mercredi 31 décembre 2008

L'éternel retour du bonheur porcin.


Monsieur Khalid Bouachiche,

Revenir parmi les décombres de sa vie, projeter son regard en arrière, vers les souvenirs qui jonchent le parterre de nos actions oubliées, en fait éprouver la douleur du retour qui habite étymologiquement le sentiment de la nostalgie, c’est quelque part se réfugier au creux d’un monde où les systèmes d’autrefois sont réduits à d’incertains supports. Je n’adhère pas à la doctrine ancienne de l’éternel retour, le fameux ewige Wiederkunft de Nietzsche, pourtant repris différemment de sa traditionnelle acception antique au cours de ce grand livre qui fait de l’homme un géant de papier mâché : Ecce Homo. Voici l’homme, monsieur Bouachiche ! Le voici dans son costume de circonstance, indisposé devant la mort, prêt à tous les stratagèmes pour faire revenir le temps où la pensée du mourir n’était tout au plus qu’une paisible intuition. Adolescents nous ne pensions pas que les nécrologies puissent avoir un rapport avec nos manières de vivre. Devenus adulte, nous avons quelquefois assisté aux décès consécutifs de nos aïeux, bravant les mises en terre comme autant d’instants greffés à la continuité de l’existence. Et puis désormais lancés à pleine vitesse en direction du dernier soupir (ô soulagement !), nous voilà condamnés à ce choc frontal pendant que des millions d’enfants verront le jour en inspirant le souffle que nous aurons égaré, ce pneuma antique, sorte d’inspiration divine.
Que nous apporte la croyance en l’éternel retour ? Si tout doit se reproduire à l’identique, c’est parce que le bonheur que nous avons éventuellement approché devient parfaitement adéquat dès lors qu’on le soupçonne de devoir se réactualiser à l’infini. Le monde se reconstruisant au cours d’une nouvelle genèse, il duplique exactement ce que nous avons vécu de meilleur et, ce faisant, il détruit l’idée de disparition. Tant pis pour ceux qui auront traversé de nombreux malheurs, après tout ils l’auront bien mérité, inaptes à concevoir des architectures positives. Un nietzschéen tardif est un individu qui connaît l’intérêt du monde. Autrement dit, s’intéresser au monde, c’est d’une certaine manière opiner devant les choses en acceptant le fait que les possibilités soient de l’ordre de la finitude, et donc de l’ordre du manipulable (tel pourrait être, ce me semble, un exemple de l'amour froid). Si le monde me donne la possibilité d’instrumentaliser mon bonheur, c’est que je peux l’expérimenter à ma guise et ensuite souhaiter le recommencement de ce qui m’a autorisé à fabriquer les artefacts d’un joyeux drille.
Cependant, en dépit des pléthoriques promesses qu’une telle théorie nous laisse apercevoir entre deux brouillards d’une épaisseur traître, je me demande comment le concept de finitude parvient à s’accorder avec le concept d’éternité. En effet, si nous devons irrémédiablement nous éteindre en tant que mortels, comment se pourrait-il que nous soyons crédules à propos de ces fantasmagories d’un monde causa sui qui chaque fois nous ressusciterait selon notre bon plaisir ? Monsieur A. se prendrait-il pour Lazare de retour à la vie ? Alors dans ce cas pourquoi s’investir autant en ce qui concerne la récupération compulsive d’objets de toutes sortes, objets censés représenter les cadavres de son passé ? Il me semble que monsieur A. est un fossoyeur qui aménage un petit cimetière sous le matelas de sa couche, histoire de s’exorciser un peu de sa finitude nécessaire. Sans doute se dit-il qu’en rendant hommage aux vestiges de sa vie révolue, il conjure chaque jour un peu plus le moment où il faudra malgré tout s’absenter de ce monde en direction d’un je-ne-sais-quoi fantasmatique. Assurément, que ce soit monsieur A. ou mademoiselle P., ces gens d’une maigre culture ont une vision manichéenne de la déambulation humaine. Tant qu’il y a vie, il y a accession au bonheur. Quand la mort vient, drapée de son manteau noir et armée de son immense faucille, elle nous coupe les vivres pour nous entraîner à l’intérieur d’un monde où règnent les ténèbres. C’est une vision étroite des choses, un manichéisme obèse qui fait s’opposer maladroitement le jour et la nuit, l’ombre et la lumière, la vie et la mort.
Il faut penser plus loin et avoir à l’esprit que la mort, n’en déplaise à ceux qui s’éternisent à militer pour le bonheur artificiel et médiatique, est quelquefois l’occasion d’une délivrance pour ceux qui souffrent de vivre. Dieu a donné aux hommes la possibilité de choisir la mort au détriment d’une vie sans consistance. Ceux qui croient détenir les solutions éthiques en vue de résorber le problème de l’euthanasie sont les mêmes qui s’insurgent de la moindre douleur qui viendrait perturber le cycle de leur bonheur bouffi de faux-semblants. Je crois, de ce point de vue, qu’il est aisé de discourir à grands traits sur la douleur tant qu’on ne l’expérimente pas vraiment. Pourtant, tous ces aficionados de la morale, ils devraient prendre en compte la douleur du retour impliquée par la nostalgie. En effet, que font les nostalgiques ? Ils essaient d’abolir cet état désagréable en revenant invariablement sur le chemin de jadis, se persuadant de la sorte qu’ils sont parvenus à recréer ce qui n’avait déjà plus aucune qualité d’existence. Alors nous les voyons engloutir les madeleines, citer Proust comme des profanes, et finalement nous constatons qu’ils vomissent sur le présent en se détournant de l’avenir pour mieux se convaincre d’avoir déjà pris toutes les décisions capitales dans les premières années de leur vie ennuyeuse. Je l’ai déjà écrit : l’enfance ne sert à rien. Par conséquent je trouve que l’outrecuidance de ces adultes qui persistent à vouloir être des enfants dépasse les bornes de l’acceptable. Qu’ils cessent de vouloir mourir avec leurs théorèmes de hippies ridicules et, par-dessus le marché, qu’ils suspendent définitivement leur volonté d’imposer à ceux qui vont mourir bientôt la logique selon laquelle il serait convenable de trépasser. Qu’ils le sachent d’avance, quand monsieur Deveureux décèdera, il fera de son dernier souffle une exhalaison grimaçante afin de graver sur son visage l’apparence d’une douleur qui ne cessera de les terrifier.

Au plaisir de continuer avec vous cette correspondance au millésime suivant.
Bien à vous,

K. Deveureux.

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