérer le « conflit des générations » et le réfléchir de nouveau. C’est lui, selon toute vraisemblance, qui provoque les maladies du monde contemporain.

Avec mon amitié,

K. Deveureux.

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