mercredi 3 décembre 2008

Le plaisir blessé.


Cher Khalid Bouachiche,

Votre missive est on ne peut plus sincère dans la mesure où vous acceptez de vous déshabiller existentiellement parlant. Est-ce une invitation dont vous me faites part en catimini ? J’accepte alors d’entrer dans le corps du plaisir, et plus particulièrement je me soumets à votre confessionnal sociologique. Nous n’avons que trop peu abordé ces thématiques, préoccupés toutes ces dernières années à rédiger des articles, animer des conférences, préparer des ouvrages et, en sus, dévoués à de multiples directions de thèses qui n’ont pas fait date en général. Ceci étant, je me dois avec une modestie caractéristique de tempérer votre propos. Certes nos penseurs du monde moderne reflètent une image plus ou moins avachie de la pensée, toutefois je ne me considère pas nécessairement au-dessus de ces petites tentatives, à ceci près que j’ai obtenu plus de succès au regard des Universités qui ont accepté de m’accueillir. Mettons fin à ces préliminaires et passons, si vous le voulez bien, à la praxis du plaisir.
Comme vous je ne tiens pas le sceptre de l’inceste dans mes mains. Au mieux je cherche à être compétent avec mon excroissance principielle quand je ne suis pas la victime d’autres excroissances appelées papillomavirus. Qu’est-ce à dire ? Que je soutiens le plaisir en tant qu’il n’est plus une finalité mais un moyen de recherche à part entière. Le corps humain est une carte vicieuse, voire vicelarde. Un jour vous vous imaginez avoir construit un pont pour atteindre la rive adverse, l’autre jour ce pont s’effondre. Tel est le mécanisme du plaisir : la croyance d’une route jamais stabilisée. Les raisons ne sont pas toujours si compliquées. Il arrive au corps d’être malade, ce qui institue des désagréments mortifères en ce qui concerne l’amour. Autrefois une expression était consacrée à ce phénomène : un tue l’amour. Une telle expression, n’a-t-elle en fin de compte qu’une valeur conventionnelle, entretient malgré tout ce que vous appelez « contrainte morale sociétaire ». Le grand Occident a sur ce principe bâti beaucoup de fantasmes sans contenu. On a pour ainsi dire aseptisé la relation sexuelle en lui instituant des codifications qui reposent sur le système binaire que voici : sexe performant = paradigme / sexe en berne = tue l’amour.
Très honnêtement, je ne vois pas pourquoi le phénomène du « bander mou » est devenu la hantise des hommes. Même si l’architecture devient de plus en plus phallique (ce qui est finalement paradoxal car ce sont les Chinois et les Japonais qui édifient les plus imposantes tours, eux qui, d’un point de vue scientifique, sont pourvus des pénis les moins allongés), elle ne doit pas causer des juxtapositions aussi précipitées que « bander mou = marginalisation érotique ». Car le « bander mou » est très souvent le charme des premières fois hésitantes où la verge, se faisant un sang d’encre, est comme la victime d’une tachycardie qui obstrue le « bander ferme ». Un même raisonnement, c'est-à-dire un mauvais raisonnement, irait jusqu’à dire que nous avons toutes les chances de réussir l’acte sexuel au sommet d’une tour. Et si j’habite à la campagne ? Si je souffre de la pression atmosphérique ?
Je déplore grandement, à la lumière de ces distinctions, les émissions ludiques sur le sexe. On voudrait apprendre aux adolescents comment faire avec le corps de l’autre. Ce n’est qu’une désinfection supplémentaire de l’acte, une vaccination contre la spontanéité. Ce que j’ai envie de dire, c’est « Allez-y ! », confrontez-vous au corps de votre partenaire en lui demandant par le geste et la parole comment l’appréhender. Le sexe est en ce sens une phénoménologie du plaisir. Il n’y a de sexe abordable que dans la mesure où ce sexe, dans la pratique, ne saura jamais comment épuiser les accès au plaisir. Un plaisir qui s’épuise devient un plaisir attendu. Cela fait que j’ai beaucoup de mal à croire au lieu du COUPLE. Naturellement nous pouvons renouveler le plaisir, cependant je ne juge pas favorablement les méthodes de changement qui vont jusqu’à dire que la présence d’un tiers quelconque est un remède à la lassitude amoureuse. Ce n’est pas parce que votre partenaire tiendra un concombre dans sa main droite que vous aurez réformé le plaisir. Mieux vaut être franc et passer des accords.
Cette perspective de l’accord est rarement soldée par une satisfaction. Vous l’écriviez silencieusement : il n’y a de paradigme amoureux que pour les partenaires qui ont justement cassé le paradigme tel qu’il est entendu par l’opinion. S’il y a des limites à l’exploration sexuelle, elles n’ont de rapport qu’avec la relation en tant qu’elle ne doit être comparée qu’à elle-même. L’entente du corps n’est pas qu’une entente réduite aux modélisations diverses, elle est entente totale. Si ma partenaire est malade, soit s’il lui arrive d’expulser autre chose que du plaisir, je l’accepterai parce que j’aurai signé un contrat avec elle. En outre, si je suis un quinquagénaire qui butine à sa guise, c’est que je n’ai pas encore su signer un contrat à durée indéterminée. En d’autres mots, je suis responsable de mes actes et j’ai la volonté de croire que c’est la même chose pour les différentes femmes que je vois. Si j’accusais un tel ou un tel, je ne serais rien d’autre que ces hommes qui se consolent avec des impératifs catégoriques a posteriori.

Somatiquement vôtre, vous qui faites du corps une œuvre d’art. Sachez aussi que je partage vos sentiments sur la sénescence car demain je prends un an. Je sais donc ce que sont les territoires quand nous n’avons plus d’armée pour les défendre. D’autres les conquièrent et nos armistices n’ont plus que nous pour les signer.

Votre ami,
K. Deveureux.

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