lundi 29 décembre 2008

Le teint cadavérique de la vie.


Professeur Bouachiche, cher ami,

Ne vous faites aucune question alarmiste sur mon état de santé, tout va pour le mieux. Un récent bilan sanguin m’a rassuré sur les maladies vénériennes – nous ne sommes jamais trop à l’abri d’une étudiante malintentionnée qui, pour se venger d’un semestre catastrophique, se fabriquerait une personnalité de séductrice intéressée par les dialogues philosophiques. J’ai appris, non sans vigueur, à me protéger de ces incursions hypocrites. A ce propos, la mascarade de mademoiselle P. n’aura duré que dix-huit jours. Je me disais bien que ses motivations étaient un peu trop grandes pour un si petit esprit. Cela a fini par déborder.
Permettez-moi de juguler ce préambule avec ce que vous écriviez concernant votre collègue de travail qui a rendu l’âme en Roumanie. Je crois percevoir entre votre ami défunte et mademoiselle P. des points communs patents. L’une faisait semblant de faire de la sociologie alors qu’elle était en réalité maîtresse en égologie, l’autre prétend contribuer à une science de l’éducation tout en étant incapable de transmettre. Ces deux femmes, pourtant à mille lieues l’une de l’autre maintenant, ne connaissent pas la fonctionnalité d’un principe transitif. Elles jouent pour leur propre compte, et donc elles rendent intransitif tout ce qui entre en contact avec leur être. C'est-à-dire qu’il est impossible de fonder une communication quelle qu’elle soit avec des personnalités pareilles. Comme l’une est décédée, nous dirons qu’elle a rejoint son lieu naturel. Quant à l’autre, elle est, je le rappelle, culturellement suicidée malgré l’aspect vivant de son enveloppe biologique.
Pourquoi est-ce que je m’acharne sur mademoiselle P. ? Tout bonnement parce qu’elle a une sainte horreur de la mort et de tous ses avatars. Elle anticipe la mort faute de participer à la vie sociale. Donc elle se donne des prétextes de vie, des échéances ménagères, voire une série de devoirs conjugaux relativement comique dans la mesure où tout doit être intransitif. Elle ne fait pas l’amour, elle s’essuie sur le tapis qui accepte ce rôle si pratique. Par ailleurs, entre vous et moi, lorsque j’ai eu à gesticuler lors de ces devoirs conjugaux au printemps dernier, je n’ai pu prolonger la tapisserie qu’elle était en train de coudre. J’ai rapidement défait les liens principaux de l’ouvrage et je n’ai même pas eu la courtoisie de lui raconter le mythe de Pénélope. Toujours est-il que je ne désirais pas pénétrer dans la peau d’Ulysse ! L’interminable voyage est encore plus souhaitable qu’une escale définitive en Ithaque, surtout quand la ville de l’enfance se trouve être souillée par la présence d’une épouse irresponsable et profondément vide. Aussi, ma Pénélope, je ne la connais qu’à travers les hexamètres homériques.
Tout ceci nous confirme que les hommes n’ont jamais réellement appris à mourir, si bien qu’ils n’ont jamais compris ce que c’est que vivre. Mademoiselle P. survit à ses fantasmes en répétant misérablement les erreurs du Bunker (à ma connaissance elle n'a pas suivi vos cours bien qu'elle m'ait parlé incidemment d'un intérêt pour un UFR de sociologie basé en Afrique du Nord et dirigé, je cite, par un "ponte" - depuis lors, elle a dû relever que vous faisiez partie de mes amis et son opinion pontificale à votre sujet en a été très certainement altérée). Elle recommence ce qui n’a pas fonctionné car tout était individuellement décidé et, vous en avez l’intuition, ce qu’elle a décidé doit représenter la solution vraie. Il y a en revanche un vice de forme : bien qu’elle se glorifie de faire des choix définitifs qui prouvent néanmoins leur faiblesse une fois que l’action est achevée dans le temps, elle trouve quand même le moyen de rejeter plusieurs accusations sur autrui. Dans cette perspective, elle pointe un doigt incisif sur Dieu en lui proférant : « Nous mourons à cause de Toi ! » (traduisez par : JE meurs par ta faute). Elle infère que Dieu existe en lui disant qu’il a mal fait son travail. Cette vacuité est risible mais elle est aussi dangereuse. Disons que mademoiselle P., dans ces conditions, ne se prépare pas à la lecture des grands textes formateurs. On a pu reprocher à Descartes d’avoir parlé d’un Dieu paradoxalement parfait et cependant incapable d’avoir été assez habile pour engendrer des créatures parfaites. Quel aurait été l’intérêt de mettre sur Terre un troupeau de petits dieux, tous identiques, corporellement et intellectuellement parlant ? Si Dieu nous a créés imparfaits, êtres de finitude, c’est justement pour nous aider à embrasser le monde à pleine bouche, et non pour le dévorer en risquant l’indigestion. Comprendre Dieu, c’est revenir sur Terre et s’apprêter à considérer que chaque chose est le lieu d’une vérité éternelle que l’esprit pourrait apercevoir s’il avait à chaque fois l’extrême bonté de se référer au Père de l’univers.
L’existence est de ce fait un roman infini ouvert sur des pages volantes. Ici le texte paraît clair, là-bas il est obscur, entrecoupé de blancs typographiques qui sont autant de défis à relever. La mort est l’un de ces blancs typographiques, peut-être le plus gros. Vivre humblement implique le fait d’écrire sa mort. Celui qui se refuse à la finitude mourra par surprise, fauché en plein vol. Il s’agit bien sûr du meilleur des cas. Au pire, celui qui renie l’idée du mourir et qui fait tout pour retarder cette échéance, mourra péniblement après une longue agonie qui devait de toute façon commencer dès le jour de sa naissance. La mort est consubstantielle à la vie et l’une sans l’autre est un phénomène dépourvu de logique. Mieux : c’est une contradiction ontologique que de vouloir se persuader que la vie enjambe la mort. Le berceau ne fait que devancer le tombeau. Parfois même le cercueil se charpente au cœur même du ventre maternel, accouchant d’un polype informe, masse purulente qui rappelle à la mère consternée à quel point la région de la vie est éminemment réversible.

Avec mes vœux de bonheur qui ne se dispensent pas de garder à l’esprit la présence du malheur,

Konstantinos Deveureux.

P.S : n’allez pas croire que j’ai volontairement esquivé le thème de l’éducation. Au contraire, il est si capital que la brièveté de ce courrier n’a pas trouvé judicieux d’en parler à contre-courant d’un propos qui se doit encore, manifestement, de tourner autour de la question funéraire. Je vous remercie en ce sens de faire allusion aux travaux d’Alan Ball. Nous y reviendrons assurément.

Aucun commentaire: