mardi 9 décembre 2008

Les cogitations solidaires.


Cher monsieur Bouachiche,

Voilà donc un article qui institue une virulente critique contre une sexualité cartésienne – entendons un cartésianisme vernaculaire. L’histoire de la philosophie nous apprend que Descartes a constitué un sujet souverain. C'est-à-dire que le sujet se fait sujet en tant qu’il reconnaît en Dieu le porteur des vérités naturelles. Autrement dit le sujet se construit d’abord comme une chose qui pense (res cogitans) et, plus spécifiquement, comme une chose qui pense Dieu après avoir absorbé le doute effroyable du malin génie. De plus, Dieu est le garant de la création continuée qui nous permet de fonder notre existence. Après quoi, lorsque le mouvement ascendant s’achève non sans un soupir de soulagement, le sujet commence à redescendre parmi les choses du monde. Tel serait, très schématiquement, le mouvement des Méditations métaphysiques. Descartes esquisse en quelque sorte une pyramide où le sujet ne peut dépasser la pensée des attributs divins, sorte de sommité de l’intellection. Ces attributs infinis sont une exigence d’humilité pour nos entendements finis.
Cette sécheresse philosophique devient plus excitante quand on la mesure à votre propos. Si vous permettez, je vais moi aussi reprendre le propos cartésien en modifiant la première phrase du Discours de la méthode : « Le sexe est la chose la moins partagée du monde. » Je vous soutiens totalement dans votre démonstration et je vais m’en expliquer présentement.
Prenons l’exemple de celui (ou celle) qui ne se masturbe pas. Nous savons que l’onanisme est une éducation sentimentale primitive. Toucher son corps, c’est connaître son terrain et c’est du même coup apprendre à déminer les bombes de la frigidité. Descartes nous dirait qu’il est capital de connaître les attributs de l’étendue, en l’occurrence les qualités de notre corps. Or si je prétends être un sujet pensant aussi bien qu’un sujet existant, je dois cogiter mon corps. Dans ce que vous dénoncez comme pratiques masturbatoires hermétiques au partage (j’entends par là des séances onanistes compulsives qui ne font pas le lien entre l’âme et le corps), il n’y a en effet aucune implication spirituelle. Le geste ne se joint qu’au geste tandis que l’esprit est ostracisé du processus. En d’autres termes, une masturbation exclusivement restreinte à la géographie d’un corps machine n’est plus une masturbation, elle devient une mutilation en tant qu’elle perturbe un organe plus qu’elle ne le stimule. Notez que le verbe « se masturber » est pronominal. Par conséquent je crois qu’un acte mécanisé représente un « masturber » intransitif dont la finalité n’est de ce fait pas évaluable. Donc, quand je masturbe ma partenaire, je dois penser son corps comme je pense mon geste. Et s’il nous arrive de nous masturber ensemble, nous devons penser nos corps comme une seule et même substance qui se cogite. Derrida aurait pu prolonger le propos avec cet addendum : « L’amour est une cogitation physique et psychique. Deux corps qui cogitent sont des co-gîtes, c'est-à-dire des gîtes coexistants qui apprennent graduellement à fonder l’expérience du coït, voire du co-ïter. »
C’est bien la preuve que le dualisme cartésien a ses limites. Il me paraît impossible de mener à bien une relation sexuelle sans faire conjoindre la matière et l’esprit. Ainsi, comme vous le notez avec la perspicacité du sociologue de renommée internationale, la sexualité est d’emblée dénaturée dès qu’elle cherche à faire reposer ses actes sur un réseau d’images qui n’ont pas été cogitées par le sujet mais simplement retenues par lui. Nous avons de la sorte un théâtre des sexualités solitaires qui, même à deux, ne peuvent envisager la sexualité équitable ou encore la sexualité solidaire. Etre solidaire avec son amant, c’est être solidaire de son âme et de son corps. Toute cette théorie prend du sens lorsqu’elle invite derechef le cas de mademoiselle P. Non seulement elle ne se touche pas, mais en plus elle ignore tout de son esprit dans la mesure où elle le met entre les mains d’un Dieu maternel pas plus éclairé qu’elle. Car rappelons la pertinence de Descartes qui a su prévoir le manque à gagner d’un dualisme linéaire. Ce dernier n’a pas choisi de faire de nous des êtres aussi parfaits que Dieu car nous ne verrions alors pas l’intérêt de chercher à connaître notre monde. Et attendu que notre corps est déjà tout un monde, il serait immonde de l’imposer aux autres sans en avoir préalablement amélioré la capacité d’altruisme. D’où, sans doute, la dismorpho-phobie que vous me présentez. Ce n’est rien d’autre qu’une incapacité de dire le corps de l’autre parce que lui-même est plongé dans le mutisme. Le corps peut ainsi être très beau et ne rien dire. A l’inverse, la laideur de type asymétrique n’est pas définitive à partir du moment où l’on comprend que cette déformation ne prend naissance que dans les esprits qui ne cogitent rien. En réalité la laideur est un concept bâtard, de même que la beauté. Il ne peut y avoir qu’une cogitation des corps, sans cesse renouvelable, si bien que l’homme prétendument laid pourra toujours devenir beau et vice versa. On a tous revu les anciennes photos de classe où les « thons » se sont transformés en « soles » et où les « fauves » sont devenus des « volailles pusillanimes ». La cogitation franchit le cap en ce qu’elle identifie ce qu’un autre esprit cogite de son propre corps. Le corps propre n’est ni laid ni beau, il est un corps cogitant-cogité qui oscille entre la tentation de la laideur ou de la beauté sans jamais pouvoir s’arrêter car la cogitation n’a pas de volonté téléologique. Et l’argument du rêve me direz-vous ? Si je rêve que je suis laid ? Je réponds alors dans ce cas que nous ne cogitons pas : nous croyons que nous cogitons. Et si je rêvasse ? Je ne fais qu’un semblant de cogitation. Et si je me dis que je cogite pendant que je cogite effectivement ? Je sur-cogite, cependant je dois faire attention de ne pas prendre goût à cette cogitation supérieure (cogitatio praestans) car elle me ferait perdre les repères d’une cogitation tempérée (cogitatio temperentia). A ma charge de produire éventuellement une idéographie des différentes sortes de cogitation et ce qu’elles peuvent apporter aux sexologies défaillantes.

Bien soigneusement à vous,

K. Deveureux.

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