mardi 2 décembre 2008

Etre seul, c'est encore tout un monde.


Mon cher collègue,

Sur la base d’un registre philosophique, il m’est très difficile d’aborder un sujet aussi tabou que celui de l’inceste. Alors devrais-je quelques instants laisser la philosophie de côté et me concentrer sur la matière évidente du problème : la relation incestueuse des égoïstes. Ces gens-là, parce qu’ils n’ont d’autre raison que la leur, imperméable à tout échange et donc ruinant une jolie notion comme l’intersubjectivité, ne vivent que pour leur voracité du monde. C’est une attitude déroutante qu’il ne faudrait pas confondre avec un désir implicite de se fondre dans le monde. Ils se situent à l’opposé de cet altruisme sous-jacent. Le monde qu’ils habitent est un monde qu’ils dévorent – ce qui, soit dit en passant, se redistribue pendant leurs accouplements. Ce sont pour ainsi dire des carnassiers de l’être ou encore des ontophages si je puis m’autoriser ce néologisme. Jadis Ulysse fit la rencontre d’un autre genre de gastronomes en la personne des Lotophages, et cette rencontre me paraît beaucoup plus riche de sens même si elle a beaucoup vécu depuis. Par ailleurs, il serait logiquement impossible de rencontrer un ogre des essences puisqu’il nous croquerait tout de suite, sans nous laisser l’opportunité de placer un mot. Faut-il effectuer un parallèle avec la ruse d’Ulysse lorsque ce dernier est contraint de tromper le cyclope ? L’affamé des autres est-il si égocentrique qu’il ne peut lui-même concevoir deux yeux qui se répondraient en parfaite adéquation ? Ainsi l’œil unique du cyclope, anatomiquement dessiné au milieu d’un front désert, ne représente-t-il pas la meilleure allégorie de cet égoïste détestable qui ne supporterait aucune présence dédoublée en lui-même ? Ce sont donc des amputés du corps et de la raison. Ce sont des unités disloquées qui n’ont même pas conscience d’être démultipliées dans la laideur, ce contraire qu'ils redoutent...
Continuant sur ma lancée, je vais de nouveau aborder le cas psychiatrique de mademoiselle P. Nous avons là un spécimen parfait pour notre sujet. Parce que cette jeune femme est une sorte de réincarnation du cyclope, son comportement devient très intéressant car il est fabuleusement inséré dans nos sociétés contemporaines. Mademoiselle P. a souffert et souffre toujours de cette boulimie rédhibitoire que j’expliquais tout à l’heure. Incapable de sortir de son être, elle fait de tous les êtres autant de réceptacles pour son bien-être. Et ce quitte à produire quelques injustices ici ou là. Sa notion du Juste s’en trouve par conséquent galvaudée. Certes elle possède quelque chose comme un tribunal de la raison, toutefois ce tribunal n’a aucune valeur étant donné que personne ne peut siéger dans son jury. Elle se fraye alors des passages secrets, traverse des portes dont elle est la seule à posséder les clés, et de surcroît elle les referme à peine les a-t-elle franchies. Ce qu’elle ne comprend pas, c’est qu’un tel cheminement lui empêche toute relation quelle qu’elle soit. Disons qu’elle est pire que celui qui rêve : elle rêve debout qu’elle a des relations alors qu’elle est déjà prisonnière de sa propre cellule artificielle. Des hommes qu’elle rencontrera, ils ne vaudront pas mieux que des tapis orientaux, simples objets décoratifs. Son amour est le prolongement d’un acte décoratoire : si le salon de sa raison est bleu, il lui faudra assortir les murs avec une présence blanche. Eventuellement cela créera un blanc-bleu synonyme d’évasion, couleurs de l’océan et du ciel, autant de promesses pour croire s’échapper de son caveau toujours plus profondément creusé. Cependant, ce qu’elle n’a décidément pas en tête, c’est que le ciel de l’océan n’est pas continuellement de la même couleur. Parfois un orage survient, là-bas surgit un aigle noir, et plus rien n’a de sens que ce qui est en train de se passer. D’où ses déceptions, ses brefs retour à la réalité tangible des êtres. Hélas cela ne lui suffit pas ! Elle répète les mêmes choses, ignorant tout sinon l’aspect de son salon, ce qui prouve malheureusement son état d'abrutie. Même moi, pourtant assez reconnu pour les activités de l’esprit, je n’ai su lui faire entendre une autre raison. Elle déteste les bigarrures et ma cabane du pêcheur avait donc trop de couleurs.
Ceci ne répond pas encore à la question incestueuse. J’y viens. Tout le mystère de mademoiselle P. est qu’elle accepte de se réguler sur les décisions de sa mère. Vous voyez dès à présent toute la contradiction qui transpire de cette jeune femme. Je ne crois pas qu’elles ont des relations sexuelles mais c’est tout comme. C’est même pire car le sexe, la plupart du temps, est l’apanage d’un petit plaisir qui ne mange pas de pain. Ici l’inceste transcende le rapport que vous lui donniez dans votre courrier. Il s’agit d’un inceste de l’esprit : deux narcisses peuvent de ce fait s’entendre et se voir, mais toujours selon un œil et une oreille. Les deux finissent par s’abolir mutuellement. Sortis de cette relation, ils seraient comme des aveugles ayant recouvré la vue. Or le cyclope détesterait perdre son œil exclusif ! Alors ils entretiennent ces rapports bizarroïdes pendant que le monde, ne leur en déplaise, tourne et se retourne malgré eux. Et un beau jour, car ces personnes n’ont peur que s’absenter de leur vie, elles finiront sur une pierre tombale où l’entreprise des pompes funèbres, en dépit de toutes les solutions qui pourraient pallier à ce problème, aura taillé dans la pierre deux noms, deux identités distinctes. Le cyclope sera enfin un homme : son œil coupé en deux deviendra un regard… Et que verra-t-il ? D’autres pierres tombales, d’autres anciennes présences et avec un peu de malice, peut-être, ils verront des êtres qu’ils auront mal digérés et qui d’outre-tombe leur signifieront que l’existence est éminemment subjectiviste.

Avec mon affection distinguée,
K. Deveureux.

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